dimanche 31 décembre 2017

Sophie Calle et son invitée Serena Carone: Beau doublé, Monsieur le marquis! Musée de la Chasse et de la Nature



Je n'avais jusqu'à présent jamais entendu parler du Musée de la Chasse et de la Nature et quand bien même on m'en aurait conseillé la visite, je n'y aurais jamais mis les pieds : je déteste la chasse (j'habite une région où il est impossible de mettre un pied en forêt sans risquer de se prendre une volée de plombs et ce, quel que soit le jour de la semaine - et je ne vous parle même pas de la chasse à courre qui sévit encore…)
Quant à la nature, autant aller l'admirer là où elle est.
Ça a commencé par la lecture de Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel: le narrateur retrouve, la nuit, la directrice de ce musée et se livre à des plaisirs sensuels et sexuels qui donnent lieu à quelques pages assez osées (226 à 232, pour être précise) à ne pas mettre entre toutes les mains. Je m'imaginais un ancien hôtel particulier transformé en musée, de petites pièces décorées, coupées du monde par de lourds rideaux de velours, de larges fauteuils Louis XV aux arabesques folles, de belles boiseries, des vitrines remplies de curiosités, des murs recouverts de scènes de chasse et de fabuleux animaux empaillés observant silencieusement les ébats amoureux d'un narrateur ne sachant plus où donner de la tête… bref, une ambiance un peu hors du temps et hors du monde, un lieu qu'à l'époque de ma lecture je pensais ne jamais connaître.

                      
Puis, un article sur le blog « Sans connivence », un autre sur l’Obs et un entrefilet sur France Inter ont fini d'aiguiser ma curiosité : pourquoi un tel engouement pour ce musée ? Eh bien, figurez-vous que l'on peut y voir les oeuvres de Sophie Calle, artiste contemporaine qui fait de sa vie une œuvre d'art (ah bon, vous aussi?). Elle a décidé de « vivre sa vie pour faire œuvre et faire œuvre pour vivre sa vie », ce qui a fait dire à un critique d'art que son existence est une « performance continue » - je dirais parfois la même chose pour ma propre vie mais pour des raisons qui n'ont, hélas, rien à voir avec l'art… Passons, c'est la fin de l'année, gardons le coeur léger !
Des exemples de ses performances ? Elle suit quelqu'un dans la rue - là, elle devient chasseuse - ou se fait suivre par un détective privé - elle se transforme en proie -, l'expérience donnant lieu à des photos, à des notes (Filatures parisiennes) ; dans la nuit du 5 au 6 octobre 2002, couchée au 4e étage de la Tour Eiffel, elle propose à des inconnus de venir lui raconter des histoires jusqu'au petit matin (Chambre avec vue), elle demande aussi à des inconnus de se relayer dans son lit pendant huit jours (Les Dormeurs) ; passant la nuit dans une cabine de péage de St-Arnoult, elle demande à chaque conducteur : « Où pourriez-vous m'emmener ? », payant le trajet aux propositions les plus savoureuses ; en 1983, trouvant le carnet d'adresses d'un inconnu, Pierre D., elle appelle tous les gens dont les noms sont inscrits afin de « découvrir (l'homme qui a perdu le carnet) sans jamais le rencontrer ». Tous ses travaux ont un lien avec elle, sa vie, son intimité et se situent entre autobiographie et fiction.
Alors, me direz-vous, quels liens avec le Musée de la Chasse ?
Sophie Calle, selon les besoins, se fait chasseuse, piste des gens, des inconnus, part sur leurs traces, mène son enquête pour tenter de les approcher, les piège même peut-être un peu finalement. Elle n'hésite pas à se farder, à se travestir pour pénétrer dans un milieu. Par ailleurs, le thème de la mort, de la séparation, de la perte, occupe toute son œuvre.
Au rez-de-chaussée, le visiteur est accueilli par la photographie de la mascotte du musée : un ours blanc que Sophie Calle a recouvert d'un drap blanc, invitant les familiers du musée à parler de celui devant lequel ils passent tous les jours et qu'ils ne voient plus, transformé qu'il est, pour l'occasion, en une espèce de fantôme.

                
Plus loin, une vidéo explique comment à la mort de son père, Sophie Calle s'est trouvée perdue, à court d'idées et ayant lu sur une publicité que l'on pouvait « pêcher des idées chez son poissonnier », elle décide d'interroger son poissonnier sur l'art et la façon dont il envisagerait une œuvre créée à partir de ce qu'il vend. Évidemment, c'est très drôle mais Sylvain ne se démonte pas et explique qu'une œuvre faite de saumons morts serait assez intéressante. Why not ? Sur le mur d'à côté, voilà ce que l'on peut voir : une œuvre en cire de Serena Carone, artiste céramiste invitée pour l'occasion par Sophie Calle.

 

L'artiste explique que certaines bêtes naturalisées représentent des gens qu'elle aime : la girafe, c'est sa mère qui la regarde de haut et qui veille sur elle. Elle possède chez elle des têtes de taureaux et des chouettes naturalisées à qui elle a donné le nom de certains de ses proches.
Un magnifique tombeau (le sien, plus tard), créé par Serena Carone et pour lequel Sophie Calle a posé, est constitué de mille petites bêtes grouillantes. C'est très beau et il faut du temps pour en apprécier tous les détails. Le thème dominant de cette première salle est donc celui de la mort : la sienne, celle de son père, celle de ses proches, celle de son chat Souris, celle des animaux.


Ensuite, dans chaque pièce du musée, 38 petits cadres dans lesquels elle raconte des épisodes de sa vie sont disséminés çà et là. Elle parle de sa vie amoureuse entre autres. Il faut s'accroupir, s'asseoir parfois pour les lire. J'ai vu des gens les photographier et dire qu'ils les liraient chez eux « tranquillement ». Moi, j'ai tout lu sur place. Je me suis lancée à la recherche de ces petits bouts de vie et de ces objets incongrus placés soit dans une vitrine, soit sur une chaise ou une table basse et qui racontent par bribes la vie de Sophie. Ce fut ma chasse à moi, comme on chasse les œufs le jour de Pâques : une espèce de jeu de piste qui m'a bien amusée !

    
Enfin, et c'est à mon avis le plus drôle (ou le plus tragique!) : elle s'est amusée à retrouver des petites annonces de rencontres tirées, entre autres, du journal « Le chasseur français » datant de la fin du XIXe siècle à nos jours : alors, là, franchement, le lien entre la chasse (aux bêtes) et la chasse (à la femme) est nette. Les hommes - car se sont toujours des hommes qui chassent - savent précisément ce qu'ils veulent. En voici quelques exemples…

 

« J’aime leur langage concis, économique. Dans les petites annonces, les mots sont comptés et payants. Ce sont comme des haïkus, des petits poèmes, explique l'artiste, j’ai voulu essayer de repérer quelles étaient pour chaque décennie les qualités principales recherchées par les hommes chez les femmes. »
« Ah, si j'étais un homme, je serais romantique… » chantait Diane Tell, eh bien, les gars, y' a du boulot !
               
Une expo sympa, ludique, très touchante, pleine d'humanité…
J'oubliais aussi de vous parler d'une faïence émaillée de Serena Carone : Pleureuse 2012 qui m'a particulièrement touchée représentant une femme qui pleure avec de vraies gouttes d'eau sortant de ses yeux, et ce, dans un petit recoin du musée. Au-dessus d'elle, une chouette, je crois. Ça peut paraître un peu kitsch, décrit comme ça, mais l'effet rendu est saisissant.

                
Allez, un dernier conseil pour survivre en terrain hostile : un petit livre génialissime nommé Où faire pipi à Paris ? de Cécile Briand chez Le Tripode. 

               
Si l'envie vous prend, comme Sophie Calle, d'aller pister des inconnus dans les rues de la capitale et si vous ne voulez pas dépenser un centime pour vous soulager la vessie, n'hésitez pas : limite si, avec ce petit livre, on n'a pas envie de faire le tour de tous les magnifiques bâtiments publics qui renferment des trésors d'architecture que l'on ne voit jamais ! Par exemple, qui aurait l'idée d'aller explorer la Bibliothèque Chaptal dans le Xe, avec lustre en cristal, verrière, cheminée et WC gratuits, et le 7e étage des Galeries Lafayette avec vue sur tout Paris ? Un petit arrêt pipi dans l'Hôpital Saint-Louis (belle cour carrée avec un arbre majestueux), au Cimetière du Montparnasse ou à la Maison de la Culture du Japon, c'est autant de découvertes de lieux, d'expos et pourquoi pas de rencontres possibles. Transformons-nous donc un peu en Sophie Calle, faisons de notre vie une œuvre d'art ! D'ailleurs, à la fin de ce petit ouvrage, des conseils pour visiter Paris en vous sophiecallisant : par exemple, « faire la promenade d'Orphée ». « Promenade à faire à deux en marchant l'un derrière l'autre sans qu'à aucun moment le premier ne se retourne pour vérifier que le second le suit toujours... », à faire avec ses enfants, par exemple, en s'étant bien assuré au préalable qu'ils n'ont pas caché de petits cailloux dans leurs poches...
Autre idée amusante : ne rentrer chez soi que lorsque l'on a vu tout ce qui figure sur une liste : un couple se tenant par la main, une porte d'immeuble en bois et en métal, une table sur un balcon, un grand-père à lunettes…
Et s'il vous reste du temps, suivre le grand-père à lunettes : s'il se rend au 62, rue des Archives, vous êtes bon pour commencer l'écriture d'un roman…

Allez, belle année à vous tous !

mercredi 20 décembre 2017

Aux confins du monde de Karl Ove Knausgaard


Éditions Denoël
traduit du norvégien par M-P Fiquet
★☆☆☆☆ (Je n'ai pas aimé)

Alors là, je n'en reviens pas : découvrant par hasard vendredi soir que le magazine Lire a élu meilleur livre de l'année le roman de Karl Ove Knausgaard : Aux confins du monde (ex aequo avec le roman de Claudio Magris : Classé sans suite), je prévois de passer un week-end en apnée, plongée dans une œuvre passionnante, « l'une des plus puissantes du moment », une « autobiographie hautement addictive », « une œuvre littéraire d'envergure », «la nouvelle pierre angulaire d'une entreprise littéraire majeure », « une force narrative… entêtante » (Lire, décembre 2017, p 37)… 
Sur le livre un bandeau jaune cite les termes d'Emmanuel Carrère pour parler de ce chef-d'oeuvre : « une œuvre littéraire absolument exceptionnelle ». Vous êtes d'accord, il y avait de quoi se dire que le we allait être parfait ! 
Samedi matin, ni une ni deux, je fonce à la librairie la plus proche, m'empare du bouquin, prépare un p'tit repas rapide (il faut bien nourrir les gosses) et hop ! Je ne suis là pour personne ! Au lit(vre) !
Et là… oh là là… Misère. J'ai beau lutter, la phrase de Flaubert s'impose à mon esprit : « la conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d'émotion, de rire ou de rêverie. » Comment exprimer en d'autres termes mon ressenti ?
Quelle déception ! Quelle douche froide ! Que vous dire ?
C'est plat, plat, sans humour et j'ajoute encore : sans style. Voilà, c'est dit. Mes propos sont à la mesure de ma déconvenue !
Non, vraiment, je n'en reviens toujours pas ! Peut-être (rassurez-moi) les autres volumes sont-ils meilleurs???
En fait, il s'agit d'une immense autobiographie Mon combat : 6 volumes parus en Norvège de 2009 à 2011, (3000 pages en tout!), là c'est le tome 4 mais chaque volume peut se lire séparément : La Mort d’un père (2012), Un homme amoureux (2014) et Jeune Homme (2016) publiés  chez Denoël pour la traduction française. Un succès immédiat (500 000 livres vendus en Norvège sur 5 millions d'habitants et à peu près la même folie aux States !)
Certains disent même que l'auteur serait nobélisable !
Dans Aux confins du monde, Karl Ove Knausgaard raconte la fin de son adolescence et son passage à l'âge adulte, la séparation de ses parents, l'alcoolisme de son père, son goût pour la musique, son obsession pour les filles et ses problèmes sexuels. Après l'obtention de son bac, il accepte un poste d'enseignant dans le nord du pays dans un village du cercle arctique : Håfjord. En fait, son véritable projet n'est pas de rester enseignant mais d'écrire des nouvelles et de repartir sur les routes. On the road again, yeah, yeah !
Chouette programme, non ?
La même chose écrite par Emmanuel Carrère deviendrait une lecture passionnante et drôle que l'on ne pourrait lâcher. Mais là, vraiment RIEN : pas d'écriture (quand je pense que certains le comparent à Proust, c'est à mourir de rire!), pas d'humour ou si peu (un des personnages du roman lui dit : « Allez, Karl Ove, un peu d'autodérision ! ») et puis, encore une fois, rien qui retienne l'attention, la curiosité, l'envie de poursuivre (une torture ce week-end!). On n'a même pas d'empathie pour ce pauvre bougre. Si ! parfois on aimerait lui mettre les fesses dans de l'eau froide (glacée même, ça doit bien se trouver là bas, non ?) pour qu'il se calme un peu parce que ça le travaille dur sous la ceinture, celui-là!)
Certains lui reprochent de trop parler de lui, d'entrer trop dans le détail de son existence : moi, ça ne me dérange pas du tout, c'est le genre de l'autobiographie. Qu'il avoue des choses inavouables ? Pas de soucis, je prends aussi ! Qu'il ne vive rien d'extraordinaire ? Pas un problème non plus, écrire un livre sur rien, comme dirait Flaubert, c'est tout à fait possible. Aucune excuse donc, sinon de ne pas être un écrivain, c'est tout ! 
D'ailleurs, lui-même s'étonne de son succès : « Ce que j'écris est tellement banal » dit-il, lucide au moins…
Pour résumer (oui, vous me sentez un peu agressive mais le we gâché en est la cause!), au magazine Lire, ils placent ce roman au-dessus de… allez, un effort de mémoire, quelles sont les grandes pointures de cette année... Continuer de Mauvignier ? L'Art de perdre de Zéniter ? L'Ordre du jour de Vuillard ? L'homme qui s'envola de Bello ? Article 353 du code pénal de Viel ? Denise au Ventoux de Jullien ? Et j'en oublie, j'en oublie tellement… J'en reste bouche bée.
Allez, j'arrête là, j'ai hâte de passer à autre chose ! Je ne veux pas finir l'année là-dessus !
Et, puis, je viens d'apprendre que Le Grand Prix des Blogueurs Littéraires 2017 vient d'être décerné à Bakhita de Véronique Olmi. Je n'avais pas voté pour elle, mais je partage tout à fait l'enthousiasme de mes collègues pour cette œuvre.

Allez, passez un bon Noël et si sous le sapin, vous trouvez le texte d'un certain K. O. Knausgaard, ne faites pas tout de même pas semblant de l'oublier parmi les emballages...

lundi 18 décembre 2017

Minuit, Montmartre de Julien Delmaire


Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

« La tournée du chat noir » : vous connaissez certainement cette belle lithographie que l'on rencontre reproduite sous forme de posters, cartes postales, porte-clefs, et même tee-shirts lorsqu'on arpente les ruelles de Montmartre. Eh bien, elle est l'oeuvre d'un dénommé Théophile Alexandre Steinlen, artiste anarchiste qui a dédié son œuvre à la misère des petites gens de Montmartre : ouvriers, marchands, prostituées, cabaretiers « … le peuple de la Butte était saisi sur le vif, dans le labeur des jours. Des charbonniers déchargeaient des sacs d'une carriole. Un vendeur de journaux à la criée, haut comme trois pommes, brandissait une gazette. Une marchande de savon tranchait dans un gros bloc, à ses côtés, un rémouleur aiguisait une serpette. Un allumeur de réverbères … hissait sa perche vers le candélabre ; sur la chaussée, deux poulbots le contemplaient, les prunelles en extase.» Il a en outre dessiné, peint, sculpté et recueilli un nombre infini de chats dans son atelier de Montmartre.
Il s'était installé avec sa femme sur la Butte au 21 rue Caulincourt vers 1883 mais cette dernière mourut en 1910. Il fit alors la rencontre d'une femme noire, Masseïda, originaire du Sénégal, de l'ethnie Bambara, ancienne danseuse de revue, qui lui servit de modèle et qui devint sa gouvernante et sa compagne.
Dans son dernier roman, Julien Delmaire évoque à la fois l'errance de cette femme dans les rues mal éclairées et malfamées de Montmartre où elle attire comme un aimant les regards des hommes et la rencontre avec Steinlen, le quotidien difficile d'une vie rongée par l'alcool, la pauvreté et les ravages de la guerre.
L'auteur met en scène un Montmartre sur le déclin où le préfet de Seine, Justin Germain Casimir de Selves, ose à peine mettre les pieds pour s'encanailler : les cabarets ferment peu à peu, les airs de java s'évanouissent dans l'air, l'électricité remplace petit à petit l'éclairage au gaz des réverbères ; les moulins, les ateliers d'artistes, les baraques de planches sont détruits un par un : « Tout devait être méthodiquement cadastré, arasé, haussmannisé. », les potagers qui nourrissaient Paris abandonnés, les charrettes tirées par les chevaux disparues, les chemins boueux transformés en rues goudronnées sur lesquelles les premières voitures atteignent les quarante kilomètres heure, l'âne Lolo du Lapin agile est mort ! Les jeunes hommes partent au front dont ils ne reviennent pas. « En ce temps, Montmartre avait tout d'une jungle, les fauves avaient le surin en alerte et il fallait être un peu fou pour poser son chevalet au milieu de pareils coupe- gorge. »
Et Steinlen n'a plus le courage de nettoyer sa pierre à lithographie devenue bien trop lourde pour lui... « Ça fait un bail, tu sais, que l'bon Dieu a tourné le dos à la Butte et c'est pas près de changer. » se désole le peintre qui reçoit encore quelques commandes de journaux : le Gil Blas, Le Mirliton, L'Assiette au beurre… Mais « Steinlen n'en peut plus des caricatures », il veut reprendre ses pinceaux et peindre.
Beaucoup de nostalgie émane de ces pages à la fois poétiques et sensuelles. On y croise des figures célèbres comme Apollinaire, Valloton, Lautrec, La Goulue, Chocolat au cirque Bostock...
Le quotidien est difficile : la nourriture manque, l'absinthe et la syphilis tuent à petit feu de même que le froid mordant de l'hiver contre lequel il est difficile de lutter. Même les couleurs viennent à manquer...
Masseïda est très touchante : elle repense à ses années africaines, à cette terre dont elle a été arrachée et elle y repart, en pensée, se plongeant dans des songeries infinies. Elle s'occupe du logement, des chats et pose pour Stenlein : « La chevelure de Macha. Noir corbeau. Cordages silencieux. Le front de Massa. Oued paisible. Noix de cajou. Le ventre de Massa. Vésuve clandestin. Terre brûlée. »
Un beau roman dont l'écriture délicate et imagée (certaines pages sont de vraies splendeurs) fait renaître la bohème de cette Belle Époque finissante et les petites gens qui se battent pour survivre tant bien que mal...
Un Montmartre que l'on aurait bien du mal à reconnaître maintenant qu'il est devenu un des endroits les plus huppés de Paris où l'immobilier a flambé.
On a envie, après la lecture de ce livre, d'aller flâner rue Norvins et rue des Saules, de longer tranquillement la rue de l'Abreuvoir et l'allée des Brouillards. Avec un peu d'imagination, on croiserait peut-être César Van Hove, l'allumeur de réverbères qui « parle aux candélabres, aux chats et à la lune » et l'on devinerait la présence d'une jeune femme noire suivie d'un chat disparaissant dans la brume du soir...

                


samedi 16 décembre 2017

Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel


Éditions Gallimard
Finalement, j'ai bien aimé (★★★★☆)

Ce livre m'a fait vivre une expérience étonnante : je vous la raconte en deux mots.
D'abord, j'ai pesté : je ne comprenais rien ou pas grand-chose. Le propos, métaphorique, allégorique, philosophique, symbolique me laissait plus ou moins à la porte. J'avais beau vouloir entrer, rien à faire. Il me semblait parfois m'approcher du but : tiens, c'est peut-être une quête de la Vérité dont il est question. Oui mais quelle Vérité ? N'y a-t-il qu'une Vérité ? Non, c'est plutôt l'histoire d'un loser halluciné, paumé et frappadingue (c'est lui qui le dit), vivant en marge d'une société plutôt violente, un homme qui chercherait à atteindre une espèce de royaume (perdu?) où régnerait encore l'innocence. Oui, c'est plutôt ça, une espèce de parcours spirituel vers une forme de pureté qui n'existe plus dans notre monde sinon sous forme de traces, notamment dans l'Art et peut-être aussi dans la beauté de la nature. Encore faut-il être capable de la voir, cette beauté, qui peut n'apparaître que de façon fort éphémère. « Lorsque l'on agit contre son propre intérêt (lorsqu'on se sabote), [comme le fait le narrateur] c'est toujours par fidélité à une chose plus obscure dont on sait secrètement qu'elle a raison. »
Contente de mes interprétations, je retombai cependant quelques pages après dans des sphères plus ou moins nébuleuses dans lesquelles je poursuivis ma lamentable errance.
Bon, très bien, me suis-je dit, si tu me résistes, sacré bouquin (oui, oui, il a quelque chose à voir avec le sacré ce bouquin!), je vais t'avaler d'UN COUP comme un verre d'alcool un peu fort (d'ailleurs notre narrateur picole pas mal dans le livre, de la vodka notamment).
Et je l'ai lu d'une traite cherchant ainsi à dompter l'animal sauvage (il est aussi question d'animaux sauvages dans le livre!)
Et là, MIRACLE, tandis que je voulais au plus vite en sortir, j'y suis rentrée. En effet, alors que j'avais cessé depuis longtemps de chercher un sens à tout, tout me parlait. J'étais sous l'emprise. 
Je pense donc que c'est un roman dans lequel il faut se plonger en se laissant porter par l'écriture sans s'interroger sur la moindre formule. Certains passages sont éblouissants d'ailleurs. Il ne faut pas lire ce roman par à-coups, une page par-ci, deux pages par-là. Le charme n'opère pas.
Bon, venons-en au sujet : le narrateur, 50 ans, vit seul dans un petit studio parisien dont il sort très peu. « ...ma vie, que je croyais une aventure, tournait autour de mon ordinateur, devant lequel j'étais posté dix heures par jour, autour de mon frigo, qui était inlassablement vide, et de quelques bars de Gambetta… où j'allais m'enivrer en racontant n'importe quoi à n'importe qui. » Il est « un type qui n'a aucune ambition - ou qui la place dans un lieu que la société ne répertorie pas », il occupe ses journées à lire ou à regarder des films de façon obsessionnelle, notamment Apocalypse now de Coppola qui tourne chez lui en boucle.
Il a écrit un scénario de sept cents pages sur la vie d'Herman Melville : The Great Melville qu'aucun producteur n'a retenu. En effet, l'auteur de Moby Dick le fascine, et notamment, « l'immensité qui peuple la tête d'un écrivain comme lui. »
Lorsqu'on le lui demande, le narrateur précise que son travail porte sur « l'intérieur mystiquement alvéolé de la tête de Melville », ce qui évidemment fait fuir tout le monde ! Il faut dire que ce garçon se pose beaucoup de questions comme s'il portait en lui une forme de grandeur, d'absolu qu'il rechercherait, une espèce de vérité (attention, c'est là que ça se corse et que l'on décolle) que l'on atteindrait par exemple par l'art, à condition de vouloir consacrer à cette quête spirituelle une grande partie de sa vie, ce qui suppose que l'on n'entre pas tout à fait dans le moule proposé par la société : travail, réussite sociale, famille, enfants… car il faut rester « disponible » et « pur » d'une certaine façon, être capable de percevoir les signes de la vérité, d'où la nécessité d'avoir l'esprit (et la vie qui va avec) libre !
Encore faut-il savoir ce que l'on veut faire de sa vie ! Tiens, finalement, c'est peut-être ça la question essentielle de l'oeuvre… Sait-on ce que l'on veut faire de sa vie ? Est-on capable « de vivre dans la vérité ? »
Or, d'après une phrase de Melville, « en ce  monde de mensonges, la vérité est forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché » et donc, il faut la traquer, en rechercher les traces, partir à sa poursuite. Il va donc tenter d'entrer en contact avec Michael Cimino, réalisateur du Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter = le chasseur de daim), un homme qui cherche le scénario « qui saura attirer Dieu dans ses pages ». Le narrateur est persuadé que ce réalisateur le comprendra puisque dans ce film ci-dessus cité, un chasseur joué par Robert de Niro poursuit un daim qu'il ne tue pas finalement. Or, ce daim serait « le survivant d'un monde régi par le crime, il témoigne d'une vérité cachée dans les bois » et il tiendrait tête à la criminalité qui a envahi le monde. Le moment suspendu où le chasseur ne tire pas symbolise une espèce de moment de grâce, de vérité : soudain et seulement à cet instant précis, le mal n'existe plus, le crime s'interrompt sur terre et une forme de pureté semble retrouvée. Seulement, ce moment de vérité, encore faut-il être capable de le voir, de l'entendre.
« La vérité n'est pas un concept immuable, elle apparaît et disparaît, c'est une épiphanie, elle n'existe qu'avec l'éclair qui la rend possible. »
Michael Cimino incarnerait donc celui qui a eu le courage de dénoncer « le secret de la fondation de l'Amérique, son destin criminel : les génocides des Indiens, la démence de l'impérialisme militaire au Vietnam, et tous les crimes sur lesquels était fondée en secret la démocratie. » Cimino est celui qui dit la vérité, il est le daim blanc et son œuvre en garde la trace.
Et c'est vers cette vérité que notre narrateur va avancer dans une quête complètement folle, pleine de mésaventures archi-loufoques : il croisera Isabelle Huppert, rencontrera Cimino à New York, devra s'occuper de Sabbat, le dalmatien de son voisin, discutera avec une concierge peu aimable et visitera en bonne compagnie le Musée de la Chasse. « La vérité ne fuit pas les rois qui l'aiment et qui la cherchent. Au contraire, elle fait signe partout, il suffit d'ouvrir les yeux, de lire les livres, d'écouter ce que le temps vous dit. », alors, s'il est un roi et s'il tient ferme sa couronne, peut-être la trouvera -t-il…
Finalement, je crois que c'est une œuvre qui me restera si j'en crois le besoin que je ressens déjà de relire régulièrement certains passages… Ça valait donc le coup d'insister et de tenir ferme… son livre !

                      


mardi 12 décembre 2017

Les Vacances de Julie Wolkenstein


Éditions P.O.L
★★★★★ (J'ai adoré)

Ce livre-là, voyez-vous, c'est mon petit bonbon, ma petite douceur à moi dont j'ai dégusté chaque page, une à une, désespérée de voir mon roman fondre à vue d'oeil. A vrai dire, je l'ai su tout de suite, en lisant les premières lignes de la quatrième de couv', qu'il serait pour moi, celui-là : il était question de Rohmer et de la Normandie. Je vous explique et vous allez tout de suite comprendre pourquoi ce livre avait vraiment tout pour me plaire :
1. Rohmer est mon cinéaste préféré : j'ai tout vu (ou presque) et revu de lui. Et Les Vacances est non seulement un roman dans lequel il est question de Rohmer mais c'est aussi un livre rohmérien. Qu'est-ce qu'un livre « rohmérien » me direz-vous ? Comment définir d'abord le film rohmérien ? Alors là, vous me coincez. Mon frère, féru de cinéma et qui déteste Rohmer, vous répondrait que ce sont des films chiants et mal joués. C'est une façon de voir les choses. Moi qui ai un avis évidemment plus nuancé hum, hum... je le définirais plutôt comme un cinéma très écrit, dans lequel la parole est primordiale et qui a quelque chose à voir avec le marivaudage.
2. La Normandie : j'y habite depuis heu… fort longtemps maintenant, depuis que l'Éducation Nationale m'a obligée à quitter ma capitale natale du jour au lendemain. Alors, les lieux dont il est question : c'est CHEZ MOI !!! Caen et notamment la fac de Caen dont il est largement question dans l'oeuvre, je l'ai fréquentée. Les Nouettes, le château de la comtesse de Ségur dans l'Orne ? J'y ai amené mes enfants (petits... maintenant, plus rien ne les intéresse) pour une fête de l'âne (la nostalgie me prend à l'idée que j'en faisais ce que je voulais, avant, de mes gamins, jusqu'à les traîner à une fête de l'âne): imaginez des ânes déguisés avec chapeaux de paille, dentelles ajourées, rubans colorés, jambières en velours. Et moult petites filles tout de blanc vêtues et courant ça et là, tresses au vent, devant la belle bâtisse du XIXe siècle. Je fus évidemment ravie d'y retourner avec un des personnages du roman !
3. Les histoires de profs de fac, j'adore ça, et là, avec Sophie, j'ai été servie.
4. Quant aux romans policiers, je m'en délecte.
Bref, tout ça réuni avec humour (qu'est-ce que j'ai ri!) : un PUR délice plein de fantaisie et d'invention...
Alors, maintenant, le sujet (sans aller trop loin…, suspense oblige...)
Deux personnages : Sophie et Paul. Un remake de la Comtesse de Ségur ? Non, pas vraiment : Sophie Bogoroditsk a 68 ans, est prof à la fac de Caen (comme l'auteur, je crois...), spécialiste internationale de Ségur et bientôt à la retraite.
Paul de Freneuse est nettement plus jeune, il écrit une thèse sur les films qui n'ont jamais vu le jour et travaille notamment sur un film de Rohmer qui n'a a priori jamais été achevé : Les Petites Filles modèles, 1952, considéré comme le premier film de la Nouvelle Vague (mais les livres de Ségur, il ne les a pas lus.) Il a pour projet d'analyser le film sans l'avoir vu. Ah, ces universitaires !
Comment Sophie rencontra-t-elle Paul ?
Sophie a reçu une invitation pour une intervention à Berkeley sur l'adaptation cinématographique des Petites Filles modèles par Rohmer (mais Rohmer, elle ne connaît pas.) De même qu'elle ne connaît pas la Californie et que dire non à une telle occas', ce serait quand même dommage… surtout que tous les frais sont payés par l'université !
Donc Sophie et Paul vont se rencontrer à l'Abbaye d'Ardennes, siège de l'IMEC (l'Institut Mémoires de l'Édition Contemporaine), près de Caen, autour du fond Rohmer nommé RHM…
Vont-ils s'aimer ou se haïr ? Qui sait ?
 Pt'êt' ben qu'oui, pt'êt' ben qu'non ...
Nos deux détectives en herbe vont-ils trouver ce qu'ils cherchent ? D'ailleurs, connaissent-ils vraiment l'objet de leur quête ? Un film qui n'existe pas ? Le pourquoi de son inachèvement ou de sa disparition ? Des acteurs qui ne sont plus ? Des producteurs envolés dans la nature ? Des témoignages sur le lieu du tournage ? Ou bien... le sens de leur vie ? Ce qu'ils ont été et ce qu'ils seront après leur rencontre ?
Vont-ils se trémousser plus ou moins discrètement sur les airs de Radio Nostalgie, manger des crêpes, fumer clope sur clope, boire de la vodka ou du calva, Normandie oblige ? Ah, ça, oui, oui, oui !!!
Allez, j'arrête là, je ne vous raconte pas l'affaire Pottier qui va vous faire hurler de rire, ni la façon dont on survit en Normandie, ni qui détient le n°20 du magazine Frou Frou…

Croyez-moi sur parole, tous en voiture pour un road trip peu ordinaire ! Foncez ! Vous verrez, en vacances, qu'est-ce qu'on s'amuse !

                      

samedi 9 décembre 2017

Les Aventures de Ruben Jablonski d'Edgar Hilsenrath


Éditions Le Tripode
traduit de l'allemand par Chantal Philippe
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

L'originalité de ce livre, c'est le ton que le narrateur-auteur adopte pour raconter sa propre vie, l'oeuvre étant en grande partie autobiographique… Et quelle vie ! Un ton un peu détaché, beaucoup d'autodérision, d'ironie et de références à une sexualité assez débridée pour évoquer une vie difficile qui a coïncidé avec une des pires périodes de l'Histoire : la Seconde Guerre mondiale et le nazisme.
En effet, Ruben Jablonski, de confession juive, quitte avec sa famille, dès juillet 1938, Halle-sur-Saale en Allemagne, pour aller vivre chez ses grands-parents en Roumanie, en Bucovine et plus précisément à Sereth (actuellement le nord de cette région est en Ukraine, l'autre en Roumanie et Sereth se trouve côté roumain juste avant la frontière ukrainienne). Le père reste en Allemagne pour vendre son magasin puis compte partir pour Paris. L'enfance du narrateur dans cette région fut un bonheur absolu : les baignades dans la rivière, les balades à poney, les copains, l'école, le café, les bougies allumées pour Shabbat, l'apprentissage du yiddish. L'évocation des traditions juives et des mœurs dans cette petite ville me fait penser aux toiles de Chagall.
Une période d'insouciance bien loin des mauvaises nouvelles venues d'Allemagne, de la Nuit de Cristal et des troubles qui ont suivi. Mais la guerre semble vouloir les rattraper : la Roumanie devient fasciste et en 1941, les juifs de Sereth sont déportés vers l'est jusqu'au ghetto de Moguilev-Podolski, ville ukrainienne sur la rive orientale du Dniestr où ils parviennent à loger dans une école russe. Là, il faut survivre, se ravitailler comme on peut, ruser pour exister. « … à douze ans, on ne prend pas les choses au sérieux, et je voyais notre émigration plutôt comme une aventure » raconte Ruben qui va très vite comprendre que sans un brin de magouille, de malice et une chance inouïe, on ne s'en sort pas.
Après la libération du ghetto par les Russes en 1944, (il ne reste que cinq mille survivants sur les quarante mille juifs du ghetto), le narrateur quitte sa famille et revient à pied en Roumanie. S'en suit alors tout un périple qui a pour nom l'exil et qui mènera l'auteur jusqu'en Israël.
Il faut savoir que tous les grands épisodes de cette incroyable existence ont donné lieu à des récits : par exemple la déportation au ghetto de Moguilev-Podolsk de 1941 à 1945 est racontée dans Nuit (1964) et il s'inspire de son séjour en Israël pour écrire Le Nazi et le Barbier (1971). En fait, Les Aventures de Ruben Jablonski (1997), huitième livre de l'auteur, fait la synthèse des autres œuvres largement autobiographiques et, à mon avis, à lire absolument si l'on veut vraiment se rendre compte de ce qu'a enduré l'écrivain. Sachez aussi qu'Edgar Hilsenrath a soufflé le 2 avril 2017 ses 91 bougies !
Dans le roman, Ruben souhaite devenir écrivain et il dit après avoir découvert l'oeuvre de Remarque qu'il voudrait « réussir à mettre en œuvre cette légèreté apparente avec laquelle Erich Maria Remarque décrivait des scènes impressionnantes qu'il pimentait de dialogues très particuliers. » Je trouve que l'on a défini là l'impression qui se dégage effectivement du roman : une légèreté apparente, une espèce de ton neutre qui font que la terrible réalité nous est décrite sans pathos. 
Évidemment, certains lecteurs seront peut-être gênés par cette distance liée à l'écriture même. Je crois qu'au contraire le projet de Hilsenrath est de dire. De TOUT dire sans rien censurer : ce qu'il a vu, ce qu'il a ressenti (et tant pis si, au pire moment de la guerre, son appétit sexuel le gagne), ce qu'il a fait (voler, trahir pour manger, pour vivre). 
Oui, il dit et ça peut choquer. 
Mais c'est la vie.
 Et précisément, ce qui domine, finalement c'est son goût pour la vie, les femmes et l'écriture. Cela le sauvera. 
Les Aventures de Ruben Jablonski sont le roman initiatique d'un jeune homme qui va faire un pied de nez à l'Histoire : vous ne m'aurez pas, je m'en sortirai toujours. Bel hymne à la vie : car dans les pires moments, il trouve toujours l'envie et le besoin insatiable d'aimer, de se faire plaisir, d'apprécier le corps d'une femme, de déguster une délicieuse pâtisserie, de fumer une cigarette, d'admirer un paysage.
Cet appétit de la vie, qui donne l'impression qu'il va toujours s'en sortir, se débrouiller pour trouver une échappatoire, me rappelle celui de Charlotte Delbo dont parle Valentine Goby dans « Je me promets d'éclatantes revanches » : oui d'Auschwitz, on peut se délivrer, dit celle qui compte bien profiter de la vie, rire, fumer, aimer, manger, s'abandonner au superflu et écrire. Pour se libérer, pour prouver que l'on existe encore, que l'on est vivant.
Eh bien, Ruben (Edgar) semble avoir mis en œuvre cette technique de survie dès son enfance. Il s'en sortira lui aussi par la parole, en racontant ce qu'il a vu, tel qu'il l'a vu, sans trémolos, sans ornements, sans cris, sans pleurs. C'était comme ça, c'est tout et inlassablement, dans l'oeuvre, dès qu'il rencontre quelqu'un, il raconte, reprend depuis le début (ce qui d'ailleurs crée un effet un peu étrange pour nous lecteurs puisque nous savons déjà tout cela, nous venons juste de le lire!) Mais peu importe. Il faut dire et redire. Raconter, répondre aux questions parfois naïves ou déroutantes sans jamais s'énerver, sans jamais verser une larme, sur le simple ton du constat.
Oui, il s'agit donc bien là d'un roman d'aventures - et l'on sait que les super héros ne meurent jamais ! - qui a quelque chose de l'esprit BD (soudain, je repense aussi au travail d'Art Spiegelman pour Maus), ce que rend très bien la magnifique couverture graphique très colorée : un pied de nez à la mort dans cette volonté absolue de s'en sortir et de jouir de la vie.

Longue vie à vous Edgar Hilsenrath, chaque jour que vous vivez est une petite victoire sur le mal qu'ils auraient aimé vous faire et la preuve même qu'ils ont échoué.

     
 


mercredi 6 décembre 2017

Le Presbytère d'Ariane Monnier


 Éditions JC Lattès
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Quel texte ! Quel roman ! Je l'ai lu d'une traite, complètement happée par l'atmosphère glaçante qui s'installe progressivement, me demandant comment tout cela allait se terminer, relisant certains passages pour être sûre de bien comprendre ce qui se tramait.
Évidemment, le sujet y est pour quelque chose (je vous en parle dans deux minutes) mais je crois que l'écriture que j'ai trouvée fascinante, notamment à travers les métaphores poétiques de l'eau ou des structures syntaxiques audacieuses, contribue pleinement à créer cette impression d'être, nous aussi, progressivement, comme pris au piège. En effet, j'ai eu le sentiment d'avancer dans l'oeuvre avec la peur de découvrir le pire, de comprendre ce que tous les sous-entendus ou les images qui disent sans dire laissent deviner à demi-mot. J'ai même relu certains passages pour m'assurer que mon esprit ne s'égarait pas, que je n'inventais rien.
Un insupportable malaise s'installe peu à peu.
Et le piège se referme sur eux… les enfants.
En effet, c'est un livre sur la violence, une violence cachée, sournoise, qui ne porte pas son nom mais qui détruit les êtres.
Le sujet ?
Balthazar Béranger, médecin, est un homme de goût : il s'installe dans un ancien presbytère avec sa femme Sonia. Pour lui, « cela fait sens d'habiter dans un presbytère », comprenez que c'est un lieu qui a une âme et ça va avec l'idée que Monsieur se fait de la vie.
Les pièces sont vastes : il a de la place pour installer son piano et son clavecin. Car Monsieur est musicien. Et puis, il aime les vraies choses, les belles choses : l'Art, la Nature, la Littérature, la Culture, la Morale. 
Et les couverts en argent lorsqu'ils brillent... 
Quant aux enfants, Clément, Sébastien, Manon et Alice, vous pensez bien que Monsieur désire les élever dans la Beauté, en dehors de ce monde abject qui est le nôtre. Pas de télé « qui empêche les enfants d'épanouir leurs facultés d'imagination », pas de radio, pas d'école (inutile et vulgaire), pas de sucreries (un poison pour le corps), pas de foot (idiot), pas de jouets en plastique (clinquants et de mauvais goût), bref que toutes ces horreurs demeurent hors de sa vue et de celle de ses enfants. À la place ? De l'Art, de la musique (ils apprendront le violon), des bonnes manières (on ne parle pas à table), de bonnes fréquentations (ah, ces nouveaux amis musiciens… des gens si sensibles). 
« Je me soucie de votre âme » déclare Monsieur à ses enfants, éteints. Beau programme n'est-ce pas ? Ils se doivent d'être reconnaissants, ce serait la moindre des choses, non ?
Sonia se plie à ses exigences et se tait. Elle ne va pas voir ses petits qui pleurent la nuit, non, lui dit son époux, ils deviendraient capricieux. Balthazar consent tout de même à se plier à une certaine forme de modernité en achetant une machine à laver le linge mais, ah, quand même… avant…
« Tu n'aimerais pas - Balthazar pose la question sans la regarder, un sourire vague flottant sur ses lèvres - hein, étendre les draps dans le jardin, les soirs de lune… Bien, dit-il avant de quitter la pièce d'un pas rapide et de s'éclaircir la voix, pendant que Sonia, lentement, referme les portes de l'armoire. Non, je n'aimerais pas dit-elle doucement
Alors, Sonia tricote de jolis gilets de laine que les enfants enfilent sur des petits cols blancs. Les gens les trouvent adorables, n'est-ce pas là l'essentiel ?
Un jour, Balthazar parle à la maison d'un jeune ado maltraité par sa famille qui pourrait venir un peu au presbytère recevoir des cours de français donnés par Sonia. N'est-ce pas Sonia ? Ils se doivent d'accueillir ce pauvre garçon, eux, « des êtres de coeur, des êtres raffinés ». Tanguy va peu à peu faire sa place dans la famille, s'occuper des enfants qui l'adorent parce qu'il apporte un peu de joie, un peu d'ouverture dans cet univers austère et rigide où règnent silence et non-dit.
Je ne vous en dis pas plus mais sachez que tout ce petit monde bien raide et bien propre sur lui va tout doucement plonger dans l'horreur, la folie. Et encore une fois, l'écriture allusive, métaphorique et très minutieuse d'Ariane Monnier exprime parfaitement la façon dont cette famille va progressivement, sans même s'en apercevoir, sombrer dans la monstruosité.
J'ai beaucoup aimé le portrait de cet être insupportable, pervers, ce despote qu'est le père avec tous ses principes rigides et son autorité tyrannique : ses gestes, ses expressions, ses tics de langage rendent très crédible ce personnage abject, dominateur, destructeur, pour qui seules les apparences comptent. Donner l'image d'une famille parfaite, quitte à refuser de voir ce qui dérange, quitte à nier l'évidence.

Un huis clos étouffant et terrifiant écrit dans une langue magnifique, envoûtante : Ariane Monnier, un auteur à suivre !