mardi 24 novembre 2020

Yoga d'Emmanuel Carrère



Lettre 3:

Souvent, quand je te lis, Manu, j'ai l'impression d'entendre parler un personnage de Dostoïevski. Il y a quelque chose de fondamentalement humain dans la misère que tu exprimes et j'entends comme une plainte sourde qui dit ta souffrance et ton malheur. Tu écris souvent « Je ne suis pas un homme bon » et tu vois, ces mots, dans leur simplicité, dans leur candeur, sont un aveu qui me bouleverse. Qui dit cela ? Qui se met à nu comme tu le fais ? Personne Manu. Personne. Parce que nous sommes tous très attachés à nos illusions. Et puis, parce que, dans le fond, tout le monde s'en fout d'être un homme bon. On ne court plus après ça. L'homme moderne cherche autre chose. Et toi, Manu, tu nous sors un truc de derrière les fagots, presque ringard, d'une autre époque et qui te turlupine et te rend malheureux. Tu n'es pas bon. Tu aimerais devenir meilleur. Et quand tu me dis ça, j'ai juste l'impression d'avoir un petit garçon devant moi, un enfant qui aurait fait une grosse bêtise et ne s'en remettrait pas. Dans une crise de larmes, il avouerait ses fautes. Et on le sentirait définitivement inconsolable. Et ce petit garçon, c'est toi Manu. Et cette culpabilité que tu traînes comme un fardeau, parce que c'est bien ça, hein, le problème ? Eh bien, cette culpabilité pour le mal que tu penses avoir fait et que tu penses faire encore et toujours, la douleur immense qui est la tienne (et qui t'empêche de vivre), je la vois comme celle du Christ… Tu veux faire grand mais tu n'es qu'un homme, enfermé dans sa petitesse, fatigué de ses limites, usé par son narcissisme et ses obsessions. Tu aimerais, dans le fond, quitter cette nature qui te confine à la médiocrité, qui t'enferme dans la mesquinerie, l'inconsistance et le mensonge. Mais tu es un homme, Manu.

Alors, tu t'es peut-être dit : si je pouvais me donner aux autres pour me faire pardonner… et embarquer avec moi, dans ce projet fou, ceux que j'aime, ceux que j'ai aimés et peut-être aussi, ceux qui me lisent… Pour qu'ils soient pardonnés, eux aussi. N'est-ce pas cela que tu recherches à travers l'écriture, un moyen de t'abandonner, d'abandonner ce que tu es. Quelque chose qui a à voir avec le sacrifice... Il me semble que c'est ce que tu fais quand tu écris : tu t'offres, tu t'exposes dans toute ta nudité, dans toute ta misère, dans toute ta pauvreté. Et tu vois, d'une certaine façon, (mais je me trompe peut-être), je me dis que ton projet n'est pas si éloigné que ça de celui de Jean-Baptiste Clamence : dans une « confession calculée » et en nous tendant un miroir, nous entraîner avec toi, dans ta chute. Qu'on se casse la gueule, qu'on se vautre bien, que ça fasse mal… Et qu'on s'en relève différent, changé, meilleur... Te purifier et nous purifier, nous sortir de nos « eaux pourries ». Malgré nous. Pour nous.

Quelle entreprise Manu… Trop ambitieuse pour tes petites épaules, trop démesurée pour ton âme si fragile. Mais tellement belle...

Et comme le critique qui t'avait rendu visite (Wyatt Mason – quelle intelligence que cet homme), j'ai envie de te consoler, juste en te serrant dans mes bras - existe-t-il d'autres façons de consoler ?

Je voulais aussi te dire une autre chose Manu. Tu écris qu'aimer est une des plus belles choses qui existent au monde, la seule qui rende heureux et vivant. Et tu nous offres une fin de roman pleine de promesses. Franchement, allez, je te le dis, on sent que tu fais ça pour nous faire plaisir. On n'y croit pas vraiment (et toi non plus je pense), mais c'est pas grave, tu as la fin que tu recherchais, une note positive et belle, « un espace de joie »… Je voulais juste te remercier de nous avoir fait ce dernier don (qui a dû te coûter cher), de t'être efforcé de le faire, d'avoir, pour nous, accepté d'achever ton texte comme s'il était un roman… Par une parole gentille et légère, pleine de promesse en un avenir auquel tu n'as jamais cru vraiment pour toi (ni pour nous d'ailleurs - mais peut-être plus pour nous que pour toi…)

Tu n'as pas voulu nous laisser seuls avec notre croix trop lourde à porter, alors tu nous as parlé d'amour…

T'es vraiment un homme bon, Manu...


jeudi 12 novembre 2020

Yoga d'Emmanuel Carrère


Lettre 2 :


Parfois je me demande, Manu, ce qui m'intéresse dans tes textes. Je veux dire, ce qui m'intéresse VRAIMENT. Franchement, a priori rien ou pas grand-chose. Le yoga (comme tu l'auras un peu deviné dans ma précédente lettre), c'est pas trop mon truc. Mais y a pire, bien pire même : tiens, par exemple, de mémoire : ton histoire de crédit revolving et de lois sur le surendettement (« D'autres vies… ») mais qu'est-ce que j'en avais à faire ? Rien. Absolument rien. Et pourtant...

Pourtant, il te suffit de deux lignes pour m'embarquer, me ferrer, me ravir : je dévore tout ce que tu racontes comme si on m'avait privée de bouquins pendant douze confinements… Et ça marche avec n'importe quel sujet. Tu pourrais décrire les différentes méthodes de forage (havage, battage, rotary, tarière, marteau fond de trou…) ou la fabrication du poiré dans une ferme du Domfrontais (pilage, pressurage, soutirage, fermentation, mise en bouteilles...) que t'en ferais à coup sûr un vrai page-turner, un truc qu'on pourrait plus lâcher et dont on se dirait soudain : « Mais comment j'ai fait pour vivre sans m'intéresser à cette chose passionnante pendant si longtemps ? » Et ce dont tu te foutais complètement deux secondes avant devient essentiel, indispensable, nécessaire même, car on a le sentiment que ça va nous mener là où on n'a jamais pensé mettre les pieds (ce qui est le cas!) et nous apporter quelque chose de fondamental, de précieux, comme un éclairage nouveau sur le monde et peut-être même précisément ce qui nous manquait peut-être pour mieux le comprendre, ce foutu monde, et y être heureux.

Et donc, tes histoires de yoga… si elles m'ont intéressée (ce qui est déjà un exploit !), je n'ai pas eu pour autant envie de me pencher davantage sur cette discipline, de lire d'autres ouvrages à ce sujet. Non, vois-tu, la seule chose qui m'intéresse c'est Carrère qui parle du yoga. C'est Carrère qui parle. Point barre.

Alors pourquoi ? Comment ça marche ? J'ai quelques pistes. On pourrait, je pense, en trouver d'autres. D'abord, il y a la langue : très limpide, très précise, hyper fluide et qui rend d'une clarté folle le truc le plus complexe, le plus ardu, le moins digeste. Et franchement, je suis sûre que ça doit te donner un boulot de dingue (comme dirait notre président) de dire les choses si simplement. J'avais tenté dans une chronique sur un livre de J.P Toussaint d'expliquer aux gens un truc que je ne comprenais pas moi-même (mais alors PAS DU TOUT) : les bitcoins. Je te jure, j'avais passé deux heures à écrire trois lignes. C'est le truc le plus difficile qui existe au monde. Simplifier. Rendre clair ce qui est compliqué. Et toi, t'es un as. Et non seulement tout est clair comme de l'eau de roche mais cette clarté rend l'exposé passionnant. On comprend que dans le monde des choses incroyables existent et on ne le savait pas. Et on n'en revient pas. On a même l'impression (mais ça ne dure pas longtemps) d'être génial… (t'aurais dû être prof, Manu)

Et puis, ce que je trouve fabuleux aussi, ce sont tes angles d'approche. Ils me surprennent toujours. Quand t'amènes un sujet, on ne sait jamais comment tu vas l'aborder et on est toujours incroyablement surpris. Un exemple : quand j'ai su que dans ton bouquin, tu allais parler de terrorisme, de Charlie etc, je me suis dit « ok, c'est reparti ». J'avais lu « Le lambeau » et j'avais pas plus envie que ça de me replonger dans l'horreur. Bon, t'en parles un peu, évidemment mais tu sais ce dont je vais me souvenir ? De la pelisse de Bernard Maris. De ce qu'elle disait de lui. De la complexité et des diverses facettes de cet homme. Bref, je vais me souvenir d'un homme vivant. Et a priori, on n'était pas parti pour...

(Tiens, je ne sais pas pourquoi, soudain je pense au manteau d'Akaki Akakievitch et de ce que sa perte va révéler de profondément et de terriblement humain chez ce personnage…) Tu opères souvent un virage inattendu qui, finalement, va permettre de découvrir un visage nouveau, un paysage plus vaste, plus large (et souvent, vachement plus beau). Et tu vois, j'irai encore plus loin : en partant du particulier, du détail, tu ouvres vers le grand, le large, l'humanité, l'universel. Et du coup, ce que tu dis concerne tout le monde, implique tout le monde, touche tout le monde. Parce que ( et tu vois, dans les romans russes, c'est exactement la même chose) quoi que tu dises, qui que tu évoques, quel que soit le sujet que tu abordes, on touche toujours avec toi à l'essence même de l'humanité, à quelque chose d'infiniment et de profondément humain…

Et puis, dernier truc Manu, (c'est trop long ce que j'écris…), tes scènes, franchement, elles sont splendides. Et je vais te dire, j'm'en fous de savoir si tu les as vécues ou pas (en vrai je veux dire). Je sais que lorsque tu les as écrites, t'y étais forcément. T'as dansé avec Erica sur la Polonaise « héroïque » de Chopin (et que c'était beau...) et tes attentes au consulat d'Irak (j'ai adoré !) et ton enfermement dans une chambre d'hôtel à Belle-Île en plein mois d'août pour apprendre la dactylographie alors que tout le monde pensait que tu écrivais un roman (génial!) et puis et puis... cette scène où ton éditeur Paul Otchakovsky-Laurens te dit que si tu écrivais avec tous tes doigts, ton écriture serait DIFFÉRENTE (incroyable !)

Allez, j'arrête. C'est vraiment trop long mon truc…

Mais toi, n'arrête jamais Manu !

Porte-toi bien.



 

mardi 10 novembre 2020

Yoga d'Emmanuel Carrère

Éditions P.O.L
★★★★★

Lettre 1 :

Non mais franchement, que diable allais-tu faire dans cette galère ? Du yoga ! Non mais, je rêve Manu, je rêve ! C'est pas pour toi, le yoga, Manu ! Non ! Vraiment pas ! Balance ton zafu, prends tes chaussures de marche, pars dans les Pyrénées, fais le tour du lac Baïkal, bouge-toi, crapahute, rampe, cours, transpire, crache tes poumons, mouille ta chemise, tue-toi à l'effort mais surtout PAS DE YOGA POUR TOI (ni de méditation, évidemment!) Pas d'immobilité, pas de calme, pas d'inaction ! Fuis la quiétude. C'est précisément là que tu seras constamment assailli, bouffé, poursuivi, laminé par les affreux vritti (sales Érynies) qui ne te lâcheront pas. C'était mal barré ce stage comment déjà ? « Vipassana ». « Vipassana »… Je te sens le regard tellement aiguisé, si gentiment ironique, Manu, que je sais que ça ne va pas le faire. T'es pas dedans, Manu. T'es toujours à côté, sur ta petite chaise de plastique blanc ... Tu regardes les autres, tu analyses, tu notes dans ta tête parce qu'il y a ce prochain bouquin qui se profile… Tu sais, ton petit livre « souriant et subtil  sur le yoga » (comme si tu avais pu une seule seconde envisager d'écrire un livre « souriant ») Franchement, Manu, tu m'as fait rire, tellement rire. Je sais, ce n'est pas un livre drôle et pourtant, tu sais qu'il est drôle parce qu'entre toi et le yoga, c'est pas une fissure qu'il y a, c'est pas un interstice, un hiatus non, c'est un précipice, une crevasse, un abîme… Un truc béant qui à mon avis n'a rien arrangé de la galère que tu vivais. Et je pense qu'au fond de toi tu le sais, et c'est pas grave parce que t'as appris plein de trucs passionnants (c'est d'ailleurs très intéressant tout ce que tu nous racontes sur le yoga… très très...) et tu as rencontré des gens bien sages et d'autres un peu fracassés qui se sont dit qu'ils pourraient peut-être s'en tirer eux aussi avec ça…

Mais t'es pas sage Manu et tu ne le seras jamais.

En tout cas, j'ai ri quand tu as décrit l'arrivée des stagiaires, les postures de chacun... L'évocation de ton prof, Monsieur Ribotton... Et l'intérieur de tes narines… Je savais très bien que tu ne resterais pas deux secondes coincé à l'intérieur de tes narines. T'as autre chose à faire et dans le fond, tu t'en fous, hein, de l'intérieur de tes narines, comme de ta dernière chemise...

Oui, je sais, « prendre les choses comme elles sont ». C'est bien là le problème. T'en es pas capable. Autrement tu passerais pas ton temps à écrire ce que tu écris. Tu serais heureux. T'en prendrais ton parti. Et ça, tu peux pas. Et tant mieux. Parce que tu vois, c'est justement ce que j'aime chez toi, le fait que tu ne « coïncide» ni avec le monde ni avec la vie (encore moins avec le yoga). Non, t'es toujours spectateur, tu regardes, tu vois, tu observes, tu entends, tu notes, tu enregistres, tu collectionnes même un peu, hein ? T'es sans cesse en reportage. Tu tires du monde, des gens, des lieux la matière même dont tu nourris tes livres. Et tu gardes ça bien au chaud, dans un coin... Tu verras ce que tu en feras plus tard de toute cette matière. Tu dis que c'est difficile pour toi d' « expirer » et que limite si t'es pas un peu mal à l'aise de vouloir tout garder pour toi ? C'est normal que tu retiennes, Manu. Et tu retiens parce que tu as besoin de tout ce que tu as accumulé, amassé, thésaurisé. Tu te nourris des autres. De ce qu'ils sont. De leur vie. C'est certainement un peu lourd à porter. Et que tu le veuilles ou non, tu écris même quand tu n'écris pas. Si tu « coïncidais », tu ne pourrais plus écrire. Tu vivrais. Et c'est tout. Mais tu écris. Et c'est autre chose.

Je sais, c'est pas hyper confortable comme situation mais ça donne des textes comme les tiens, d'une humanité folle et d'une poésie insensée.

Cherche pas à « coïncider » Manu. Je sais, c'est pas forcément de tout repos. C'est même souvent bizarre d'être sur le vélo et de se regarder pédaler. Mais tes textes, ils sont sublimes.

Prends soin de toi.