vendredi 28 décembre 2018

La seule histoire de Julian Barnes


Éditions Mercure de France
★★★★★ (magnifique)

Une seule histoire, on a tous une seule histoire d'amour. D'autres rencontres, d'autres émotions, d'autres baisers, mais une seule histoire.
Celle de Paul commence alors qu'il est encore un très jeune adulte un peu désoeuvré. Sa première année d'université vient de s'achever et il s'ennuie vaguement entre papa et maman dans sa gentille banlieue résidentielle londonienne. On est dans les années soixante, pas de portable pour joindre les copains, pas de réseaux sociaux pour se croire moins seul. Il reste à dormir le plus longtemps possible le matin, pour tuer le temps.
C'est là que la mère (elles ont toujours des idées géniales, les mères...) lui propose d'aller faire un tennis. Pas uniquement pour le tennis mais peut-être pour qu'il rencontre une jeune fille de bonne famille. Elles sont nombreuses à fréquenter le club, les jolies Caroline du coin. En bon fils, Paul obéit… Et fait semblant de s'investir dans des activités qui l'ennuient vaguement...
Jusqu'à ce que se profile un tournoi amateur double mixte et des partenaires tirés au sort : notre Paul se retrouve à jouer avec une certaine Mrs Susan Macleod, quarante-huit ans, mariée à un certain Gordon Macleod (dit Mr Elephant Pants, gentil surnom donné par sa femme), deux filles universitaires : Miss G. et Miss N.S., et une vie bien rangée.
Un truc a lieu, le courant passe, comme on dit...
Paul va fréquenter régulièrement la maison des Macleod, pour un thé, une discussion avec Susan ou son mari. Quelquefois, ils rendent visite à une amie de Susan, une certaine Joan, une originale au caractère bien trempé, un peu portée sur le gin (un personnage extraordinaire!)…
Et puis, un jour, le premier baiser… Et une histoire d'amour, la première pour Paul - c'est moins sûr pour Susan - naît entre ce jeune adulte encore étudiant en droit et cette femme mûre... deux êtres que beaucoup de gens et de choses opposent…
Mais Paul n'avait pas imaginé de quoi l'avenir serait fait, et quel serait le mal qui rongerait SusanEst-il possible de penser au pire quand on est jeune et qu'on n'a aucune expérience de l'existence ?
Ce qui est sûr, c'est qu'à jamais sa vie sera marquée par ce premier amour : « Un premier amour détermine une vie pour toujours : c'est ce que j'ai découvert au fil des ans. Il n'occupe pas forcément un rang supérieur à celui des amours ultérieures, mais elles seront toujours affectées par son existence... » 
Finalement, vaut-il mieux avoir connu l'amour, la passion au risque d'y laisser sa jeunesse et de beaucoup souffrir ou n'avoir jamais aimé ? Est-il préférable « d'aimer moins pour moins souffrir ?» Au fond, a-t-on le choix ?
«… je me remémore le passé, je ne le reconstruis pas. Alors il n'y aura pas beaucoup d'arrangements de décor. Vous pourriez en préférer davantage. Vous pourriez être habitué à plus. Mais je n'y peux rien. Je n'essaie pas de vous raconter une histoire imaginée ; j'essaie de vous dire la vérité.» 
C'est effectivement ce qui m'a frappée dans cet admirable texte empreint d'une profonde mélancolie, à savoir ses accents de vérité, de sincérité, de vécu. Cette histoire d'amour - non dénuée d'humour - nous est relatée dans le détail, avec beaucoup de minutie et de subtilité, ce qui la rend très crédible : des grands bonheurs du début jusqu'à la découverte d'une réalité terrible qui vient tout bouleverser et la fin, la terrible fin de l'amour qui se délite et finit par se perdre, comme rattrapé par le quotidien...
Beaucoup de sensibilité dans les mots de ce narrateur qui jette un regard en arrière pour contempler sa vie, l'histoire de son amour avec Susan et l'impact du temps sur ses sentiments.
Un texte bouleversant qui dit simplement ce qu'est la vie, sans illusions.
Magnifique.






samedi 15 décembre 2018

Trajectoire de Richard Russo


Éditions La Table Ronde
Collection Quai Voltaire
★★★★★ (J'ai beaucoup aimé)

Trajectoire au singulier et pourtant c'est bien de quatre trajectoires dont il est question dans ces longues nouvelles ou courts romans qui mettent en scène des personnages ordinaires, des gens comme vous et moi, qui, à un moment donné de leur vie, souvent poussés par le hasard, sont amenés à repenser au passé. Un retour en arrière qui leur fera considérer les choses autrement, qui les amènera à se demander s'ils ont fait le bon choix, si au fond, une autre route ne les aurait pas conduits vers un ailleurs meilleur peut-être, différent sans doute. Un regard vers le passé qui leur permettra de repartir vers un avenir, disons, peut-être plus apaisé.
Quatre nouvelles donc dans lesquelles les personnages prennent conscience qu'ils n'ont peut-être pas vécu la vie dont ils rêvaient mais qu'il leur faut tout de même avancer.
Face à James Cox, son étudiant, Janet est perplexe : il a triché, elle en est bien persuadée, mais elle ne sait comment réagir. Elle repense soudain au moment où, fière de son travail, elle s'était présentée un jour devant le fameux professeur Marcus Bellamy, celui qu'elle admirait tant et dont elle espérait des encouragements ou bien même, dans le secret de son coeur, des félicitations. Et pourtant, les mots qu'elle entendit ce jour-là ne furent pas ceux auxquels elle s'attendait : « C'est un devoir soigné. Impeccable. Seulement, ce n'est pas le vôtre… C'est comme si vous n'existiez pas. »
En quoi, au fond, était-elle différente de ce James Cox qui est maintenant en face d'elle et dont elle ne sait que faire tandis que le doute s'empare d'elle ?
Depuis cette rencontre avec ce professeur, a-t-elle vraiment réussi à être elle-même, à se révéler, à exister ou bien s'est-elle fondue dans un moule, le moule de l'Université et dans une pensée et un discours formatés ? Est-elle différente de ce gamin qu'elle accuse de plagiat et qui la regarde d'un air vaguement moqueur,  s'interroge Janet dans la première nouvelle intitulée « Cavalier »?
Dans « Voix », mon récit préféré, un petit groupe de personnes originaires du Massachusetts arrivent à Venise pour la Biennale et parmi elles, se trouvent deux frères très différents l'un de l'autre : Nate, professeur d'université, célibataire, dépressif, doutant beaucoup de lui-même et Julian, le fonceur, le dominateur, le séducteur. Ils se sont peu vus ces derniers temps et leurs relations sont assez tendues. Pourquoi Julian a-t-il fait signe à son frère ? Que cherche-t-il ? Attend-il quelque chose, espère-t-il un changement ? Depuis l'enfance, depuis une mère alcoolique avec laquelle ils n'ont pas eu la même relation, chaque jour les a éloignés l'un de l'autre… Vont-ils profiter de ce voyage pour se retrouver ? Les petites ruelles de Venise ne risquent-elles pas de les perdre encore davantage ? Heureusement, les téléphones portables permettent de se rejoindre plus facilement qu'avant… encore faut-il tomber sur autre chose qu'une messagerie. Drôle de voyage pour ces deux frères… Tandis que le passé resurgit et vient assombrir un présent déjà bien terne, il faudra faire face et tenter de s'accepter tel qu'on est, condition nécessaire pour aller enfin vers l'autre, le frère, et l'aimer, enfin.
Deux autres nouvelles encore : « Intervention » dans laquelle Ray, agent immobilier, essaie de vendre à un couple de Texans pas piqués des vers la maison surchargée de souvenirs d'une amie, tentant d'oublier ponctuellement une tumeur maligne pour laquelle il doit prendre un rendez-vous. Ce qu'il ne fait pas, reproduisant ainsi les erreurs de son père dont l'attitude le hante. Enfin, « Milton et Marcus » met en scène un narrateur romancier, Ryan, qui va accepter de retravailler un scénario pour un producteur de cinéma hollywoodien - pacte avec le diable - dans un but qui lui tient à coeur : avoir suffisamment d'argent pour pouvoir soigner sa femme.
Les personnages de Russo, en butte à leur questionnement existentiel, à leurs doutes ou bien à leur maladie qui les empêchent de s'accepter, de s'aimer, d'être en phase avec eux-mêmes, sont tous à un tournant de leur vie. Ils ont quarante, cinquante, soixante ans, ces âges où l'on s'interroge, où l'on fait un bilan parce que l'on sait qu'il y a plus derrière que devant.
C'est avec un sens du détail inouï, une très grande sensibilité et beaucoup de finesse que Richard Russo peint des personnages en souffrance qui, confrontés soudain à un événement douloureux du passé qui refait surface, finissent par avoir une nouvelle lecture d'un présent qu'ils vivent mal et qui pèse trop lourd. Soudain plus lucides, ils acquièrent alors la capacité de considérer leur trajectoire, de l'analyser, d'en soupçonner toutes les variantes qu'il leur aurait été possible d'envisager, et surtout, ils trouvent la force de poursuivre le chemin déjà commencé.
Il y a beaucoup de mélancolie qui émane de ces pages, l'idée que la vie, au fond, n'a rien d'un long fleuve tranquille et que chacun s'en tire à sa façon, c'est-à-dire comme il peut.
Pas beaucoup d'illusions en somme dans ces récits où les personnages sont parfois drôles, émouvants et toujours très humains. On ressent beaucoup de tendresse de la part de Russo pour l'humanité telle qu'elle est : médiocre, ordinaire, fragile, vulnérable et en même temps si attachante, si forte, si courageuse.

Magnifique !



mercredi 5 décembre 2018

Sur le ciel effondré de Colin Niel


Éditions du Rouergue noir
★★★★★ (magistral!)

IMMENSE, IMMENSE coup de coeur pour ce polar absolument génial de Colin Niel ! Je suis vraiment très impressionnée par le travail considérable de documentation qu'il suppose, par la qualité de l'écriture dont il témoigne et par une intrigue super bien ficelée qui nous captive jusqu'à la dernière ligne.
Comment vous dire ? Franchement, avant la lecture de ce roman, je n'aurais pas pu vous raconter grand-chose de la Guyane : un département français, un centre spatial (Kourou), un bagne autrefois, un climat équatorial étouffant, des moustiques voraces (dengue, chikungunya ?…) Quant à citer précisément tous les pays frontaliers… hum, hum… 
Autant vous dire que je ne savais rien ou à peu près. Eh bien maintenant, je sais TOUT… non, bien sûr, je plaisante ! Mais en revanche, je crois que je n'ai jamais eu autant le sentiment de voyager, de découvrir, grâce à un livre, un territoire si différent du mien et d'en comprendre un peu les problématiques actuelles. Bref, j'ai l'impression de revenir d'un périple incroyable et ultra-dépaysant.
Bon, d'abord, il faut quand même que je vous avertisse, vous allez perdre vos repères, votre petite zone de confort… Tout est très très exotique : les noms… des personnages mais aussi des lieux, des plats, de la flore, de la faune, des fêtes traditionnelles et j'en passe, ils nous sont évidemment très étrangers et participent de ce dépaysement dont je vous parlais plus haut. Au début, on tâtonne un peu mais ça va vite, on prend ses repères, on s'acclimate quoi… Sachez donc que vous allez goûter au cachiri (bière traditionnelle), au manioc, à la patate douce et au poisson boucané, vous allez rencontrer iguane, engoulevent, piaye écureuil (un oiseau!) et jaguar « l'animal-roi » si vous êtes chanceux (façon de parler!) et contempler fromagers, bananiers et papayers… (ça fait rêver!)
Une carte, au début du roman, permet aussi de se repérer, géographiquement parlant. J'ai complété par des recherches sur Internet afin de voir des photos des lieux décrits.
Quand je vous dis que j'ai VRAIMENT eu l'impression de faire un VOYAGE !!!
Alors, le sujet : le roman commence par une arrestation plutôt musclée d'un certain Eduardinho, un chef de bande armé jusqu'aux dents que l'on soupçonne de rançonner les garimpeiros (chercheurs d'or clandestins) brésiliens qui pillent le sol de la Guyane sans se soucier de l'impact dévastateur de leur activité sur l'environnement.
Dans les pirogues, avec quelques gars du GIGN, attendent le lieutenant Cédric Vigier, un « métro » chef de brigade à Maripasoula, le capitaine André Anato, Ndjuka, Noir-Marron en quête de ses origines (un Noir-Marron est un descendant d'esclave noir révolté), et l'adjudante Angélique Blakaman, une Aluku Noire-Marron, elle aussi, originaire de Maripasoula. C'est elle qui a eu les infos. Blakaman est revenue de l'Hexagone défigurée. Décorée mais défigurée. Et mutique sur ce passé douloureux. « Une chieuse disaient certains » mais impeccable et surinvestie sur le plan du boulot. Elle se sent, depuis son séjour en métropole, presque étrangère à son pays et aux siens.
C'est une prostituée brésilienne qui l'a mise sur la piste des trafiquants mais aussi un certain Tapwili Maloko, un Wayana dont Blakaman est peut-être secrètement tombée amoureuse. Ce Tapwili, habitant de Wïlïpuk (on est dans le sud de la Guyane), lutte farouchement et depuis fort longtemps contre l'orpaillage (orpillage comme on dit parfois!), un vrai fléau écologique à cause du mercure qui empoisonne le sous-sol guyanais. Il lutte sans merci pour la protection des espaces naturels du Haut-Maroni et sa très riche biodiversité. Il souffre de voir son fils Tipoy se désintéresser de plus en plus des coutumes amérindiennes pour se tourner vers les mirages de l'Occident.
Or, un appel survient à la brigade de Maripasoula : le fils de Tapwili Maloko a disparu. Départ immédiat de la brigade. Deux heures de pirogue pour arriver dans ce village amérindien du Haut-Maroni! Avec une Blakaman prête à tout pour ramener le fils de cet homme qui la fascine et dont elle est peut-être secrètement amoureuse !
A cette mystérieuse et très inquiétante disparition (un suicide ?, c'est tellement fréquent chez les ados amérindiens) s'ajoute une insécurité galopante : homicides, vols à main armée, violences entre bandes, braquages à domicile où l'on retrouve des victimes ligotées avec les câbles de leur box Internet… Bref, la police est sur les dents.
Sur le ciel effondré est un roman extrêmement riche par la variété des sujets qu'il aborde : il nous fait découvrir une géographie, Maripasoula et la région du Haut-Maroni, le long du fleuve Maroni, frontalier avec le Suriname, au beau milieu d'une forêt amazonienne d'une telle densité que les orpailleurs peuvent développer leurs exploitations sans être inquiétés. Ce livre met aussi en scène un peuple (terme que l'on est presque tenté de mettre au pluriel) composé d'hommes et de femmes d'origines géographiques, communautaires et ethniques très différentes, ce qui entraîne une cohabitation difficile, d'autant que les croyances sont, elles aussi, multiples, allant du chamanisme au catholicisme en passant par un culte évangélique qui se propage très vite.
Les problèmes socio-économiques sont eux aussi au coeur même de ce roman : un chômage galopant : « le désastre des trois 50 %: 50 % de jeunes dans la population, 50 % sans diplômes, 50 % au chômage », une grande misère, des gens qui survivent grâce au RSA, un désoeuvrement qui tourne à la violence, alcool, drogue et un État français implanté bien trop loin et qui comprend mal les problèmes rencontrés par les autochtones. Par ailleurs, les mœurs et les traditions ancestrales se perdent à la vitesse grand V : les jeunes sont attirés par ce qu'aiment tous les adolescents de la planète : les téléphones portables, les jeux vidéo, la mode et la musique. Et les générations ont bien du mal à communiquer entre elles !
Bref, c'est un roman passionnant et je ne vous ai pas parlé des nombreuses intrigues et du suspense omniprésent qui nous tient en haleine jusqu'au bout !

Un pavé de 500 pages qui s'avale d'un coup !