Editions Dargaud
« Comment ne pas se haïr
quand il est si naturel de se faire haïr ? »
Assis dans une cellule, Polza
Mancini, 38 ans, 150 kilos, critique gastronomique, attend. Visiblement en
garde à vue. Il tourne la tête et voit une figure moai.
De l’autre côté de la porte, un
inspecteur l’observe. « Il n’a pas l’air coriace » s’étonne-t-il.
Et pourtant… internements
fréquents en hôpital psychiatrique, automutilations en tous genres, altération
du jugement, comportement asocial, hallucinations, arrestations multiples et
variées et puis, une femme, Carole Oudinot, à qui il a fait quelque chose, on
ne sait pas quoi mais on craint le pire. Elle est dans le comma, pas sûr
qu’elle s’en sorte…
Les policiers l’interrogent, il
faut le faire avouer. Mais Polza peut se taire, se refermer comme une huître.
De toute façon, ils sont prévenus, il compte prendre son temps, leur raconter
tout dans le détail : « Si vous voulez comprendre, il faut que vous
passiez par où je suis passé. »
Et il en a fait des tours et des
détours.
Alors, on suit Polza qui, sur
huit cents pages (quatre volumes), nous raconte, se raconte… C’est lui qui
cause, il faut l’écouter. Vrai, pas vrai, mensonges, vérité ? Un récit
subjectif en tout cas…
D’abord, la mort de son père,
l’homme à tête d’oiseau, à peine humain, que l’on découvre recroquevillé sur
son lit d’hôpital. Et puis, le départ de Polza. Il quitte tout du jour au
lendemain: sa maison, sa femme, son métier pour devenir clochard, clochard
volontaire, expérimenter la liberté, sortir du cadre. Enfin ! Après la
mort du père, il s’autorise….
Il prend le train, descend au bout de la ligne
et s’enfonce dans la nature… Retour à l’état sauvage presque :
contemplation des petites bestioles qui grouillent et des plus grosses qui
traversent le paysage. On se laisse aller à rêver sur des planches superbes, de
vrais tableaux… On admire les lieux, limite si on n’est pas un peu jaloux de
toute cette liberté que s’est offerte le gars Polza, même si l’on sent comme
une menace.
Parfois, à l’aide d’alcool et de médicaments,
surgit le blast, espèce d’instant en suspension, d’ « effet de
souffle, d’onde de choc ». Il voit des têtes de moai, les fameuses statues
de l’île de Pâques. C’est l’extase qu’il recherchera, toujours et encore, état
second où il devient léger physiquement et moralement. Moments rares, fugitifs
et précieux…
Puis les premières rencontres,
les paumés, les marginaux, les malades. Ceux avec qui il passe du temps,
discute, semble échanger, un peu. Et les errements reprennent.
Il faut survivre, se défendre,
frapper, être frappé et humilié. C’est le prix de la liberté. Devenir presque
un animal, retourner à l’état sauvage. Souvent ivre mort, il faut se relever
quand même, traîner ses blessures, calmer ses plaies et sa souffrance.
Et Polza raconte, détaille, se
souvient. De temps en temps, il avale des barres Funky chocolat, les policiers
les lui fournissent. Ce sont ses barres préférées. Alors, si ça peut l’aider à
en dire un peu plus…
Qui est Polza Mancini ? Est-il
ce qu’il dit être ? Est-on se qu’on croit être ?
« Parfois je mens. Je dis
que je ne me souviens de rien… Mais il n’est rien qui ne s’efface, bien sûr. Je
bouillonne en dedans. Je suis en feu. Je suis gris, lourd, crasseux, mais je
suis en feu. Je suis la limaille, le cambouis, les miasmes, les ordures. Je
suis la souillure, la suie qui s’incruste sous les ongles, les paupières, qui
se niche au fond des poumons. Le désespoir, c’est comme la prison, la mine ou
l’usine…Ça vous lâche jamais. Mais je suis en feu. Alors je mens. Je dis que je
ne me souviens de rien. Mais mon histoire est faite de cicatrices. Il me suffit
d’inspecter ma peau… Et tout me revient. »
Personnalité complexe,
énigmatique, autour de laquelle le lecteur va tourner, s’interroger… Cet
individu repoussant, abject, n’est-il qu’un pauvre homme vulnérable, seul car
différent, dégoûté de lui-même et des autres et dont on ne peut qu’avoir pitié ?
Est-il un individu prêt à payer cher sa liberté, refusant la normalité et la
société de consommation ? Ou bien, est-ce un être chez qui « il n’y a
pas trace de morale, d’éthique ou même de justice…. » ? « Là où
vous vous réduisez à la loi, je ne me conforme qu’à la nature… et la justice
n’existe pas dans la nature. » précise-t-il aux deux policiers…
Un roman graphique d’une noirceur
insondable et fascinante, des planches anthracites où le blast ultra-coloré vient soudain, comme un immense feu
d’artifice, briser la grisaille, le noir et blanc dans lequel on replonge
illico…
Une œuvre à la fois belle et
cruelle, poétique et sordide ! Terriblement impressionnante. Essentielle
en tout cas.
J'ai dévoré cette bd, les tomes les uns après les autres. Mise KO par le dessin, et sérieusement ébranlée par le dernier volume. Impressionnant, effectivement.
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