Quidam éditeur
traduit du suédois par
J. Lapeyre de Cabanes
C’est l’histoire d’une vie : chapitre 1 : « A ma naissance, j’ai une espérance de vie de soixante-treize ans. » Une vie comme un espace-temps à combler, une espèce de fulgurance dont il faut tenter de faire bon usage. Enfin, chacun fera comme il pourra.
Le narrateur – un homme sans nom -
chronomètre tout depuis sa tendre enfance : le sport, à l’école, refusant
d’arrondir les chiffres malgré la pression de ses camarades, puis, en
grandissant, il mesure le temps qu’il faut pour franchir une volée de marches, faire
bouillir de l’eau, confectionner un gâteau et le manger. Une vraie passion
quoi.
Parfois, il se pose des questions
existentielles mais pas très souvent, c’est mieux : « Pourquoi est-ce toujours pareil ? »
Logiquement, adulte, il trouve
enfin son métier, ce pour quoi il est fait, une vraie vocation : chronométreur. Il lui faudra surveiller
(sans les déranger pour autant) les moindres gestes, les mouvements infimes des travailleurs qui
l’observent d’un œil noir.
Certains d’ailleurs le surnomment
« chronobite », d’autres lui demandent : « - Tu
chronomètres aussi quand tu chies ou quoi ? »
Il faut comprendre, l’entreprise ne peut se permettre de perdre du temps, car le temps, c’est de l’argent
(Time is money) disait Benjamin Franklin.
Alors, il convient, pour être
tout à fait sérieux et à la hauteur de la tâche qui lui incombe, de faire
clairement la différence entre travail
et temps libre. Heureusement, une
conférence en Pologne avec la Société tayloriste va l'aider à résoudre
des problèmes fondamentaux : est-ce que se gratter la jambe est une
micropause ou un geste nécessaire à la poursuite d’un travail efficace ?
Et puis, « Est-ce que ce qui est une micropause en Pologne est une
micropause en Suède et inversement ? » A l’heure de l’Europe, c’est
important de faire comme les voisins…
Ça occupe, ce genre de questions,
ça fait réfléchir, tandis que le temps passe et que « le lundi devient
mardi. Le mardi devient mercredi. Le mercredi devient jeudi. Le jeudi devient
vendredi. »
Le responsable du département de
chronométrage, Roland Hedåker, pour tuer le temps, donne des noms aux couloirs :
l’un s’appelle « Pologne », l’autre « Flandre », un autre encore :
« Närke ». Ne prenez pas ça comme une échappatoire « mais comme
une façon de créer du bien-être, et ainsi de la joie au travail, et ainsi un
accroissement de la productivité. »
Donc, quand il se « déplace
dans les frontières de Närken, les eaux du lac Hjälmaren bruissent dans ses
veines. », dans le couloir nommé « Flandre », il « respire
un parfum de pralines grillées et de gaufres. »
Vous n’y aviez visiblement pas
pensé… Essayez dès lundi ! (Testez peut-être avant d’en parler aux
collègues.)
Un court roman, aussi court
qu’une vie, un texte satirique, inventif et cinglant sur une société complètement
absurde où les mots « rendement », « compétitivité »,
« rentabilité » guident le monde, façonnent les esprits, maltraitent
les corps, plongeant les hommes dans un océan de vacuité et de désespoir qui
finira bientôt par les engloutir dans un néant absolu, remplacés qu’ils seront
à plus ou moins long terme par les machines : « Dans un monde très
proche, se dit très lucidement le narrateur, je surveillerai probablement
davantage de machines que d’hommes. »
L’écriture est froide, neutre.
Elle est de l’ordre du constat, du rapport qu’on pose sur un bureau. Un bilan.
Ni sentiments, ni émotions. Enfin, le moins possible, on n’est pas là pour ça.
On rit mais l’humour est noir,
glaçant, grinçant. Le comique de répétition tourne à l’angoisse et à la folie
comme dans ce chapitre 62 où les mots bégaient, se superposent presque,
s’entassent, s’accumulent, vides de sens, dénués de vie et d’âme, comme pris
dans une spirale sans fin : « Les heures les heures les heures les
heures s’ajoutent aux heures aux heures aux heures aux heures. Les mois les
mois les mois les mois s’ajoutent aux mois aux mois aux mois aux mois. Les
années les années les années les années aux années aux années aux années aux
années. »
On aimerait se dire que ce récit
n’est qu’une fiction…
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