Éditions de l'Antilope
traduit de l'hébreu par Gilles Rozier
Années vingt ou trente, hôpital Hadassah de Tel-Aviv, Dvorah donne naissance à Véra.
Elle
aurait préféré un autre prénom : Tsipi, Ruthi, Shula ou
Hermona. Mais Léon, son mari, a choisi Véra, en souvenir de Véra
Weizmann. Trop « galoutique », juge Dvorah se pliant
malgré tout au désir de son époux. « Galout »,
c'est l'exil, la diaspora.
Natif
de Rostov-sur-le-Don, en Russie, où il a passé les vingt-cinq
premières années de sa vie sous le nom de Leïb Rostovich, Léon
vit mal avec cette femme née au kibboutz et native de la terre de
Palestine.
Artiste
peintre et amoureux de la France, il emmène sa fille de quatre ans
dans son atelier rue du Prophète-Jonas. « L’art, lui
murmure-t-il à l’oreille, c’est toute la vie, c’est quelque
chose que tu fais parce que tu es incapable de ne pas le faire. ».
Il
part souvent, à Paris, où il expose ses toiles et s’abandonne à
quelques infidélités. Bien sûr, il envoie des cartes postales mais
elles ne compensent pas son absence…
Un
jour, Véra rencontre Tsiona. Où, comment ? Personne ne sait
plus. Mais qu’importe…
Le
père de Tsiona, bâtisseur, vient de mourir en tombant d’un
troisième étage. La petite vit seule avec sa mère, un peu comme
Véra.
A
la récréation, les deux fillettes jouent à « Comment papa
est tombé d’un échafaudage » sous l’œil inquiet de la
maîtresse.
Tsiona
a plus de liberté que Véra : elle guide son amie dans la ville
et lui fait découvrir de nouveaux jeux.
Un
matin, les filles demandent à Dvorah comment devenir sœurs.
« Seules les âmes sont sœurs » répond la mère, ce qui
satisfait Véra mais Tsiona, entêtée, proteste : « Ce ne
sont pas nos âmes, c’est nous, nous sommes sœurs. ». Et
puis, l’idée lui vient que Véra pourrait même partager son
père…
Découvrant
enfin l’atelier de Léon, Tsiona demeure déçue par l’indifférence
de cet homme et oublie sa contrariété en s’imprégnant de l’odeur
du lieu, des planches fraîchement coupées, de la mer… Elle
observe les tableaux et l’un d’entre eux retient son attention.
« -
Regarde, elle s’intéresse au tableau que tu n’aimes pas, dit
Véra à son père. - Ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais je
pense que ça n’a pas de sens de peindre des Arabes comme on
peindrait des héros bibliques. Ils risquent bientôt de nous causer
de sacrés problèmes. - Quels problèmes ? demande Véra… -
Des problèmes dont on ne sortira jamais. »
Lycéenne,
Tsiona s’engage dans un mouvement de jeunes pionniers : elle
souhaite rejoindre le Kibboutz du Néguev et vivre selon les règles
de la collectivité. Elle parle « au pluriel : « Nous
avons des terres » ou « Un village arabe jouxte notre
kibboutz ». »
Elle
souhaite même s’engager dans les troupes d’élites du Palmach.
« Tu veux mourir jeune ? » lui demande Véra
effrayée par une telle décision. « - Au Palmach, on se bat,
on ne meurt pas » répond Tsiona portée par sa détermination
sans limites et sa force de caractère exceptionnelle.
Après
la Libération, les premiers survivants du génocide des Juifs
d’Europe arrivent : Sacha est violoniste. « C’était
la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un revenu de
« là-bas ». Quelqu’un qui avait traversé ces
atrocités et qui avait tout perdu. »
Ces
rescapés doivent tenter de s’adapter à un pays dont ils ne
connaissent ni la langue ni les mœurs. Étrangers parmi les leurs…
Lorsqu’il
joue, l’émotion de Véra et de son père est immense,
incontrôlable. Sa musique raconte ce qu’il a vécu : « Véra
sentit venir une catastrophe, un cataclysme d’une ampleur
inimaginable. Elle n’en serait pas la seule victime. Le monde
entier en pâtirait. La planète quitterait sa trajectoire. Ce
malheur aurait des conséquences incalculables pour l’humanité.
Les larmes de Léon n’avaient rien à voir avec la musique de
Sacha. Papa pleurait sur ce monde au bord de l’abîme et sur la vie
qui ne serait plus jamais la même. »
Comme
deux sœurs est l’histoire de deux jeunes filles dans cette
société juive de Palestine avant la création de l’État
d’Israël, deux points de vue opposés sur les voies à suivre,
deux destins qui vont s’entremêler dans un monde profondément
meurtri et en complète mutation où chacun va devoir trouver sa
place et sa fonction, ce pour quoi il est fait, ce vers quoi il doit
tendre.
Et
c’est difficile car tout est à construire.
« Tu
ne comprends pas que pour nous il en va autrement. On n’a pas le
droit de penser individuellement à ses rêves, à ses petits voyages
d’agrément, à son petit confort… » sermonnera Tsiona,
l’engagée, rêvant de participer activement à la construction de
son pays, tandis que Véra, sensible et fragile, souhaite partir avec
son père à Paris pour faire une école d’art, dans cette capitale
où « le soleil a de l’éducation ».
La
Palestine « n’apportera rien d’intéressant à l’histoire
de l’art, explique Léon à sa fille, pour faire un bon tableau, il
faut au moins quelques journées nuageuses dans l’année. Le ciel
bleu, ça fait peut-être du bien aux êtres humains, mais pour
l’art, c’est une catastrophe. »
Véra
acceptera-t-elle de partir ? Les sœurs vont-elles pouvoir se
séparer ? Comment vont-elles s’inscrire dans ce monde en
mouvement, tenter de le bâtir avec ce qu’elles sont, essayer d’y
vivre, d’y être heureuses, si c’est possible…
Un
très beau texte écrit dans une langue sobre et poétique sur le
destin de deux femmes aux aspirations contradictoires dans un monde
difficile où les gens souffrent et où il faut lutter pour exister,
pour donner un sens à sa vie et à celle de son peuple.
Se
construire et se reconstruire, coûte que coûte sans jamais rien
abandonner…
Toutes
deux, elles iront, empruntant chacune leur chemin… Peu importe la
voie que l’on prend finalement, pourvu que l’on avance…
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