Éditions Maurice Nadeau
Fascinante photo que celle choisie par les éditions Maurice Nadeau pour la
couverture des Cahiers de la Kolyma et
autres poèmes de Varlam Chalamov. Il semble que l’on puisse lire dans le
visage marqué du poète toutes les horreurs qu’il a vues et vécues, lui qui
avouait : « Ce que j’ai connu, un homme ne devrait pas le
connaître, ni même savoir que cela existe. »
Qui était Varlam
Chalamov (1907-1982) ?
Fils d’un prêtre orthodoxe russe,
le poète est arrêté une première fois le 19 février 1929 pour avoir aidé à
diffuser « Le Testament » de Lénine, texte de janvier 1923 dans
lequel ce dernier manifestait ses réticences à l’égard de Staline qu’il jugeait
« trop brutal », proposant plutôt de le remplacer au secrétariat
général par un camarade « plus tolérant, plus loyal, plus poli et plus
attentif envers les camarades ». Chalamov est envoyé trois ans dans un
camp de travail à Vichéra (Oural central). Il y restera jusqu’en 1932.
Au moment des Grandes Purges
staliniennes, Chalamov est classé KTRD : il est accusé d’être
« fauteur d’activités contre-révolutionnaires trotskistes ». Il
repart au Goulag en janvier 1937, dans la Kolyma, région de Sibérie orientale,
placée au-dessus du cercle polaire arctique. Concrètement, qu’est-ce que cela
signifie ? Cela veut dire que les hommes, après avoir construit eux-mêmes
les bâtiments dans lesquels ils logeront, vont chercher de l’or, casser la
pierre dix à douze heures par jour, jusqu’à épuisement, par moins quarante,
moins cinquante degrés. A moins cinquante-six degrés, ils sont autorisés à
rester dans leurs baraquements non chauffés. Autant le dire clairement,
survivre à la Kolyma relève du miracle : la première année, trente pour
cent des hommes meurent ; au bout de deux ans, généralement, rares sont
les survivants.
La Kolyma, c’est « la
planète enchantée : douze mois d’hiver, le reste, c’est l’été. »
témoigne ironiquement l’auteur dans ses récits en prose sur sa terrible
expérience.
Au froid insondable, s’ajoutent
la faim, la maladie, la peur, le travail et la mort qui rôde, omniprésente.
« Deux semaines, c’est très
exactement le temps qu’il faut pour transformer un homme valide en
crevard. » La déshumanisation est fulgurante : « Tout ce qui lui
était cher est réduit en cendres, et la civilisation et la culture s’envolent
en un temps record qui peut se compter en semaines. » On ne pense pas au
lendemain, on vit au jour le jour, comme une bête.
Traduire la souffrance en mots
est quasi impossible. D’ailleurs, le langage n’existe plus : on se
« contentait d’une vingtaine de mots » dont « la moitié était des
injures » peut-on lire dans les Récits de la Kolyma.
Face à cette expérience des camps
« absolument négative », l’art est « le recours vital. »
Mais, bien évidemment, comme le précise Chalamov, « Les conditions du
grand Nord excluent la possibilité d’écrire et de conserver des récits et des
poèmes - à supposer qu’on veuille le faire. »
En 1946, épuisé et malade, il a
« la chance » d’échapper à la condamnation à mort et est hospitalisé.
Il deviendra en 1949 aide-médecin. Alors, il pourra se remettre à écrire
« sur les revers et les pages de garde de pharmacopées, sur des feuilles
de papier d’emballage, sur des sachets. »
Libéré en 1951, il doit rester
dans la zone de la Kolyma : « j’écrivais nuit et jour dans des cahiers
de fortune ». Il pourra quitter la région à la mort de Staline en 1953.
La langue de Chalamov se veut
dépouillée, essentielle : « une langue précise » où seul, de temps
à autre, surgit…un détail, un élément saisi sur le vif. »
Dans son introduction, Christian
Mouze, traducteur des Cahiers de La
Kolyma et autres poèmes
ajoute que l’écriture de Chalamov est « marquée de cette inclination
pour le naturel et le concret. »
Le concret, c’est le froid qui
fait qu’ « au-dessous de moins cinquante un crachat gèle au
vol ». La poésie de Chalamov est recouverte de l’étendue blanche qui fige
les corps et les âmes : « Et je gémissais sous les tenailles du froid
/ Qui m’avaient arraché ongles et chair, / Je brisais mes larmes avec la main,
/ Non, ce n’était pas un rêve. »
Il faut résister, tenir bon
: « Je suis un petit jalon de la vie, / Un bâton enfoncé dans la
neige, / Une voix que l’écho a égarée/ Dans les glaces de ce siècle. »
« Le souffle de
l’hiver » menace et broie les hommes : « Bonsoir, dieu de la
tempête, / De nouveau comme la dernière fois, / Tu vas nous dévorer en deux
semaines », « Je fus brûlé de gel ». Il faut lutter jusqu’à la
belle saison : « Et l’espoir des hommes grandit / A la rencontre du
printemps ». Alors, on découvre au loin le pin nain, le premier arbre à
annoncer le printemps.
La faim aussi use, ronge et
tue : « Je mangeais comme une bête, rugissant après la
nourriture », « Je buvais comme une bête, lapant l’eau, / Je trempais
mes lèvres enflées, / Ne vivais au mois ni à l’année / Et prenais mon parti des
heures. »
Malgré l’épuisement, il faut
travailler : « Longtemps j’ai cassé des pierres, / Pas avec un ïambe
en courroux mais une rivelaine ».
Malade ou mourant, il faut
avancer « Le sang coule des gencives / Abîmées par le scorbut, / On
reconnaît là l’estime / Dont témoigne la taïga », « De ses gencives
enflées / Du sang exsude. / Combien de printemps jusqu’ici ? / Et combien
en reste-t-il ? »
Chaque jour ressemble au
précédent et demain est un mot qui n’a pas de sens…
L’impossibilité de comprendre
pourquoi on est là est une source infinie de souffrance, un sentiment terrible
d’absurdité : « Je cherchais la raison des coups ».
Chalamov évoque alors les hommes
de la Vieille Foi, tel l’archiprêtre Avvakoum (17e siècle), qui
s’opposaient aux réformes religieuses que l’on voulait leur imposer et que l’on
a réduits au silence dans les flammes. Ils rappellent au poète le martyre qu’il
subit au goulag : « Soit, on m’a raillé, / Livré au bûcher, / Qu’on
disperse ma poussière / Dans le vent de la montagne. »
Alors, seule la poésie peut permettre à l’âme de ne pas succomber
totalement : « Chaque soir dans la surprise / De me savoir vivant, /
Je me disais des poèmes, / J’entendais à nouveau ta voix. »
Un poème entier, ode à la poésie,
dit à quel point elle l’a aidé à survivre : « Pour la poésie »,
« Si je ne perds pas mes forces, / Si je puis dire quelque chose, / C’est
que tu es ma volonté et ma force. », « Tu conduis mon âme / Par la
mer et la terre, / Les plantes et les bêtes. / Tu me protèges des balles, /
Juillet tu me le ramènes / A la place des décembres éternels. »
Dans un autre poème, il dit
encore l’importance de la poésie : « Les vers - ce n’est pas que le
reflet / En petit des grands événements, / Ils sont pour déplacer cette terre, /
Un levier soudain trouvé. ». Enfin, ce cri du cœur : « Ces
mots - ce ne sont pas châteaux d’Espagne / Ou de cartes, je ne sais quelle
folie, / C’est ma force contre l’indifférence, / C’est, dans l’hiver, ma
forteresse bâtie. »
La nature si dure peut être belle
aussi et sauver l’âme du néant si l’on sait la contempler. C’est ce que nous
livre « Août » : « Soir. Le jardin noir éclaire / Les
pommes fondantes. / Comme des boucles d’oreilles / Elles pendent aux
branches. »
Beauté aussi du
matin : « C’est que j’aime toujours à l’aube / Plus pure qu’une
aquarelle, / Le reflet laiton de la lune / Et le trille des alouettes. »
Alors, il se récite les textes qu’il connaît et quand c’est possible,
écrit : « Ce m’était merveille des merveilles / Qu’une simple feuille
de papier à écrire / Tombée des cieux dans notre triste forêt. »
Tristesse aussi du poète quand la
nature est mise à mal : « Je pense sans arrêt à cela seul : / On
a tué un peuplier sous ma fenêtre. »
Longtemps après, les cauchemars
reviennent, inlassablement, torture infinie.
On n’oublie pas la Kolyma et le « Chant
nocturne » est une plainte, un cri : « Je n’obtiendrai pas la
paix, / Ni dans le rêve, ni dans la réalité », « Je ne vois pas de
terme au supplice, / Et les tracas n’en finissent pas. »
Chalamov n’est plus. Ses vers,
« stigmates » de ses souffrances, disent l’indicible, l’impensable.
Ils sont le « fil conducteur », « le lien unique » de lui à
nous. Ils sont « la mémoire » de ce qu’il fut et de ce qu’il vécut,
le « fil littéraire de son destin ».
Ne lâchons pas ce fil qui nous
mène jusqu’à lui. Si le poète n’est plus, ses mots sont bien vivants. Ils
portent en eux le froid, la faim, la souffrance et la peine.
À nous de les entendre, de les
apprendre aussi peut-être. Afin qu’ils résistent au temps…
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