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vendredi 30 avril 2021

La Préparation du mariage de Jean-Benoît Puech

Éditions P.O.L
★★☆☆☆ ( quel ennui!)


Prenez un auteur : Jean-Benoît Puech, professeur d'université ( il enseigne l'histoire de la critique et de la théorie littéraire et a notamment travaillé sur « la supposition d'auteur »), donc imaginez que cet auteur souhaiterait parler de lui-même, ce qui signifierait écrire une autobiographie, mais ce même auteur douterait de la possibilité même de ce projet. Pourquoi ? me direz-vous. Eh bien parce qu'il serait intimement persuadé qu'il est impossible de dire la vérité sur soi-même (ben oui, on a plutôt tendance à vouloir faire le beau, à vouloir « s'inventer ») et puis dire « vrai » signifierait « tout dire », ce qui est matériellement impossible, enfin l'écriture apparaît comme un filtre qui modifie le réel (vous savez, les figures de style, etc…)

Bref, comme la frontière entre réalité et fiction semble bien poreuse, on peut affirmer que « la fiction est au cœur de toute entreprise biographique » (qui a dit ça ? je ne sais plus mais c'est assez juste!) Et puis, comme parler de soi, ça ne se fait pas, eh bien autant passer le micro à quelqu'un d'autre. Et c'est là que ça se complique…

Notre facétieux J.B Puech a donc eu l'idée d'inventer un écrivain : Benjamin Jordane (1947-1994) (vous noterez le jeu subtil sur les initiales BJ/JB), une espèce de double de lui-même, puis, il (J.B P) a d'abord écrit les livres (romans, notes, journaux, nouvelles...) de son écrivain imaginaire et petit à petit, tandis qu'il concevait les livres de Benjamin Jordane, il a conçu qui était Benjamin Jordane, au point de faire une biographie (fictive évidemment) de cet écrivain (qui n'existe pas), à savoir « Les préparatifs du mariage ». (Nous y sommes.) (Vous êtes toujours là?)

Cette entreprise a commencé par un texte intitulé « La Bibliothèque d'un amateur » : texte dans lequel se trouvaient des notes de lecture (celles de Benjamin J.) au sujet de livres qui n'existent pas (dans le réel). Ça devient assez vertigineux, il faut bien le dire…

Voici le projet présenté sur la 4e de couv de « La Bibliothèque d'un amateur » : il s'agit «d'études à propos de récits qui ne sont pas encore écrits. Leurs auteurs hypothétiques mettraient en scène, paradoxalement, ce qui échappe à tout public: l'art de créateurs sans œuvres, d'œuvres sans commentaires, de commentaires sans lecteurs et peut-être l'art en personne, sans créateur.»

Bref, y a plus grand monde au logis mais qu'est-ce qu'on s'amuse...

Allons, pourquoi pas ? Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela repose sur un dispositif narratif complexe et pour le moins original qui tient de la performance, de l'expérimentation littéraire, que tout cela prend appui sur une réflexion intéressante au sujet du genre même de la biographie et de l'autobiographie par la mise en évidence de « l'inévitable processus de fictionnalisation à l'œuvre dans tout récit de soi» ou bien qu'il s'agit d'une mystification littéraire voire d'une supercherie…

Alors, moi, lectrice lambda, qui débarque naïvement dans ce roman sans savoir qu'il est une partie d'un immense édifice reposant sur une vaste réflexion théorique, qu'est-ce que je lis quand je lis « La Préparation du mariage » ? Eh bien, je lis un roman des années 60, vaguement ringard, qui met en scène une bande de bourgeois désoeuvrés s'interrogeant sur la littérature, le sens de la vie, l'amour, se baladant ici et là dans différentes villes de province qui puent l'ennui, flirtant, baisant, allant au « dancing » , bref, moi, la lectrice lambda, je lis un texte qui m'apparaît suranné au possible, désuet, poussiéreux et un brin prétentieux. Je lis Gide et je m'ennuie mortellement dans ce monde antédiluvien.

Franchement, je me suis plus amusée à faire mes petites recherches sur Internet au sujet de ce faramineux projet que j'ai trouvé plutôt rigolo qu'en lisant ce texte (dont je n'ai pas achevé la lecture, d'ailleurs.) En théorie, pourquoi pas, en pratique : mais qu'est-ce que c'est chiant !!! (C'est toujours un peu comme ça, la littérature de laboratoire, seul l'auteur s'amuse follement...)

Dommage pour le plaisir de lecture. Dommage pour le lecteur. Dommage pour moi.



 

dimanche 25 avril 2021

Freshkills Recycler la terre de Lucie Taïeb

Éditions La Contre-Allée
★★★★★

C'est en lisant « Outremonde» de Don DeLillo que Lucie Taïeb, maître de conférences en études germaniques à Rennes, découvre Fresh Kills et s'intéresse à la représentation et la place des déchets dans nos sociétés contemporaines.

Fresh Kills, sur l'île de Staten Island à New York, a hébergé la plus grande décharge à ciel ouvert du monde de 1948 à 2001, visible depuis l'espace comme la muraille de Chine : 29 000 tonnes de déchets par jour pendant 50 ans. Une réouverture au moment des attentats du World Trade Center : où mettre les tonnes de gravats et de poussière «auxquelles se mêlent les restes des victimes» sinon, là-bas ?

Sur place, l'odeur est insupportable : entre le supermarché et la voiture, les gens courent un mouchoir sur le nez. Le taux d'hydrogène sulfuré dans l'air (vous savez, l'odeur d'oeuf pourri) est tel qu'il pourrait entraîner des maladies ou la mort. Bref, la situation est cauchemardesque et le site ferme donc. Quid des déchets ? Ils déménagent, en Caroline du Sud.

Les anciennes déchetteries transformées en parcs sont nombreuses : Central Park, les Buttes-Chaumont et le Parc Montsouris pour Paris, la Colline aux oiseaux pour la ville de Caen et tant d'autres…

Autant de cadavres dans le placard…

Et pourtant comme l'écrit DeLillo : «Rien n'est plus invisible que ce qui s'offre au regard de tous.» Parce que, oui, bien sûr, ces amoncellements d'ordures ont été joliment recouverts et transformés en parcs où tout est très bien pensé, bien réinvesti, un modèle en matière écologique... 

À défaut d'aller voir ce qu'ils ont fait de Fresh Kills (devenu Freshkills Park -ah, le rôle essentiel de la com' !), je suis allée arpenter la Colline aux oiseaux près de chez moi (ce charmant nom très poétique vient du fait que les ordures attiraient les mouettes très voraces…) Au printemps, c'est joli, très fleuri, les gens se promènent, pique-niquent, les enfants jouent. On entend des rires. Tout est propre, bien aménagé… On sent la volonté de se rattraper d'une certaine façon : partout des poubelles à tri, des panneaux qui montrent ce qu'était ce lieu avant, une coupe de terrain où l'on voit ce qui se cache sous les plates-bandes fleuries, une « maison positive » qui est un lieu d'accueil pédagogique. J'ai senti une certaine honnêteté dans tout ça, ici les choses sont dites. Mais comment va-t-on transformer Fresh Kills, à quoi va ressembler le plus grand parc new-yorkais à son ouverture en 2036 ? Oublie-t-on le passé ? Comment vit-on en sachant ce qu'il y a eu avant, ce qu'il y a au-dessous, caché, soustrait à la vue, invibilisé ? Est-il possible de faire comme si on ne savait pas ? Présence en profondeur, absence en surface. Ne vit-on qu'en surface ? Comment ça se passe dans nos têtes quand on fait en sorte de ne vivre qu'en surface ?

Quand je pose la question à mes enfants qui ne connaissent Caen que depuis qu'ils sont étudiants, ils ne voient pas le problème. Ils aiment aller marcher, se promener, courir sur la Colline aux oiseaux. Ils disent que je cherche la petite bête, que c'est une belle réhabilitation et que c'est bien là l'essentiel, non ? J'aimerais avoir leur légèreté, leur insouciance, cette capacité qu'ils ont à ne rien voir et qui frôle parfois l'inconscience. Je les fais suer quand je leur exprime mon inquiétude, quand je leur dis que je n'ai pas pu aimer La Colline aux oiseaux, que, malgré les belles plantations et l'abondance de la végétation, je n'y ai vu qu'artifice et camouflage, leurre et illusion. Non, je n'ai pas pu aimer La Colline aux oiseaux et le pire dans tout ça, c'est que cette impression, ce malaise qui s'est emparé de moi tandis que j'arpentais ce parc, eh bien, tout cela s'est comme déversé sur la ville tout entière où je suis allée faire quelques courses ensuite. Pourtant j'aime Caen, mais ce jour-là, je n'ai eu qu'une hâte : repartir dans ma campagne, pour qu'elle me console du faux, de l'illusion, du mensonge. J'avais l'impression, comme le dit l'autrice, de vivre « dans un semblant de monde, dans des villes souillées de sang, de cendres, des villes qui puent la mort sous leurs pelouses artificielles, leurs espaces végétalisés, qui puent la destruction et la souffrance, le double langage et l'aveuglement

Je ne vous cache pas que ce livre m'a beaucoup touchée et qu'il n'a fait que renforcer l'impression que j'ai que l'on va dans le mur : tout le monde veut profiter (et quand le déconfinement va avoir lieu, je crains le déchaînement des passions qui va forcément se traduire par une consommation excessive.) Les gens vont vouloir oublier et je les comprends. Or, notre planète ne peut plus, au moment même où chacun veut consommer plus de viande, acheter plus de vêtements, voir plus de pays. Il faut être sage pour résister à tout cela. Et nous ne le sommes pas (et peut-être même le sommes-nous de moins en moins…) Et puis, notre économie va avoir besoin d'un vrai coup de fouet, il faut que l'indice de confiance reparte à la hausse, que les gens travaillent et donc que l'on consomme. Cercle infernal. Comment en sortir ? Est-ce possible sans revoir en profondeur nos modes de vie ? Qui est prêt à le faire ?

Bon, mes inquiétudes et mes interrogations m'ont un peu éloignée de ce retour de lecture, mais pas tant que ça finalement. Il faut lire ce texte de Lucie Taïeb parce qu'il est porteur d'un message essentiel mais aussi parce qu'il est littérairement beau, puissant, envoûtant. On vit avec, on le porte en soi et pour longtemps, je pense…

Je n'aime pas dire « incontournable » mais là je le dis quand même.

                                                                  



 

mercredi 14 avril 2021

Les Grandes occasions d'Alexandra Matine

Éditions Les Avrils
★★☆☆☆

Si « l'intrigue » est pour vous essentielle dans un roman, alors attendez un peu pour lire cette chronique…

Pour les autres, allons-y :

Esther attend ses quatre enfants et leur famille pour un repas qu'elle veut « rassembleur ». Comme souvent, la jalousie des uns, l'égoïsme des autres, l'éloignement du troisième et l'indifférence du benjamin entraînent inévitablement tensions, aigreurs, rancoeurs : bref, on n'a plus envie de se voir, de s'entendre, de se supporter et on est ENFIN dispensés de le faire ! Les rencontres s'espacent petit à petit. Seule la mère rêve encore aux réunions d'autrefois, il y a si longtemps. Esther a donc tout arrangé pour que la table soit belle, le repas parfait, que l'harmonie revienne enfin et elle attend maintenant avec impatience l'arrivée des enfants…

Le thème avait tout pour m'intéresser mais hélas, la construction narrative m'a semblé trop attendue : le premier enfant ne vient pas, le second non plus… On se doute très vite de ce qui va se passer ensuite !

Par ailleurs, le portrait de chacun des enfants apparaît de façon un peu mécanique : le premier appelle, il ne vient pas et ZOUP, l'autrice en profite pour le décrire, de l'enfance à l'âge adulte, même chose pour le second etc, etc. L'ensemble manque un peu d'audace, de légèreté, d'originalité… Cette structure un peu rigide et trop systématique aurait mérité d'être cassée et assouplie.

Et puisque, que «sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur», je vais encore ajouter deux remarques pas très sympathiques : l'écriture, dans l'air du temps, phrases courtes et nominales de préférence, j'en ai marre.

J'en ai marre aussi de ces portraits de femmes qui déambulent dans Paris la tête en l'air, heureuses de se sentir libres et qui pleurnichent après parce qu'elles ont des enfants et qu'elles ne peuvent plus s'adonner à leurs délicieuses errances. Franchement, je ne vois pas comment ça peut être autrement. Tout le monde sait que c'est chiant les mômes, qu'on s'en prend pour un bout de temps et qu'un jour, ils vont partir. C'est triste mais c'est comme ça. Faut juste réfléchir intensément avant de les faire.

(J'en profite pour préciser aux quatre miens - qui de toute façon ne lisent jamais ce que j'écris - que je les autorise à ne pas venir me voir s'ils n'en ont pas envie... Je pleurerai juste toute l'après-midi…)

Enfin, vous connaissez ma sainte horreur des clichés… Alors, la belle Esther qui rencontre le beau Lawrence en pantalon blanc, «professeur de littérature en Angleterre»… j'ai eu un peu de mal... (j'adore la précision qui suit et qui est à hurler de rire : « Pas à Londres. Ailleurs. Une petite ville.» On sent que l'autrice se dit « faut pas que j'en fasse trop quand même!) Et Esther de se pavaner nue à ses côté (ah oui, j'ai oublié de vous dire qu'ils ont acheté - Esther et son mari médecin - une maison secondaire : «Ils ont trouvé une grande maison dans le sud, sur la Côte d'Azur. Sur une falaise.» La suite est pas mal non plus : «Les murs sont rose pâle. Les volets sont de ce turquoise des villas de Provence. Il y a une grande terrasse qui se jette dans le maquis et disparaît sous les buissons de romarin qui embaument l'air et les murs jusqu'aux draps dans les chambres.»

No comment.

Pas un coup de coeur donc.


 

lundi 12 avril 2021

Je suis une fille sans histoire d'Alice Zeniter

Éditions L'Arche
★★★★★

Honnêtement, des histoires, qu'est-ce qu'on nous en a raconté ! On nous a même dit qu'elles étaient vraies, que c'était de l'Histoire, des Sciences même, qu'il allait falloir apprendre tout ça par coeur…

Et aucun d'entre nous n'aurait pensé à contester !

Tiens, prenons l'exemple de l'homme des cavernes : vlà l'beau mâle poilu, musclé, la lance au poing qui part chasser le mammouth pendant que madame-la-fragile cueille gentiment des chanterelles et des pissenlits… Avouez, vous y avez cru, vous aussi, hein ! Ben, c'est pas vrai, on s'est fait berner, on nous a raconté des balivernes. Vous me direz, ça ne va pas nous empêcher de dormir. Non peut-être, mais n'empêche que depuis le temps qu'on nous raconte ces histoires, elles ont eu le temps de nous façonner le cerveau ! On s'est habitué à l'idée que le rôle de l'homme est de s'activer, d'agir, de faire, tandis que les femmes, comme elles courent un peu moins vite et qu'elles ont peur de tout, il vaut mieux qu'elles ne s'éloignent pas trop du logis (et dire qu'on finira par les appeler des « femmes d'intérieur »).

Ces fadaises se sont même emparées de nos récits : celui d'une cueillette n'entraînant pas forcément un nombre incalculable de péripéties, il n'y a pas de place pour les filles dans nos histoires. En revanche, chasser le mammouth, waouh, c'est balèze, il y a de l'action, de la tension, on ne s'ennuie pas : « Une bonne histoire, aujourd'hui encore, c'est souvent l'histoire d'un mec qui fait des trucs. Et si ça peut être un peu violent, si ça peut inclure de la viande, une carabine et des lances, c'est mieux. »

On comprend alors pourquoi les personnages principaux sont essentiellement des hommes. Les femmes sont là pour le décor. Elles attendent patiemment le retour du héros : Ulysse se bat et Pénélope tisse.

Du test de Bechdel (permettant de mettre en évidence l'inégalité des sexes dans les récits) au schéma narratif (la notion de « péripétie » réservant la part belle au masculin), des affirmations « de dicto » que l'on avale tout cru (nos plus grandes certitudes sont en effet fondées sur un empilement de récits non vérifiables) à la notion de « machine affectante» (le pouvoir des médias impose un « récit dominant » qui va toucher et par là-même manipuler les esprits), Alice Zeniter montre comment se fabriquent les récits et analyse dans un essai vivant et plein d'humour les pouvoirs de la fiction.

Ça réveille, ça secoue… une vraie bouffée d'air frais ! Une chose est sûre : si nous changeons nos récits, peut-être changerons-nous aussi notre vision du monde et donc nos comportements.

Comme je suis lasse de ce monde ancien !


 

dimanche 11 avril 2021

La Demoiselle à coeur ouvert de Lise Charles

Éditions P.O.L
★★★★★

♥♥ NE PASSEZ SURTOUT PAS À CÔTÉ DE CE ROMAN DÉLECTABLE, DRÔLE, PLEIN D'ESPRIT, DE FANTAISIE ET DE SUSPENSE… C'est mon COUP DE COEUR du moment (et ce sera bientôt LE VÔTRE !) ♥♥

Voilà, au moins l'essentiel est dit !

Continuons maintenant tranquillement...

« Allons allons, Livia, reprends-toi, ça commence »… Non, vous n'êtes ni chez Marivaux ni chez Musset, quoique… Livia échange par mail avec un écrivain quadragénaire à succès : Octave Milton dit Ottavio, son ancien ami, un garçon peu inspiré et un brin velléitaire. Celui-ci lui explique qu'il va tenter de devenir pensionnaire à la villa Médicis (où a résidé l'autrice pour écrire ce roman…) En attendant, Ottavio doit écrire une lettre de candidature mais il a peu d'imagination et encore moins de motivation, il faut bien le dire. Livia lui suggère l'idée d'un roman épistolaire par mails qui mettrait en scène un narrateur, Pedro M. qui ferait des recherches sur son ancêtre l'architecte Borromini (la légende familiale raconte qu'en effet notre Ottavio descendrait de Borromini)… C'est nouveau, ça devrait plaire, l'encourage Livia. Il suffirait au lecteur d'acheter un mot de passe, il pourrait suivre l'échange épistolaire en se connectant…

Ottavio séduit le jury… Ah, les jolies balades dans Rome qui se profilent… Il lui reste à avertir son éditeur Paul Otchakovsky-Laurens qui trouve l'idée intéressante. L'aventure commence donc : découverte du petit monde des pensionnaires et de leur art - qui semble n'en avoir que le nom ! - (c'est piquant, mordant à souhait et si drôle!), du fonctionnement de la villa Médicis, des règles qui régissent toute cette faune étrange et des cris stridents des paons « léon » « léon » « léon » qui se pavanent près de l'allée des Orangers où la directrice a planté des artichauts… Quel microcosme insolite et rocambolesque…

Livia, restée à Paris, veut des détails, Ottavio les lui envoie. Mais l'écriture de son propre roman n'avance pas : inspiration et enthousiasme s'étiolent rapidement. Pourtant, de singulières rencontres ont lieu qui pourraient donner des idées à Ottavio : par exemple, une certaine Prune Mordillac, jeune fille naïve et pleine d'admiration, sagement accompagnée de « son père âgé de soixante-quatorze ans, professeur agrégé honoraire au lycée Henri IV et sa mère, âgée de soixante-neuf ans, sans profession», qui a adoré le dernier roman d'Ottavio, aimerait le rencontrer (en présence de père et mère of course). Pourquoi refuser cette drôle d'invitation ? Tiens, s'il racontait cette rencontre et l'intitulait « Mon coeur, bref », ce serait un beau titre pour P.O.L, non ?

Il lui faut aussi écrire quelques chroniques pour les Inrocks, un mail pour maman, un autre pour le frérot. Paul Otchakovsky-Laurens doit aussi lui rendre visite…

Tout ça est bien sympathique mais le satané roman n'avance toujours pas et Ottavio résume ainsi sa situation : « C'est l'histoire d'un écrivain en mal d'inspiration, qui décide, en suivant le conseil d'une ancienne amante, d'écrire sur ses ancêtres illustres, et qui se rend compte que ce sont de gros ploucs. End of the story, je laisse tomber mon livre, et j'attends que la vie me propose de nouvelles aventures» qui vont se présenter sous la forme d'une certaine Marianne (Octave, Marianne… quand je vous parlais de Musset!) Marianne Renoir (pseudonyme de l'autrice lorsqu'elle écrit pour les jeunes), linguiste, maître de conférences à l'Université de Nantes (tiens, c'est aussi la profession de Lise Charles) qui travaille sur « les pratiques ponctuantes des écrivains contemporains en matière de discours rapporté» (sujet à coup sûr étudié par l'écrivaine!) et aimerait interroger notre Ottavio sur « l'absence de marqueur du discours rapporté dans son dernier roman». Ottavio n'en sait rien, il a écrit « instinctivement », sans trop se poser de questions. Il lui faudrait peut-être interroger Livia, elle aura bien des idées, Livia ! Elle en a toujours !

Quel plaisir de lire ce roman malicieux, érudit, passionnant, plein d'esprit et d'humour et tellement, oui, tellement original : au-delà de son petit côté protéiforme (mails, chronique de presse, article universitaire, journal intime…) et de sa réflexion centrée sur la création, le langage et le rapport étroit entre l'écriture et la vie, il joue subtilement, délicieusement, avec les mises en abyme, les effets d'écho, les registres de langue, les figures de style (ah, la métalepse!)… Jeux de masques, de rôles, de mots et de miroir, de vérité et de mensonge qui nourrissent un dispositif narratif hors pair… Tout est faux : les statues du parc de la villa Médicis, le discours que l'on produit et que l'on adapte hypocritement au destinataire que l'on cherche à séduire et à tromper. Jeu dangereux lorsqu'il s'empare du vrai… « Un drame se joue et nous n'en voyons rien » commente P.O.L au sujet d'un article d'Ottavio. Il faut toujours être prudent avec les mots, on ne sait jamais où ils mènent...

Un texte brillant qui, somme toute, à travers ruses et manipulations, intrigues et manigances, leurres, fausses pistes, s'apparente à une réécriture moderne des Liaisons dangereuses et n'est peut-être pas sans rappeler l'univers rohmérien...

Croyez-moi, il mérite VRAIMENT d'être lu...


 

jeudi 8 avril 2021

Le dernier bain de Gustave Flaubert de Régis Jauffret

Éditions du Seuil
★★★★★

Un « je », un « il », un « chutier », trois parties pour faire le tour du bonhomme. J'avoue que pour la première fois, hormis dans sa correspondance, j'ai eu vraiment l'impression de rencontrer Flaubert, le gaillard, en chair et en os… Jauffret l'incarne ici de façon saisissante même si paradoxalement, c'est un Flaubert mort qui s'adresse à nous mais comme s'il était encore vivant, aujourd'hui, ce qui lui permet d'ailleurs de commenter notre époque, d'évoquer, en jouant sur les anachronismes, les drônes, wikipédia, le sigle LGBT, de se plaindre de toutes les bêtises que les biographes ont dites à son sujet et de juger la sienne (d'époque) à l'aune de la nôtre « -Foutu voyage qui à vos yeux contemporains fait de moi une ordure.» (lors de son grand périple exotique, il eut en effet, moult relations avec des mineurs.)

Voici donc une posture énonciative somme toute assez originale s'il en est!

Flaubert apparaît tout d'abord comme un corps qui sent, souffre, désire follement… Il s'adonne à tous les plaisirs avec Du Camp, Colet et les autres. Jauffret le dit, crûment : Flaubert aime baiser, bouffer, jouir…

Il idolâtre les mots, ils le rendent fou, le détraquent, l'aliènent : «Autour de moi tout était langage», «Je souffris davantage des affres du style que de la syphilis, de la pulpite et de l'épilepsie. Une phrase disgraciée était un péché mortel que Virgile lui-même n'aurait pu me pardonner. Du temps où je vivais, mon plus mauvais souvenir était de n'avoir pu éviter un double génitif quand madame Bovary découvre dans la chambre de son veuf de mari le bouquet de fleurs d'oranger qui avait servi de bouquet de mariée à sa première femme. L'avant-veille de mon décès je m'étais demandé si je n'aurais pas mieux fait d'écrire à la place un bouquet de fleurs séchées puisque le plus souvent les fleurs séchées sont d'oranger. Cependant, s'abstenir de préciser la race des fleurs aurait pu conduire certains lecteurs à imaginer des roses, des marguerites ou des iris - autant alors cesser d'écrire et pour tuer le temps barbouiller des tableautins.» Flaubert ou les affres du style… Il saoule nuit et jour tout son entourage avec son inépuisable logorrhée et ses interminables lectures de textes. Même son chien Julio doit écouter «ses phrases bouillonnantes» «Quand j'avais écrit une page je m'allongeais auprès de lui et entreprenais ma lecture d'une voix murmurante afin de ne pas irriter ses oreilles délicates. Emporté par le rythme de ma prose je ne tardais pas à me lever, me balancer d'un pied sur l'autre comme un danseur pataud, à crier quand je tombais sur un que redondant , un couple de qui malsonnant, un et, un ou, un poncif, une couleur trop banale pour être verbalisée. Finalement je hurlais comme un damné le dernier paragraphe. - Se croyant grondé, Julio s'enfuyait.»

Tout est vivant dans ce roman, Flaubert évidemment, mais aussi ses propres personnages qui s'adressent violemment à leur concepteur : Emma lui reproche la médiocrité de son mari («Vous auriez pu au moins me donner pour époux un fonctionnaire» (quelle ambition hé hé!) et lui avoue que Léon l'a violée. Saint Antoine se sent persécuté : le texte le concernant a fait l'objet de trois versions différentes : autant de souffrances à endurer ; il croise Bouvard et Pécuchet bras dessus bras dessous dans Paris (eux ne se plaignent pas trop, tout à leurs délires!) Une fois, tandis qu'il déjeune seul à Croisset, tous les personnages débarquent et lorsque la servante Suzanne arrive avec le plat de paupiettes, ils ont disparu. «Mais seule Bovary le persécutait» Il avoue d'ailleurs qu'il aurait pu «l'inventer davantage», magnifique formule qui laisse pensif...

«On ne mêle pas impunément sa vie à la littérature» (tiens, c'est drôle, j'avais remarqué!) conclut-il accablé par ces visages qui le hantent…

J'aime aussi ces phrases précédées d'un tiret et qui viennent éclore à la surface du texte comme des bulles d'eau : «- Nous baisâmes» (ce verbe se marie tellement bien avec le passé simple...) ou bien «- Ils s'enfuirent» ou encore «- Cependant.»

Si le «chutier» (qui d'après ce que j'ai lu rassemble ce qui n'a pas été utilisé ou d'une façon un peu différente) avait été imprimé dans des caractères lisibles, j'aurais pu vous en parler, hélas, n'ayant pu le lire, je ne vous en dirai rien…

Un texte fougueux, audacieux, à la fois réaliste et plein de fantaisie, d'invention, de délires et d'obsessions, qui mêle généreusement vérité et fiction et l'on sent que Flaubert est là, dans toute sa folie, sa sensibilité, sa sensualité débridée, son ironie mordante et son désespoir absolu, il est là, intime et proche, humain et accessible, touchant et attachant. C'est délicieux, la langue danse, frétille, gambade et fait des cabrioles… Franchement, bravo !