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mercredi 23 février 2022

Regardez-nous danser de Leïla Slimani

Éditions Gallimard
★★★★☆

 Après « Le pays des autres » qui nous avait conduits de 1946 à 1956, d’un Maroc colonial à un pays indépendant, ce 2e volet, « Regardez-nous danser » situe les événements d’avril 1968 à août 1972 et décrit un Maroc divisé et plein de contradictions entre un désir de plus en plus vif d’émancipation chez les jeunes et le régime très autoritaire d’Hassan II. En effet, les tensions sont vives, et l’écart entre les riches et les pauvres de plus en plus marqué. On sent que le Maroc de ces « années de plomb » peine à trouver sa voie après la période de protectorat : le pouvoir réprime violemment les manifestations étudiantes, le roi subit deux attentats fomentés par l’armée dont il réchappe miraculeusement et l’État va jusqu’à retransmettre à la télé les terribles exécutions de militaires.

Cependant, l’on sent que Mai 68 est passé par là : Barthes enseigne à Rabat et les hippies s’installent à Essaouira : la jeunesse rêve d’émancipation et se passionne pour l’Amérique.

Mais les mœurs évoluent bien lentement : les femmes sont toujours victimes de préjugés, la sexualité demeure un tabou. Le patriarcat et les coutumes ancestrales les empêchent d’être libres.

Quant aux Belhaj, à force de travail, ils sont devenus de très riches propriétaires terriens : leur exploitation agricole s’est modernisée et elle se porte à merveille. A la demande de Mathilde, ils ont fait creuser une piscine, symbole un peu ostentatoire de leur réussite sociale. Leur fille Aïcha poursuit ses études de médecine en Alsace et leur fils Selim a toujours une scolarité un peu chaotique. Dans ce second tome, c’est vers cette jeunesse que la caméra se déplace...

Les Belhaj, devenus des notables, sont dorénavant parfaitement intégrés à la bourgeoisie locale constituée de riches Marocains et de Français qui cachent tout leur mépris pour ceux qu’ils continuent entre eux à nommer « les bicots ».  Amine s’inquiète malgré tout pour l’avenir de son entreprise à laquelle il s’est dévoué et craint des révoltes paysannes qui risqueraient bien de teinter de rouge l’eau turquoise de sa nouvelle piscine…

Si l’on retrouve avec plaisir les personnages du « pays des autres », il m’a semblé que ce second volet manquait un peu de relief, de « grandes scènes » qui frappent l’imagination et pour lesquelles l’autrice est particulièrement douée.

Leïla Slimani parvient cependant à dresser des portraits très nuancés des personnages qui se trouvent décrits dans toutes leurs contradictions.

L’ensemble demanderait quand même à être un peu « relevé » soit par davantage d’action (c’est pourtant pas vraiment mon genre de réclamer de l’action!) ou de relief dans l’écriture. Bref, j’ai ressenti parfois un certain ennui à la lecture, qui reste très agréable mais qui manque un peu de peps.



 

jeudi 3 février 2022

Le Pain perdu d'Edith Bruck

Éditions du sous-sol
★★★★★

 Vous allez certainement trouver le rapprochement que je vais faire un peu bizarre, incongru voire totalement déplacé, mais tant pis, j’ose, parce que dans les deux cas, c’est la vie qui parle, qui palpite, l’énergie qui est là, la détermination, l’ardeur qui dominent. Est-ce parce que je venais de finir le tome 2 du journal de Deborah Levy publié aux Éditions du sous-sol ? En tout cas, j’ai eu l’impression d’un lien, étrange certes car les deux textes n’ont rien à voir, mais d’une parenté tout de même, dans le ton notamment mais aussi dans le dynamisme du récit, le recours à la puissance du détail qui en dit beaucoup, l’insatiable recherche de la liberté, la dimension féministe omniprésente… J’avais parfois l’impression étrange que c’était Deborah Levy qui témoignait de la déportation. Il y a chez ces deux femmes, au-delà de vies et d’expériences complètement différentes, des points communs dans la personnalité qui se traduisent par un style parfois assez proche: des mots directs, crus, sans métaphore et une vitalité, une volonté, une force que l’on sent dans chaque phrase. J’imagine que cet étrange rapprochement n’a pour origine qu’une forme de collision temporelle de lecture entre deux oeuvres mais en moi, ces deux femmes resteront étonnamment liées à jamais. Revenons, après cette étrange expérience, au terrible destin d’Edith Bruck. Elle naît le 3 mai 1931 dans le petit village hongrois de Tiszabercel : elle est l’aînée d’une famille pauvre de six enfants et c’est à l’âge de 13 ans, en 44, qu’elle est déportée, enfermée tout d’abord dans le ghetto de Sátoraljaújhely puis à Auschwitz où elle devient le numéro 11152.

Ce qu’elle se rappelle du jour où tous les juifs du village ont été rassemblés autour de la synagogue, ce sont les cris de sa mère qui hurlait parce que le pain allait être perdu. Ce pain qui avait gonflé et qui était prêt à cuire dès l’aube. Ces cris… (ils me rappellent ceux du boulanger d’Oradour qui se lamentait pour les mêmes raisons…) Ils me feraient pleurer ces cris d’hommes et de femmes qui n’imaginent pas une seconde ce qui va leur arriver. Terribles...

Puis le train, les wagons à bestiaux, avec un seau pour les besoins. La violence quotidienne des nazis, l’absence de nourriture et toujours les paroles tragiques de la mère : « Rappelez-vous, nous dit maman, le bien existe, les saints existent, Dieu existe... » Le discours direct, très présent dans l’oeuvre, restitue pleinement la voix des morts et il y a une sorte de décalage étrange entre ces voix vivantes qui apportent beaucoup d’énergie et de vivacité au récit et l’omniprésence de la mort. Oui, « Le Pain perdu » est un texte vivant sur la mort, un texte qui combat la mort par son énergie, sa vigueur, toute la vie dont il témoigne. Le contraste est saisissant d’autant que l’on a le sentiment au début que tout est perçu du point de vue de l’enfant qui s’attache aux plus petits détails pour tenter de comprendre ce qui a lieu. Il y a par exemple l’épisode de la Polonaise qui dit à l’enfant : «  - Viens, je vais te montrer où est ta mère ! … Tu vois cette fumée ? … Tu sens cette puanteur de chair humaine ? Ta mère était grosse ? Alors elle est devenue du savon comme la mienne. » Les camps de travail et d’extermination se succèdent : Auschwitz (où elle sera séparée de ses parents), Dachau, Kaufering, Landsberg, Bergen-Belsen, les marches forcées… La faim, les poux, le froid, les maladies, les suicides contre le fil barbelé et électrifié. Elle se retrouve seule avec une sœur aînée. Il faut tenir, lutter contre l’épuisement. « Est-ce que c’était trois mois ou trois années qui étaient passés ? Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait. » « Nous n’avions plus grand-chose d’humain. » Des hommes qu’on laisse mourir, nus, sur le sol, c’est ce que l’enfant voit. L’un deux lui souffle ces mots : « Raconte-le, on ne nous croira pas, raconte-le, si tu survis, fais-le pour nous aussi. » Jusqu’au matin où personne ne vient faire l’appel, d’autres soldats arrivent, avec d’autres uniformes. « Away, away » crient-ils effrayés par ce qu’ils découvrent. Puis, il faut tenter de retrouver les siens. Et aller quelque part. Mais où ? Comment vivre « égarées dans le monde des vivants » ? S’ensuivent une errance, une recherche de lieu où se poser pour écrire… Des tensions naissent entre les membres de la famille. L’Allemagne, la France, Israël... Edith Bruck a du caractère, elle sait ce qu’elle veut et surtout ce qu’elle ne veut pas : la collectivité, la discipline militaire par exemple. C’est l’Italie qui sera la terre d’accueil et la langue du témoignage. « Il faudrait trouver des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle. » Ce sera l’italien.

« Le pain perdu » s’achève sur une « Lettre à Dieu » extrêmement touchante : « Je T’écris à Toi qui ne liras jamais mes gribouillis, ne répondras jamais à mes questions, à mes pensées ruminées pendant toute une vie. » Insupportable silence. Immense solitude.

C’est à la fin de sa vie qu’Edith Bruck écrit ce texte : la mémoire commence à lui faire défaut et sa vue est touchée par une dégénérescence maculaire. Elle doit témoigner de « l’invraisemblable », dire ce « conte dans la forêt obscure du XXe siècle », raconter au plus vite parce qu’il y a cette « ombre » qui plane encore et toujours sur le troisième millénaire.

Un texte bouleversant.