Rechercher dans ce blog

samedi 30 octobre 2021

Chevreuse de Patrick Modiano

★★★★★
Édition Gallimard

J'ai fait une énorme bêtise, une grosse bourde, un impair irréparable…

J'ai terminé « Chevreuse » il y a cinq jours et là, maintenant, au moment de commencer ma chronique, je me rends compte que j'ai complètement oublié le sujet du livre. Et quand je dis « complètement », ce n'est pas un effet de style, ni une posture modianesque !

Pas grave, me direz-vous, et vous aurez sans doute raison. On s'en moque totalement du sujet. Ce qui compte, c'est l'atmosphère. Et dans ce 44e roman, franchement, on est servi ! J'ai lu je ne sais où que dans sa jeunesse Modiano avait été un éthéromane assidu. Je ne sais pas si ceci a à voir avec cela (attention, je plaisante, hein, j'adore Modiano, j'ai moi-même la tête comme une passoire sans jamais avoir rien consommé - enfin, pas grand-chose...), mais franchement, dans ce dernier roman, son personnage (dont j'ai oublié le nom) semble atteint d'un Alzheimer +++ qui frise quasiment la parodie, un délice!

Il erre comme un somnambule dans les rues parisiennes, se demande « jusqu'à quelle limite on peut rêver sa vie », oublie le nom des gens, les confond, compose des numéros de téléphone à la « Auteuil 15.28 » au lieu des sept chiffres attendus (se désole d'ailleurs de la disparition de l'indicatif des anciens numéros qui permettait de savoir dans quel quartier on appelait « et cela facilitait les recherches »). Dans son esprit, les événements se superposent, les lieux se mélangent ou disparaissent de l'espace, voire des cartes : « tous les points de repère s'étaient effacés avec le temps, de sorte que ces deux événements, vus de si loin, lui paraissaient simultanés, et même finissaient par se mêler l'un à l'autre, comme deux photos différentes que l'on aurait brouillées par un processus de surimpression. » Le passé revient sous forme d'éclats épars et opaques : « un détail en ramenait parfois d'autres dans sa mémoire, agglutinés au premier, comme le courant ramène des paquets d'algues en décomposition», les noms propres ont encore quelques résonances familières et lointaines, « il ne comprenait pas qui étaient exactement ces gens, et les explications de Camille manquaient de précision », les pages des agendas restent blanches, on peut téléphoner aux renseignements quand on ne sait pas, quand on ne sait plus... Les sensations sont-elles celles d'autrefois ou d'aujourd'hui ? Difficile de savoir : « Il se demandait s'il avait bien dit sur le moment : « Je n'ai jamais vu un printemps aussi beau à Paris », ou si ce n'était pas plutôt le souvenir de ce printemps-là qui lui faisait écrire ces mots aujourd'hui, cinquante ans après. Il y avait de fortes probabilités qu'il n'ait rien dit du tout. » La mémoire semble définitivement perdue, l'enfance s'estompe tout à fait : l'on atteint un degré supplémentaire dans l'oubli et la nostalgie s'empare des lieux, des êtres et des choses… Même la lumière n'a plus la même intensité…

C'est très beau, très triste aussi…

« À cette époque, il n'avait cessé de marcher à travers Paris dans une lumière qui donnait aux personnes qu'il croisait et aux rues une très vive phosphorescence. Puis, peu à peu, en vieillissant, il avait remarqué que la lumière s'était appauvrie ; elle rendait désormais aux gens et aux choses leurs vrais aspects et leurs vraies couleurs – les couleurs ternes de la vie courante. Il se disait que son attention de spectateur nocturne avait faibli elle aussi. Mais peut-être qu'après tant d'années ce monde et ces rues avaient changé au point de ne plus rien évoquer pour lui. »

Cette musique, je ne m'en lasserai jamais...


 

vendredi 29 octobre 2021

Le Voyage dans l'Est de Christine Angot

Éditions Flammarion
★★★★★

Dans un premier temps, je me suis dit que j'allais relire une fois de plus le même livre.

L'inceste, les viols du père.

Si je comprenais bien pourquoi il était impossible à l'autrice de parler d'autre chose, (« Quand vous écrivez, c'est toujours parce que vous pensez qu'il y a quelque chose qui n'est pas compris » dit-elle dans une interview récente), pour autant j'y allais un peu à contrecoeur. Je pensais bien naïvement que tout pouvait être dit, un jour, sur ce sujet. Mais j'ai senti très vite que le projet n'était plus tout à fait le même, l'angle d'attaque différait, l'approche était tout autre. Je me trouvais face à une tentative de reconstitution, à une volonté viscérale de retrouver l'ordre des choses, les mots précis, les lieux exacts, les gestes réels. Pour mieux comprendre, mieux analyser, mieux cerner. Pour que tous les événements soient sus, que rien ne glisse dans l'oubli, que rien ne risque l'effacement, l'omission, le pardon.

Les faits sont là, rappelés, restitués, redits, inlassablement : une rencontre tardive, à l'âge de treize ans, avec un père fascinant : traducteur auprès des institutions européennes, il est riche, beau, élégant, c'est un intellectuel qui parle trente langues, lit les journaux. Il sait tout, a un avis sur tout. Christine n'est rien. Sa mère n'a pas fait d'études et n'a pas beaucoup d'argent. Elle le dit à sa fille : tu tiens de lui. Et elle s'en rend compte très vite, la fille, qu'elle est comme son père, qu'ils se ressemblent. « Nous sommes proches, semblables, identiques quelquefois. » Elle l'a rencontré tard et ne veut pas le perdre une seconde fois. Risquer de vivre un second abandon : surtout pas. Dire non, ce serait prendre le risque de le décevoir, de l'attrister. Et s'il ne revenait pas ?

Le père va donc profiter de son pouvoir en exerçant pleinement sa domination. Faire « ça » avec elle, sa fille, n'est-ce pas l'exclure en tant que telle ?

Christine Angot reprend les faits, elle veut savoir, elle veut dire, encore et encore, parce qu'il manque quelques pièces au puzzle. Dire, c'est refuser de se soumettre. C'est dans l'espace de la parole, le lieu même de la littérature qu'elle pourra s'échapper, s'autoriser un espace de liberté.

Elle reprend contact avec son ancien conjoint, l'interroge. Elle se remémore ce jour où elle a voulu déposer plainte ; ce jour où on lui a dit que l'affaire se conclurait certainement par un non-lieu. Elle se souvient que ces mots « non-lieu », pour elle, n'étaient pas possibles. Elle ne pouvait pas risquer de recevoir cette réponse de la société. À l'époque, il lui aurait fallu des témoins, elle n'en avait pas. Elle a donc renoncé. Elle n'a pas pensé que cet ancien conjoint, Claude, savait : il avait entendu le père et la fille, il aurait pu parler. Pourquoi n'y a-t-elle pas pensé ? Pourquoi n'ont-ils pas pensé, tous les deux, à dire ? Sa mère aussi savait. Tout le monde savait et s'était tu dans une forme de collaboration silencieuse et passive.

Le père, dans toute son insupportable arrogance, son odieux despotisme, son orgueil démesuré lui avait conseillé de raconter : « Tu devrais écrire sur ce que tu as vécu avec moi… C'est intéressant. C'est une expérience que tout le monde ne vit pas. » Mais attendez, il va encore plus loin ce père : faisant preuve de la plus totale indécence, il lui donne des conseils de style, d'écriture : « Il faudrait que le lecteur s'interroge, qu'il se demande s'il est dans le rêve, dans la réalité, que ce soit un peu incertain, un peu à la manière de Robbe-Grillet. Tu as lu son dernier roman, « Djinn »? »

C'eût été bien commode, ce flou artistique ! Il s'agit bien plutôt maintenant de ne rien oublier, de dire, dans une langue personnelle , claire, nette, crue, une réalité violente, brutale, sordide.

La littérature comme seul espace de résistance, de lutte, comme seul lieu où vivre, où rester en vie…

Fort, très très fort.


 

mardi 26 octobre 2021

Hors gel d'Emmanuelle Salasc

★★★★★
Éditions P.O.L

Si l'on devait résumer le livre d'Emmanuelle Salasc par une figure de style, ce serait l'énumération. Oui, l'énumération de ce qui n'est plus, de ce qui est interdit, coupable, hors-la-loi. Nous sommes en 2056 et il a fallu prendre des mesures drastiques pour protéger la terre contre la folie des hommes. Parfait, me direz-vous, il était temps. De toute façon, avions-nous le choix ? Non, certainement. En tout cas, rien n'est plus possible, rien n'est plus permis. Terminée la rigolade. Une nouvelle dictature s'est imposée : l'écologie. Limite si l'on ne s'excuserait pas de vivre. Une écologie radicale qui a imposé une « morale environnementale ». Oubliez les libertés individuelles. Un bain de trop et t'es mort. Tout est réglementé. Le capitalisme a su s'emparer du mouvement, le faire sien. La belle aubaine ! Même la montagne où vit la narratrice est surveillée de près : si tu te baisses pour cueillir ou ramasser quoi que ce soit, l'amende qui te tombe dessus te calme à jamais. Big brother is watching you. « Quelle fleur, quel oisillon, quelle coquille ébréchée, quelle racine, quel rongeur, quel nid, quel vol, quel pétale, quel sabot, quel prédateur, quel regard, quelle proie, quelle brise, quel camouflage, quel souffle, quel foehn, quelle plume tombée, quel flocon, quelle pluie, quelle fonte, quelle sente, quel sentiment, quelle écorce, quel murmure, quel dérapage, quelle pierre, quel hurlement se dérobe à la surveillance, aux prévisions, à la collecte des données. »

Et puis, il y a ce glacier qui risque à tout moment de céder, emportant les gens, les bêtes, les maisons… Un danger constant, une épée de Damoclès qui pèse sur les habitants en contrebas. Un accident a déjà eu lieu, autrefois. Et ça pourrait bien se reproduire. Alors, quand l'alarme sonne, il faut tout quitter et rejoindre les points de rassemblement. « Hors gel » est l'histoire de cette montagne « qui dévisse », où tout glisse, tout dérape, tout dévale. La fonte du permafrost produit des érosions, des écroulements, des avalanches. Alors, on tente de reprendre le contrôle, de maîtriser : on encadre, on inspecte, on vérifie, on calcule, on sonde, on quadrille.

Et franchement, si c'est nécessaire, ça ne rend pas heureux.

Mais « Hors gel » raconte aussi une autre histoire, une autre menace, un autre danger qui risque à tout moment d'exploser et de détruire toute la famille : Clémence, la sœur jumelle de la narratrice, Lucie. Elle est l'insoumise, la rebelle, la terreur, la folle, celle qui part, se drogue, se prostitue même peut-être, celle que l'on tente de protéger, celle à cause de qui Lucie n'a jamais vraiment vécu. « L'enfant que je portais alors, l'enfant que je porte à vie, c'est la peur, c'est ma sœur. » Les deux sœurs ont cinquante ans maintenant, Clémence est revenue après trente ans d'absence et l'alarme qui retentit n'est peut-être pas un simple entraînement...

« Hors gel » est un texte puissant, bien noir, à la fois dystopie écologique (avec une vraie dimension scientifique) et thriller familial. Tout s'effondre, se rompt, s'écroule et ce qui survit ne semble pas en avoir envie. On peut tenter de tout maîtriser, les hommes (en les enfermant, en les enchaînant, en les fichant), la nature (en la contrôlant, en la surveillant, en la neutralisant ) mais le risque, le vrai risque peut-être, c'est de perdre la joie, la lumière, l'enchantement.

Et la poésie aussi…  


 

mercredi 6 octobre 2021

Feu de Marie Pourchet

Édition Fayard
★☆☆☆☆

Personne n'aurait parlé de ce livre-là, tout se serait bien passé.

J'aurais lu les trente premières pages, refermé le bouquin et je l'aurais revendu.

Acheté vingt balles, repris cinq, perte sèche.

Pas de chronique, évidemment. Basta.

Au lieu de ça, je l'ai terminé. Mais quelle était cette œuvre du siècle, portée aux nues, encensée par tous, le Houellebecq féminin disait-on ? D'aucuns criaient au génie, à la merveille, au chef-d'oeuvre. S'ensuivait généralement une avalanche de louanges sur l'écriture (ciselée, vive, etc etc)… Nulle part la passion amoureuse n'avait été évoquée avec autant de puissance, d'intensité. C'était fou, « Feu ». Un prodige.

Il fallait donc le terminer.

Le problème, c'est que dès le début, je n'ai rien compris. Je ne savais pas qui parlait, ni à qui, ni de quoi. Alors, évidemment, ça n'aide pas. Le pire étant les passages qui ont lieu dans une banque. Là, c'est d'un chiant absolu, la traversée du désert (un chapitre sur deux presque.)

Bon, j'ai quand même compris qu'une femme Laure (prof de fac, évidemment, elle connaît par coeur Jürgen Habermas - putain la sociologie, ça commence à me gaver ferme!) donc cette Laure aime le gars qui bosse dans la banque. Alors là, pourquoi elle l'aime, j'avoue que j'ai un peu de mal à comprendre : il est moche, maigre, maladif mais surtout très très con, pas sympa et en plus, le seul être qu'il aime, c'est son chien. Bon, c'est sûr, elle, elle fait pas beaucoup plus finaude malgré ses références à Habermas. Donc, elle l'aime, mais franchement, si c'est ça la passion ! Il est bien tiédasse ce feu! Lui, à vrai dire, on comprend pas bien ce qu'il veut, s'il veut ou pas, il hésite (il est minable et pour autant n'a rien de houellebecquien, je vous rassure, non, minable, c'est tout.) On ne ressent aucune empathie pour ce gars (ni pour l'autre gourde d'ailleurs) dont on se fout complètement parce qu'on n'y croit pas une seule seconde à ces deux marionnettes … Plus qu'à deux personnages, Laure et Clément ressemblent à deux concepts fantomatiques, au service d'une vague réflexion sociologique qui n'aboutit qu'à une fin grotesque.

Passons…

Ah si, j'oubliais, elle a une fille, cette Laure, enfin, une ado improbable au langage caricatural qui parle d' « Andromaque » comme aucun ado ne parle en réalité ! (et d'ailleurs, quel ado parle d'Andromaque ?) Franchement, j'avais l'impression de lire un chapitre des « Bolloss des belles-lettres »...

Quant à l'écriture… Une posture, une imposture ? Si on en est là… (entre nous, qu'est-ce que notre époque manque d'ambition quand même!)

Au fait, je vous ai dit que le chien du gars, il s'appelle Papa. Comme c'est rigolo.

Mouais...


 

samedi 2 octobre 2021

L'éternel fiancé d'Agnès Desarthe

Éditions de l'Olivier
★★★★★

Ça arrive une fois tous les cinq ans, tous les dix ans, parfois ça n'arrive jamais : l'impression d'être complètement en phase avec un texte, d'en saisir toutes les nuances, toutes les allusions, de se sentir absolument sur la même longueur d'onde, d'avoir fait soi-même l'expérience de ce qui est dit. Alors, un phénomène étrange a lieu, une espèce de stupéfaction teintée d'émerveillement, d'exultation et en même temps, l'émotion est telle que l'on achève la lecture à la fois empli des mots de l'autre et comme vidé de soi-même…

Singulière expérience que j'ai bien du mal à formuler en réalité...

Quoi qu'il en soit, on s'en trouve soudain réduit au silence. D'abord les mots ne viennent pas. C'est bien normal, on vient de les lire. Et l'on n'a plus qu'à se taire maintenant que tout est dit. Et puis, parler de l'oeuvre revient tellement à parler de soi que cela paraît presque impudique.

Que vais-je vous dire alors ? Par quoi commencer ? Où se cacher pour n'être pas trouvée, pas découverte, pas trahie ?

« L'éternel fiancé » commence par une déclaration d'amour : « Je t'aime parce que tu as les yeux ronds » avoue le petit Étienne à la narratrice enfant. Elle refuse ces mots. Qu'il se les garde ! Il est si laid, lui, avec ses cheveux de travers…

Et le temps passe. Les années collège, le lycée. Et Étienne que l'on recroise, qui est devenu très beau et qui a déclaré sa flamme à une autre. Étienne est pris. Pas son frère. Alors pourquoi pas son frère ? Il ressemble certainement un peu à Étienne, le frère… Peut-être pourra-t-on ainsi se rapprocher de celui qu'on a renoncé à ne plus aimer… Et la vie continue, le mariage, les enfants. Et un jour, tiens, bonjour Étienne, qu'est-ce que tu deviens ? Trente ans ont passé, on vacille, il parle, longtemps, on l'écoute raconter des choses terribles, extraordinaires et l'on se dit qu'elle est bien banale cette vie qui est la nôtre à côté de l'autre, la merveilleuse, la passionnante et folle de celui que l'on n'a jamais oublié. Que faire de mieux que de se projeter dans cette autre vie, s'absenter de soi, être double, se perdre encore un peu plus… Il y a des blancs ? Qu'à cela ne tienne… Comme une romancière, on va remplir les vides, les creux, inventer ce que l'on ne sait pas de l'autre, se créer un autre monde, une deuxième existence virtuelle, se projeter ailleurs, vivre par procuration. On y arrive bien, on est très forte dans ce domaine, c'est un peu notre spécialité de créer, d'imaginer.

« Je ne dis rien de la sensation de plus en plus présente d'avoir une double vie. Celle qui m'appartient et dans laquelle je me déplace sans joie, et l'autre dont je ne fais pas partie et qui, néanmoins, me passionne. Une vie à laquelle je ne peux rien retrancher ni ajouter, que je ne puis ni améliorer ni empirer, dont les personnages ne pensent rien de moi, dans laquelle il n'y a aucun enjeu ni aucun risque. Cette autre vie qui m'aspire et ne sera jamais ratée ni accomplie. »

Réflexion mélancolique sur le temps qui passe, sur ce qui a eu lieu ou pas, « L'éternel fiancé » m'apparaît aussi comme une métaphore de la littérature dans le sens où celle-ci, par le pouvoir des mots, de la fiction, permet d'accéder à des vies qui ne sont pas les nôtres, de les investir, de s'y voir vivre. Pourquoi se limiter à être soi quand on peut être un autre ?

« Être soi, quelle solution décevante, un résultat piteux, surtout lorsqu'on le compare à la beauté de l'équation que pose toute existence. »

La littérature pour aider à supporter…

La littérature, peut-être, pour trouver le courage…

« Le courage, me dis-je, le courage qu'il faut à chacun pour accomplir cette expérience brève et dénuée de signification, sans la possibilité de reprendre pour corriger, de faire mieux ou autrement. Le courage qu'il faut pour supporter qu'il ne reste rien. »