C’est un chant d’amour
qu’Emanuele Tonon nous donne à entendre, une parole qui dit et redit,
inlassablement, à la mère morte, l’amour d’un fils perdu, abandonné par
« la seule à pouvoir aimer » cet « orphelin devenu fou ».
Depuis la perte, la culpabilité opère,
venin insidieux qui répand chaque jour sa dose de poison mortel dans les veines
de l’homme déjà affaibli et ne tenant debout que par les psychotropes. Coupable
de s’être développé dans ce corps qui n’en voulait pas, coupable d’avoir mal
vécu tout ce temps, d’avoir inquiété la mère, d’être « l’ennemi qui ne t’a
pas sauvée, l’ennemi qui a commencé à sucer ta vie déjà dans ton ventre de
petite fille ». Hymne à la mère « qui a adoré son bourreau »,
ce « fils d’une putain » qui n’a pas su la soigner.
Nécessité absolue de parler
d’elle pour la faire revivre et enfin placer dans la lumière cette femme qu’il
a fallu cacher parce qu’elle portait l’enfant d’un viol. Deux ans chez les
sœurs loin de sa famille et la tentation d’en finir parfois. Mais l’enfant qui
s’agite dans le ventre ramène à la vie : « Je t’ai fait revenir dans
le monde. »
Le fils ne sait pas tout car la
mère s’est tue. Il a dû demander pour combler les vides, les creux, remplir les
silences: « Il est des mystères de toi que je ne pourrai jamais connaître »
dit le fils qui murmure : « J’ai besoin de faire mémoire de
toi… »
Et puis, il faut apprendre à
vivre sans elle. Préparer un café qui n’aura jamais le goût de son café, se
plonger dans la notice de la machine à laver, faire les gestes qu’elle faisait
en se demandant comment elle les faisait, elle, si petite, si faible.
S’apercevoir soudain qu’on n’avait
pas pris le temps de se voir, de s’aimer assez fort, de se le dire en tout cas.
Poser le regard sur le petit pyjama bleu parfumé si bien plié sur le radiateur,
ouvrir le livre à la page où elle l’avait laissé, s’asseoir sur le lit si bien
fait et se rendre compte soudain que l’on a été « aveugle à la merveille
des petites réalités ».
Vivre sans celle qui s’est sacrifiée pour le
fils « incapable d’être au monde ». Les regrets
pleuvent : « J’aurais dû te tirer dans le lit avec moi chaque
matin, te couvrir de baisers, te salir de mon sang coagulé de crucifié
nocturne. »
C’est aussi un cri de révolte
contre un Dieu qui n’a rien fait malgré les supplications du
fils : « Un Dieu qui ne sauve pas est inutile. ». Peut-être
se sent-il trahi par Celui qu’il a aimé lorsqu’à dix-neuf ans, il est entré au
noviciat du couvent franciscain de Spello ? « Je suis entré au
couvent parce que je voulais essayer de vivre, j’en suis ressorti comme
quelqu’un qui avait pour unique désir de ne plus exister. »
Depuis, seule la chimie le tient en vie :
« Le royaume de Dieu entre en moi tandis que j’avale le salut chimique de
mon âme dévastée par ton absence. » Un Dieu qui abandonne, qui se
détourne, « un Dieu à qui j’ai dédié presque autant de blasphèmes qu’il y
a de grains au chapelet, au moment où il n’a pas exaucé ma minuscule prière de
te laisser avec moi au moins dix ans de plus. »
Et puis, c’est une colère lourde,
profonde contre ce que la société fait subir aux gens de peu, vivant de rien et
s’en contentant, dans le silence, sans se plaindre, sans élever la voix,
refusant de se soigner et terrorisés à la pensée de la facture qu’ils ne pourront
payer et qui s’usent à la tâche sans se plaindre, plongés dans une fatigue
infinie jusqu’à la mort.
Un texte d’une puissance peu
égalée montrant un homme écorché vif, inconsolable, totalement anéanti par le
départ de celle « minuscule, immense » qui le maintenait en vie, un
homme qui trouve encore en lui la force de crier sa colère contre un Dieu
absent ou impuissant qui laisse les hommes dans leur douleur, dans leur
pauvreté, dans une société injuste et creuse ne leur proposant, comme seules
joies terrestres ou comme soulagement temporaire, que des errances dans les
allées des centres commerciaux devenus leurs « très saintes
cathédrales. »
Une œuvre majeure, d’une très
grande force et dont l’écriture à la fois crue et lyrique nous touche au cœur. A
ne pas manquer.
C'est très beau, merci. Et j'aime tant les éditions Verdier.
RépondreSupprimerOui, moi aussi, j'apprécie beaucoup cet éditeur très exigeant et je ne suis jamais déçue! Merci pour votre commentaire. A bientôt!
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