jeudi 30 août 2018

Dix-sept ans d'Éric Fottorino


 Éditions Gallimard
 ★★★★★ (Sublime!)

Pantelante, bouleversée, vidée, le corps mou, les mains tremblantes et la tête d'une fille inconsolable et insomniaque. C'est dans cet état que je rencontre une amie, responsable d'une médiathèque : « Alors, tes vacances ? », me demande-t-elle. Je bafouille lamentablement quelques mots sans aucun sens et très vite, j'en viens à ce qui me paraît être l'essentiel : « Écoute, dis-je dans un souffle, je viens de finir le dernier livre de Fottorino, lis-le, vraiment, lis-le ! Ce texte est d'une beauté absolue. Quelle écriture, mais quelle écriture ! Lis-le et commande-le très vite ! » 
Je suis là, physiquement dans les rues de ma ville, mais mon esprit est ailleurs, à leurs côtés, auprès du fils et de la mère, dans les ruelles du vieux Nice. La tête me tourne encore un peu. Je laisse mon amie éberluée. Elle connaît Fottorino, elle l'a fait venir dans sa médiathèque il y a quelques années. Au fond, je sais qu'elle n'est pas surprise malgré tout. A coup sûr, le livre sera bientôt sur le présentoir Nouveautés…
Bon, comment trouver les mots pour vous parler d'une telle splendeur ? Parce que… attention ! ce livre n'est pas seulement « touchant »  par son propos, non, il est aussi et surtout merveilleusement bien écrit. De la première à la dernière ligne. Pure magie, beauté absolue de ces dernières pages, moments de grâce et de poésie totale…
Allez, il faut que j'entre dans le sujet : si ce texte a indéniablement une dimension autobiographique, il est néanmoins appelé « roman ». Ah, la part du réel et de la fiction… J'imagine que dans les futures rencontres littéraires autour de son « roman », Éric Fottorino sera assailli par ce genre de questions. Moi, je ne veux pas savoir. Ce qu'il raconte là me convient parfaitement. La fiction me comble. Le reste… n'est que littérature !
À la fin d'un repas de famille, Éric, la cinquantaine, et ses deux frères sont priés d'écouter ce que leur mère a à leur confier. Pour les trois hommes, la révélation est un choc. Un petit pan de la vie de cette femme se trouve révélé au grand jour. Les frères dissimulent difficilement leur émotion. Mais Éric reste de marbre. Il s'en veut mais ça fait un bout de temps qu'il ressent sa mère comme une étrangère, quelqu'un qu'on regarde de loin, que l'on ne parvient pas à serrer dans ses bras, qu'on a, disons-le, du mal à aimer…
Chacun rentre chez soi et la vie continue…
Sauf que, pour Éric, ça bloque. Impossible d'avancer. Il lui faut savoir, aller voir, tenter de comprendre pourquoi une distance infranchissable l'empêche d'accéder à celle qui lui a donné la vie. Alors, il se rend là où il est né : Nice. Une ville qu'il ne connaît pas puisque tout de suite après sa naissance, la mère et l'enfant sont repartis à Bordeaux où la famille vivait. Il lui faut comprendre comment, alors qu'elle s'est retrouvée enceinte à dix-sept ans d'un homme qu'elle aimait, Moshé, un juif marocain, comment cette femme qu'il a toujours eu un mal fou à appeler « maman » a vécu cette mise en quarantaine, cette solitude absolue à une période de la vie où l'on a tellement besoin d'être entourée, rassurée, aimée.
Éric va donc partir dans un lieu que sa mère a quitté depuis longtemps, il va arpenter les rues de Nice, monter jusqu'au petit village d'Ascros où elle logeait, marchant à la rencontre de cette femme qu'il ne connaît pas.
Comment vous décrire ces pages, cette recherche d'une mère dans une ville où il l'imagine à chaque coin de rue, où il tente de saisir ce qu'elle a pu ressentir, elle, l'adolescente de dix-sept ans, à peine sortie de l'enfance, la façon dont elle a vécu cette immense solitude, loin de sa famille, loin de l'homme dont elle espérait encore le retour...
Le narrateur va peu à peu comprendre que pour se soumettre aux diktats de la société de l'époque, on l'a littéralement dépouillé : on lui a volé sa mère, son père, sa judéité, son identité. Il doit maintenant faire le chemin inverse, repartir aux sources afin de savoir qui il est, qui est celle qui l'a mis au monde, avançant à tâtons dans ce passé lointain où il n'était qu'un enfant, interrogeant celles et ceux qui ont connu cette femme ou croisé son chemin, s'accrochant à ce fil ténu qui petit à petit va le mener jusqu'à elle…
De nouveau, l'émotion me gagne.
J'arrête là.

C'est magnifique et la fin... inouïe. Une pure merveille...



mardi 28 août 2018

Swing Time de Zadie Smith


Édition Gallimard du monde entier
traduit de l'anglais par E.et P. Aronson

Quel titre bien trouvé pour ce roman qui pétille, ce feu d'artifice de personnages, de lieux, de situations, de thèmes aussi ! Certains s'en plaindront à coup sûr. Je m'en suis au contraire régalée. Parce que dans toute cette profusion, ce foisonnement, l'émotion domine, les coeurs battent à tout rompre, la danse folle et endiablée de la vie entraîne chacun des protagonistes là où ils n'imaginaient même pas aller. Et parfois sans possibilité de retour.
Si vous êtes prêts à vous lancer dans ce tourbillon, lâchez tout, oubliez le reste du monde et lancez-vous dans la danse !
Nous sommes dans une cité des quartiers nord-ouest de Londres en 1982. Deux gamines métisses se rencontrent au cours de danse de Mlle Isabel : Tracey et la narratrice. (Zadie Smith est elle-même née à Londres en 1975 d'un père anglais et d'une mère jamaïcaine.) Elles se passionnent toutes deux pour les comédies musicales mettant en scène Fred Astaire, Ginger Rogers (le titre du roman renvoie d'ailleurs à un film de George Stevens de 1936 dans lequel leur duo est complètement mythique !), Gene Kelly, Bill Robinson, Jeni Le Gon dont elles imitent les moindres jeux de pieds, sauts de cabris et pas glissés. Les gamines regardent en boucle ces comédies musicales hollywoodiennes sur le magnétoscope de Tracey en se gavant de sucreries.
L'enfance, le bonheur...
L'une, Tracey, est gâtée-pourrie par une mère qui joue à la poupée avec sa fille, la couvre de bijoux de pacotille et de paillettes, déverse la hotte du Père Noël dans sa chambre, lui achète un magnifique tutu, l'encourage à poursuivre ses études de danse. Tracey est douée et elle compte bien en tirer profit !
Au contraire, la narratrice manque de talent et ses pieds plats y sont pour quelque chose. Mais cela n'inquiète pas sa mère, bien au contraire : en effet, cette mère-intello-autodidacte a repris ses études, passe tout son temps le nez dans les livres, milite pour de nombreuses causes. « La plupart des samedis… j'accompagnais ma mère à telle ou telle manifestation, contre l'Afrique du Sud, contre le gouvernement, contre l'arme nucléaire, contre le racisme, contre les coupures budgétaires, contre la dérégulation financière, pour soutenir les syndicats enseignants, le Conseil du Grand Londres ou l'IRA » se plaint la narratrice. La mère s'engage à gauche, lutte contre les inégalités, se met au service de la collectivité en bonne marxiste qu'elle est. Bref, c'est une femme qui en veut et qui refuse de prendre la place que la société lui impose. Elle ne passera pas son temps aux fourneaux ni à s'occuper du linge. Quand elle travaille, la narratrice et son père sont priés de quitter l'appartement pour aller prendre l'air.
C'est pourquoi, elle souhaite que sa fille quitte cette cité dont, selon elle, elle ne tirera rien de bon. Pas question de l'habiller en poupée ni de la voir se passionner pour des cours de danse qu'elle trouve ridicules. Inutile de préciser qu'elle voit d'un très mauvais œil la relation amicale qu'elle entretient avec Tracey. Quant au père, il n'a pas son mot à dire : il subit, se tait, fier au fond d'être le mari d'une telle femme !
Comme vous vous en doutez, le destin séparera les inséparables : l'une poursuivra son école de danse, s'évertuant par la suite à trouver quelques rôles pour survivre, et l'autre achevant une scolarité plus classique et finissant par travailler pour une pop star internationale (dont elle s'est faite l'esclave selon sa mère), une certaine Aimee, espèce de Madonna ne sachant plus quoi faire de son argent et décidant de se lancer dans l'humanitaire en ouvrant une école pour filles en Afrique... Il s'agit là, je dirais, d'un autre « versant » du roman qui va un peu nous éloigner de la relation Tracey / la narratrice mais qui est totalement passionnant en raison des questions qu'il pose.
Des chapitres croisés nous feront suivre en parallèle et sur des époques différentes le destin de chacune de ces deux gamines qui, malgré des vies radicalement différentes, ne s'oublieront finalement jamais.
Si vous avez aimé les romans d'Elena Ferrante, vous ne pourrez qu'être emportés par cette fresque romanesque aux multiples personnages si vrais et si bien campés qu'on les croirait vivants !
Ce roman d'apprentissage aborde une foule de sujets tels que celui de l'amitié, de l'identité, de l'éducation, du rôle des femmes dans la société, de la relation mère-fille, de l'engagement politique, du racisme, du déterminisme social… Oui, la liste est longue mais le roman jongle parfaitement avec tous ces thèmes. Bel exercice mené par une virtuose !
Swing Time est un texte très rythmé mettant en scène de grands bonheurs, de beaux espoirs mais aussi d'amers constats et de profondes désillusions que ce soit dans les relations entre les gens ou les grands projets qu'ils entreprennent.
Telle est la vie.
Harmonieux pas de danse, sauts de l'ange et chutes cruelles.
Et ce, dans un monde qui bouge tellement qu'il semble bien difficile de se tenir en équilibre…
Une œuvre pleine de vie et dont vous sentirez le coeur battre…

Indispensable !

        

mardi 21 août 2018

Tenir jusqu'à l'aube de Carole Fives


Éditions l'Arbalète Gallimard
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

L'enfant n'a pas de nom ou bien il porte celui de tous les enfants. La mère non plus n'a pas de nom parce qu'elle ne sait plus qui elle est. Elle n'est plus que la mère, celle qui se lève la nuit lorsqu'il pleure, celle qui berce, console, rassure, raconte, lave, range, nettoie, accompagne, revient, repart, écoute, surveille, nourrit, habille, promène, apprend, montre et recommence chaque jour. La même chose. Toutes les mères sont semblables. Sauf que celle-ci fait tout toute seule, parce que le père est parti. J'allais dire : est-ce que ça change grand-chose ? Non, j'exagère, les pères ont changé, paraît-il. Certains oui. Beaucoup non. Il est facile de le constater. Alors, la mère se met entre parenthèses, elle oublie qu'elle est une femme, qu'elle aime se promener, écouter de la musique, aller au cinéma, rencontrer des gens. Elle travaille (pour gagner de l'argent) pendant que l'enfant dort, ou bien la nuit… S'épuisant doucement... Quand elle consulte des forums parce qu'elle n'en peut plus, on lui rappelle gentiment qu'elle est mère et que l'enfant passe avant. La société lui fait la leçon, la morale. Elle est coupable d'être seule avec un enfant : elle n'a pas su retenir son mari et puis, dans le fond, elle l'a voulu, cet enfant, elle l'a eu, elle doit maintenant se débrouiller avec !
Parfois, le soir, elle accomplit une chose interdite, une chose folle, secrète, honteuse : quand l'enfant est couché, profondément endormi, elle sort, dans la rue, cinq minutes d'abord, puis dix, puis encore un peu plus pour échapper à l'espace clos et étouffant de l'appartement. Respirer. Souffler. Juste un peu.
L'envie d'aller plus loin l'appelle, la tente chaque jour davantage. Un temps à soi, un espace à soi… Juste un microgramme de liberté. Comme la petite chèvre de Monsieur Seguin, l'herbe verte des hauts pâturages lui fait envie.
Mais il y a le loup…
Tenir jusqu'à l'aube évoque de façon très juste la difficulté d'être mère, le don de soi que suppose le fait d'avoir un enfant, notamment quand on est seul ou sans famille qui puisse aider, prendre le relais.
Élever un enfant est un bonheur, certes, mais qui peut très vite tourner au cauchemar, devenir un enfer si une petite pierre vient freiner le mécanisme, ralentir l'engrenage, voire le gripper complètement ! Parfois, il ne faut pas grand-chose pour que ça coince. Quelle femme n'a jamais ressenti cela ?
La description détaillée et très réaliste du quotidien de cette mère donne à voir de façon saisissante la façon dont elle s'enfonce lentement. Et nous, lecteurs, nous avançons en apnée dans ce récit tellement cette mère, de plus en plus fragilisée, semble marcher sur un fil sans filet… Combien de temps va-t-elle tenir ?
Le roman montre très justement que la société juge, condamne lorsque la femme a besoin de soutien ou aspire à autre chose qu'être mère, tandis que l'homme peut s'octroyer tout le temps qu'il veut pour son travail ou ses activités sportives. Les choses évoluent finalement bien doucement.
L'auteur pose un regard de sociologue sur une société qui a encore bien du chemin à accomplir à la fois dans les mentalités et dans la création de structures concrètes telles que des crèches (aux horaires souples) - quand je pense qu'à notre époque où les femmes travaillent, il faut pleurer pour avoir une place en crèche! Quelle misère !
Un roman féministe, percutant et très actuel qui met le doigt sur un vrai problème de société !

À méditer !


jeudi 2 août 2018

MA ZAD de Jean-Bernard Pouy


  Éditions Gallimard
  ★★★★★

Pourquoi n'avais-je jamais ouvert un livre de Jean-Bernard Pouy ? Il n'en est pas à son premier pourtant ! Et quel délice, quelle langue! Bon, allez, autant le dire tout de suite, je me suis régalée.
Si vous avez certainement entendu parler de la ZAD du barrage de Sivens et de Notre-Dame-des-Landes (au fait, ZAD signifie Zone d'Aménagement Différé, devenue Zone À Défendre pour les zadistes), vous ne connaissez peut-être pas encore celle de Zavenghem (Hauts-de-France) où un projet de plateforme multimodale est prévu pour accueillir les innombrables conteneurs venant du port de Dunkerque. Cela signifierait aussi l'ouverture d'usines, des camions et, bien évidemment, du bétonnage en veux-tu en voilà...
Adieu les salamandres, les crapauds et les fleurs des champs !
J'oubliais... les fermes et les familles qui y vivent depuis belle lurette.
Et ça tombe mal parce que la ferme de Camille est précisément à cinq kilomètres de ce lieu, et même si, au début, il a milité gentillet, comme ça, pour voir… maintenant, il se sent vraiment plus utile auprès des zadistes qu'ailleurs.
Que je vous présente Camille Destroit : il bossait (oui car ça, c'était avant la ZAD), il bossait donc à l'hyper Écobioplus de Cassel où il était « responsable des achats frais » - il cherchait des fournisseurs locaux et bio de préférence - mais il s'est fait virer parce qu'il a eu des ennuis avec la justice (à cause de la ZAD). Quarante balais, plus de boulot, plus de nana (Marie est partie), on a mis le feu à sa grange et en plus, il vient de se faire tabasser par des crânes rasés : bref, le moral est totalement en berne.
Or, il va rencontrer Claire, une zadiste, qui va l'aider à retrouver un semblant de sens à son existence et à reprendre la lutte contre l'ennemi juré : la famille Valter, Valter & frères, l'entreprise de BTP qui doit construire la fameuse plateforme multimodale (propriétaires aussi de l'Écobioplus, si vous voyez ce que je veux dire…)
Et puis, Camille a le coeur qui bat pour Claire. Elle pourrait lui demander la lune, il irait la chercher. Et… c'est bien ça le problème….
Quelles sont les vraies motivations de Claire ? Camille n'est-il pas en train d'être manipulé par cette belle rousse qui le trouble de plus en plus ? Qui est cette fille et d'où vient-elle ?
Comme je vous le disais, j'ai vraiment beaucoup aimé Ma ZAD : le personnage de Camille, plutôt tourmenté, particulièrement attachant, et celui de Claire qui demeure longtemps assez mystérieux. Il y a un très bon suspense qui tient le lecteur jusqu'au bout du roman (qu'on lit d'une traite!) Et … la langue : Jean-Bernard Pouy est un jongleur : les mots volent, les expressions fusent, tout est poésie dans ce texte. Métaphores, jeux de mots, gouaille populaire, références culturelles se mêlent et s'entremêlent sur un rythme effréné et bien sûr, ajoutez à cela, une bonne dose d'humour, et des envolées perso contre tout ce qui énerve l'auteur au plus haut point ! En un mot : c'est JUBILATOIRE !
Et les dernières pages vous laissent sur le cul, le ventre noué ! Vrai !
Allez, je vous laisse avec Camille et son chat Glütz.
Je les adore tous les deux. Vraiment !

Un polar social et engagé qui donne envie de lever à la fois le poing et .. le coude !