J'ai fait une énorme bêtise, une grosse bourde, un impair irréparable…
J'ai terminé « Chevreuse » il y a cinq jours et là, maintenant, au moment de commencer ma chronique, je me rends compte que j'ai complètement oublié le sujet du livre. Et quand je dis « complètement », ce n'est pas un effet de style, ni une posture modianesque !
Pas grave, me direz-vous, et vous aurez sans doute raison. On s'en moque totalement du sujet. Ce qui compte, c'est l'atmosphère. Et dans ce 44e roman, franchement, on est servi ! J'ai lu je ne sais où que dans sa jeunesse Modiano avait été un éthéromane assidu. Je ne sais pas si ceci a à voir avec cela (attention, je plaisante, hein, j'adore Modiano, j'ai moi-même la tête comme une passoire sans jamais avoir rien consommé - enfin, pas grand-chose...), mais franchement, dans ce dernier roman, son personnage (dont j'ai oublié le nom) semble atteint d'un Alzheimer +++ qui frise quasiment la parodie, un délice!
Il erre comme un somnambule dans les rues parisiennes, se demande « jusqu'à quelle limite on peut rêver sa vie », oublie le nom des gens, les confond, compose des numéros de téléphone à la « Auteuil 15.28 » au lieu des sept chiffres attendus (se désole d'ailleurs de la disparition de l'indicatif des anciens numéros qui permettait de savoir dans quel quartier on appelait « et cela facilitait les recherches »). Dans son esprit, les événements se superposent, les lieux se mélangent ou disparaissent de l'espace, voire des cartes : « tous les points de repère s'étaient effacés avec le temps, de sorte que ces deux événements, vus de si loin, lui paraissaient simultanés, et même finissaient par se mêler l'un à l'autre, comme deux photos différentes que l'on aurait brouillées par un processus de surimpression. » Le passé revient sous forme d'éclats épars et opaques : « un détail en ramenait parfois d'autres dans sa mémoire, agglutinés au premier, comme le courant ramène des paquets d'algues en décomposition», les noms propres ont encore quelques résonances familières et lointaines, « il ne comprenait pas qui étaient exactement ces gens, et les explications de Camille manquaient de précision », les pages des agendas restent blanches, on peut téléphoner aux renseignements quand on ne sait pas, quand on ne sait plus... Les sensations sont-elles celles d'autrefois ou d'aujourd'hui ? Difficile de savoir : « Il se demandait s'il avait bien dit sur le moment : « Je n'ai jamais vu un printemps aussi beau à Paris », ou si ce n'était pas plutôt le souvenir de ce printemps-là qui lui faisait écrire ces mots aujourd'hui, cinquante ans après. Il y avait de fortes probabilités qu'il n'ait rien dit du tout. » La mémoire semble définitivement perdue, l'enfance s'estompe tout à fait : l'on atteint un degré supplémentaire dans l'oubli et la nostalgie s'empare des lieux, des êtres et des choses… Même la lumière n'a plus la même intensité…
C'est très beau, très triste aussi…
« À cette époque, il n'avait cessé de marcher à travers Paris dans une lumière qui donnait aux personnes qu'il croisait et aux rues une très vive phosphorescence. Puis, peu à peu, en vieillissant, il avait remarqué que la lumière s'était appauvrie ; elle rendait désormais aux gens et aux choses leurs vrais aspects et leurs vraies couleurs – les couleurs ternes de la vie courante. Il se disait que son attention de spectateur nocturne avait faibli elle aussi. Mais peut-être qu'après tant d'années ce monde et ces rues avaient changé au point de ne plus rien évoquer pour lui. »
Cette musique, je ne m'en lasserai jamais...