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dimanche 15 mai 2022

Journal de nage de Chantal Thomas

Éditions du Seuil
★★★★★

 Vous n’aimez pas nager ? Passez votre chemin ! Vous n’aimez la nage qu’en piscine, allez plutôt voir du côté de Constance Debré ou de Colombe Schneck.

Vous attendez de la vie qu’elle vous invite à nager le long d’une côte magnifique qu’il vous est possible d’admirer entre deux brasses ? Vous êtes à la bonne adresse !

Vous n’imaginez pas à quel point je me suis retrouvée dans cette évocation… Je suis de ceux qui ne savent pas résister à « l’appel de l’eau.» De quoi s’agit-il ? Eh bien, c’est très simple ! Vous êtes parti pour une rando ou une visite. Donc vous n’avez pas de maillot de bain. Il fait chaud, un peu trop. Et soudain, vous vous trouvez face à une étendue d’eau (mer ou lac), vous ne savez pas y résister, vous vous mettez à moitié à poil et vous plongez. C’est ce que je nomme « l’appel de l’eau.»

Deux exemples me viennent à l’esprit : une fin d’après-midi à Genève avec ma sœur, mes nièces et des amies. On a marché toute la journée. Je n’en peux plus. Nous passons devant la Baby-plage en plein centre-ville. Le groupe continue sa progression. Je m’arrête. Je sens qu’il faut que j’y aille. Si je n’y vais pas, je le regretterai toute ma vie. Je me déshabille et me jette à l’eau, je retarde le groupe, j’ai honte, les voitures passent pas loin, les promeneurs traînent. Il n’y a plus grand monde sur cette petite plage. Je nage. C’est un délice. Je sais que ce bain restera peut-être le meilleur souvenir de mes vacances. Ce moment volé au temps, un pur plaisir, le corps qui flotte, se rafraîchit, s’étend, revit. Je vois de loin le petit groupe qui s’impatiente. Je sors, me rhabille.

Je porte en moi le bonheur de ce moment heureux.

Un autre exemple (ne vous impatientez pas, la chronique va venir…!) (enfin, peut-être)

On est à la montagne, avec ma sœur, mes nièces, mes enfants, des amies. On marche. Un lac. Pas de maillot. Des pêcheurs. On se regarde. Tous en slip et hop, dans l’eau…sous l’oeil éberlué des pêcheurs plus surpris que fâchés. J’ai entendu dire par ma sœur que c’était peut-être son plus beau souvenir des vacances…

J’ai fait un peu le même coup à St Malo, en longeant la plage du Sillon. Pas de maillot. Pas de baignade prévue. Très chaud. Hop, en slip… (je précise quand même à mes élèves qui se seraient égarés dans la lecture de cette chronique que le 16 juin, sur l’île de Tatihou, je ferai en sorte de résister…) (la vache, pourvu qu’il pleuve!!!)

Bon, alors, le « Journal de nage » ? Moi, c’est simple, j’aimerais voir le monde à travers les yeux de Chantal Thomas. Et si je pouvais en plus avoir son écriture, ce serait parfait ! Tout est douceur, beauté, sensualité… Elle décrit les bains de façon merveilleuse : sensations, couleurs, parfums, lumières, harmonie des sons, des sens… Plaisir, splendeur, émerveillement. C’est complètement magique, il suffit de se laisser porter. Le journal commence au moment du confinement. Le corps est empêché, enfermé, coincé, contraint. Les rêves, eux, sont nombreux, comme pour compenser. L’arrivée de l’été ouvre l’espace : Nice, la mer, les bains. Le corps retrouve sa liberté, les membres leurs mouvements, la vie son sens. Chantal Thomas observe le monde : là, un nageur-chanteur, ici des demeures anciennes, un cormoran, une inscription sur un vêtement… Les souvenirs de lecture surgissent au gré des vagues… Kafka, Casanova… La littérature n’est jamais loin, elle accompagne, combine les sensations, les expériences … L’autrice peut même nager à la manière d’un personnage rencontré dans une œuvre, elle nomme cela « une citation nagée ». Et c’est magnifique.

Quand je serai à la retraite (encore quelques années quand même!) (quel drôle de nom pour moi qui vois ce moment plutôt comme une ouverture au monde, à l’espace, au temps, aux gens…), je ne sais pas quels pays je visiterai. En revanche, je sais précisément où j’irai nager, les plages de juin ou de septembre en Corse, en Grèce, près de chez moi, dans la Manche (le département) où l’eau est si bonne dès le mois de mai jusqu’au mois d’octobre…

Et là, j’aurai le maillot !


 

dimanche 8 mai 2022

Le jeune homme d'Annie Ernaux

Éditions Gallimard
★★★★★

 Quand « Lire au lit » lit debout… Ah, ah, approchez que je vous raconte ma petite mésaventure. Le ridicule ne tue pas paraît-il… Samedi matin, je vais faire mes courses (j’ai une vie passionnante...) Quatre (grands) gosses = caddie, panier, sacs… Bref. Avant d’entrer dans le supermarché (avais-je déjà une petite idée en tête ?), j’oblique vers l’Espace Culturel. Le bouquin d’Annie Ernaux est là. Je l’ouvre et commence à le lire. Debout. Le problème avec un bouquin aussi court, c’est que quand t’as commencé à le lire, tu l’as déjà fini. 27 pages de texte, c’est vite lu...

Je le repose, l’air détaché, reprends mon caddie et commence à arpenter les rayons. Alors, elle rencontre un gars de 30 ans de moins qu’elle. Bon, on en a vu d’autres. (Cela dit, l’essentiel du texte ayant été écrit il y a plus de vingt ans, le sujet était peut-être à l’époque un peu tabou...) La suite est classique : l’impression de revivre sa jeunesse, de se voir donc comme elle était avant, la différence de statut social… Et puis, le regard des autres, le temps qui passe, le corps qui vieillit, la mort etc etc... Bien analysé, écriture au couteau… Du Ernaux pur jus.

J’avais préféré « Passion simple » mais pourquoi pas... Tiens un poulet pour demain, c’est pas mal. Un poulet ou une pintade ? Un truc me turlupine quand même. Je ne sais pas quoi. J’ai l’impression que je suis passée à côté d’une chose importante… Merde, j’aurais dû acheter le bouquin… Céréales, baguette… Je retournerais bien dans l’Espace Culturel relire deux trois phrases mais bon, pas le temps… Des bananes. Qu’est-ce qu’il m’a demandé Antoine déjà ? Des cordons bleus ? Est-ce qu’elle ne dit pas, à un moment, que dans cette relation, elle est un personnage de fiction ? J’ai bien lu ça ou j’invente ? Je regarde les compotes et là, je comprends, je me dis, attends, en fait, c’est énorme ce qui se passe dans ce bouquin, énorme. L’essentiel, ce n’est pas du tout le jeune homme, évidemment, mais l’écriture. Oui, elle parle de la littérature là. Je ne me souviens plus… qu’est-ce qu’elle emploie comme termes exactement ?

Je rentre. Je raconte. Les gamins ricanent : tu pouvais pas te l’acheter ton bouquin, hein, pas plus cher qu’un paquet de clopes. Allez les mioches, il n’y a pas de petites économies et puis, je l’avais déjà lu… Je repense à ce truc qui me turlupine. Je rumine, tourne en rond. Je n’ai pas de librairie en bas de chez moi, faut que je reprenne la voiture, fasse vingt bornes... Je raconte à une amie, une vraie, qui me dit : bouge pas, j’y vais, non je l’ai lu, j’y vais je te dis, bah si tu veux...

Elle revient, je le lis, il est à moi, je le relis, crayonne, retourne en arrière, vérifie. C’est ça et c’est effectivement ÉNORME. Parce que ce qu’elle nous dit, c’est non seulement que sa vie est littérature mais là, on se demande si ça ne va pas plus loin et si cette relation n’a pas été entamée précisément POUR ÊTRE ÉCRITE. Ce qui signifie qu’au moment même où elle était vécue, elle devenait matière littéraire. En fait, chez Ernaux, la vie EST littérature et n’a de sens que si et seulement si elle devient littérature, se transforme en objet littéraire. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la vie mérite d’être vécue : pour être écrite. Sinon, autant mourir. La vie ne doit servir qu’à être écrite. « C’est peut-être ce désir de déclencher l’écriture du livre… qui m’avait poussée à emmener A. chez moi. » Ici , tout se passe comme si Annie Ernaux « PROVOQUAIT » dans le réel un événement afin qu’il DONNE LIEU à une matière susceptible d’être à l’origine d’un texte.

Si j’osais, j’irais jusqu’à dire qu’elle vit cette relation PARCE QU’ELLE SAIT qu’elle va générer une matière littéraire.

Jusqu’à présent, elle se servait de son vécu pour écrire. Là, elle « amorce » (et prolongera aussi longtemps que nécessaire) ce qu’on appellera par commodité « l’action » dans le réel, d’où la présence simultanée des deux verbes dans cette citation : « … écrire/vivre un roman dont je construisais avec soin les épisodes.»

Et cette « construction » n’a pas lieu sur le papier, après les événements, mais AU MOMENT MÊME où l’autrice les vit. Annie Ernaux n’attend pas d’écrire pour lancer son récit, elle le fait naître avant, in real life, le déroule, s’observe, observe les autres EN TANT QUE PERSONNAGES LITTÉRAIRES (de fiction?) prêts à être embarqués pour un récit imminent. C’est pourquoi elle dit : «La principale raison que j’avais à vouloir continuer cette histoire, c’est… que j’en étais le personnage de fiction.» Ainsi, au moment même où elle vit les événements, elle agit en sachant qu’ils vont devenir objets d’écriture. D’ailleurs, la fin de l’écriture du livre coïncidera logiquement avec la fin de la relation.

(Je ne vous raconte même pas ce que ça doit impliquer comme regard distancié sur ce qu’on vit...)

Je suis stupéfaite. Je crois que chez aucun écrivain je n’ai senti une telle nécessité absolue d’écrire au point même de provoquer des événements parce qu’ils sont susceptibles de donner lieu à un texte.

C’est l’impression que j’avais eue en parcourant rapidement le livre, à savoir que, dans le fond, l’essentiel, ce n’était pas le jeune homme (ce qui explique d’ailleurs pourquoi le livre est court : c’est une histoire banale à notre époque… et finalement, il n’y a pas grand-chose à en dire.) Non, l’essentiel apparaît à mon avis dans cinq, six phrases et dans le sublime exergue : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues. » Et ce qu’elle dit là est vertigineux. Et terrible : elle exprime l’espèce de fusion, de tissage, d’imbrication que sa vie entretient avec la littérature non seulement parce que ses textes se nourrissent de son existence mais aussi parce qu’ils influencent la trajectoire même de cette existence.

Et c’est précisément le cas ici parce qu’elle vit quelque chose qu’elle a déjà vécu lorsqu’elle était étudiante (fréquenter un jeune homme, aller au resto U, dormir sur un matelas par terre…) Interviewée pour le Magazine Littéraire, elle dit « Écrire ne se confond pas avec imaginer… Pour moi, écrire, c’est retrouver. » Or, finalement, ici, dans cette expérience précise, il ne lui est pas nécessaire de passer par l’écriture pour « retrouver », elle le fait déjà en le vivant. On comprend mieux alors son impression d’être une actrice et de « rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu. » Ce que je veux dire, c’est qu’il me semble ici que « l’acte littéraire », le passage à « la création », « la fiction » a lieu avant même l’écriture. Je ne sais pas si l’on retrouvera cette posture particulière ailleurs, dans d’autres textes d’Annie Ernaux. (sauf peut-être dans l’épisode de la rencontre avec l’officier à Venise qui sera à l’origine du livre « Les Années » : « Parce que j’attends toujours de la vie qu’elle apporte une solution à mes problèmes d’écriture, il me semblait que cette rencontre sur le vaporetto m’avait d’un seul coup rapprochée du livre que je voulais entreprendre. »)

À la page p 23, l’autrice écrit : « Notre relation pouvait s’envisager sous l’angle du profit. » Il me semble que le principal profit que la romancière ait tiré de cette relation, ce n’est pas forcément le fait de revivre une seconde jeunesse mais celui de donner naissance à une matière fictionnelle. Elle dit d’ailleurs qu’elle a « conscience qu’envers ce jeune homme, cela impliquait une forme de cruauté. » Je veux bien la croire… Elle domine sur le plan matériel et culturel, tient les cordes, joue un rôle (celui de la fille qu’elle était autrefois), sait que tout ça ne débouchera sur rien sinon une séparation… et surtout… un texte.

Évidemment, on s’en remet d’être transformé à son insu en être de fiction mais j’aimerais mieux, moi, que ça ne m’arrive pas…

Allez, j’espère que leur histoire fut tout de même une belle histoire…

En tout cas, « Le jeune homme » me semble être un texte complètement essentiel sur le rapport d’Annie Ernaux à l’écriture.

Et je suis contente de l’avoir dans ma bib !




 

jeudi 5 mai 2022

Connemara de Nicolas Mathieu

★★★★★
Éditions Actes Sud

 Ils viennent tous les deux du même bled de l’Est, lui était bon joueur de hockey dans sa jeunesse, elle, une élève brillante n’aspirant qu’à quitter un quotidien trop terne… Il est devenu vendeur de croquettes pour chiens et elle, cadre dans une boîte de consulting… Ils ont la quarantaine… Ne sont pas franchement heureux ou du moins s’attendaient à autre chose de la vie... Alors, ils vont se retrouver, par hasard… C’est l’occas’ … Reste qu’ils n’ont pas grand-chose à se dire dans le fond… Heureusement, il y a les corps… C’est pas mal, les corps... Mais ça suffit pas.

Bon, on ne va pas y aller par quatre chemins, il y a du Flaubert chez Mathieu (waouh, l’immense compliment …) Ces grandes scènes, si justes, si vraies, si géniales, ces passages où l’on se dit : c’est exactement ça. Du petit lait...

Tiens, quatre scènes me reviennent en mémoire. Pourquoi celles-ci ? Je n’en sais rien. Sinon qu’elles sont d’une vérité absolue. C’est l’amant, Christophe, qui dit à sa maîtresse Hélène, après qu’ils ont fait l’amour dans une chambre d’hôtel, quelque chose comme : « tu ne vas pas fumer là, c’est interdit.» Juste ces mots. Ces mots-là. Et l’on sait que ça ne pourra pas durer entre eux. On sait que c’est fini. Ils peuvent toujours continuer, c’est mort, ça ne peut pas marcher. Rien n’y fera. Le truc à ne pas dire, les mots de trop, ceux qu’Hélène, la transfuge de classe, la bourgeoise, ne peut pas entendre. Et lui ne le sait pas, ça. Lui qui est resté où il est né, dans la même zone pavillonnaire ou pas très loin, avec les mêmes potes qui, comme des gosses, jouent le soir avec leur arme artisanale dans le jardin sous des parasols au gaz qui chauffent à plein pot et des enceintes en équilibre qui braillent. Ils picolent et se marrent. Quelle scène, celle-ci aussi ! Il y a une vérité ici rarement atteinte. Une peinture des classes sociales tellement juste et, en même temps, jamais méprisante. On y sent le regard bienveillant de l’auteur pour ce monde ouvrier où l’on donne sans compter, où l’on ne fait pas semblant, où l’on ne connaît pas les codes. On se fout de la façon dont on doit se tenir et l’on se bidonne vraiment.

Une autre scène, plus discrète, celle de la visite de Christophe au père Müller qui élève ses dogues du Tibet : une scène parfaite. Il ne s’y passe pas grand-chose et c’est précisément ce qui la rend incroyable. Les regards, les silences, les gestes...

Je repense aussi à la scène finale, l’extraordinaire scène finale du mariage où là, franchement, on touche au sublime, c’est le feu d’artifice, ça pète dans tous les sens, c’est l’explosion. Et c’est génial, absolument génial.

Et tous ces détails, ces petites choses de la vie qu’on voit sans voir, qu’on fait sans y penser. Tout est là, si juste, si vrai… Quelle perspicacité, quelle acuité dans le regard de l’auteur, quel don d’observation et de restitution incroyable.

Allez, peut-être qu’un peu resserré par-ci par-là (pas grand-chose hein...), le texte gagnerait encore davantage en force, en puissance. Mais peut-être, j’ai dit peut-être !

Bref, je ne vous ai pas dit grand-chose sur Hélène ou Christophe. Ils ont de vous, de moi, des autres…

Vous lirez et vous me direz...

Ce bouquin, c’est de la vie en barre. Allez-y...