Éditions P.O.L
★★★★★ (J'ai adoré)
Cela
faisait déjà quelque temps que j'avais le projet de découvrir
l'oeuvre d'Emmanuelle Pagano : c'est chose faite avec,
pour commencer, Les Adolescents troglodytes; et je
passerai certainement très vite à la Trilogie des rives (Lignes &
Fils, Saufs riverains) tellement j'ai aimé ce
roman.
En
guise de quatrième de couv', une carte : des chiffres renvoyant
à des altitudes, une tache bleue symbolisant un lac, certainement
celui d'Issarlès en Ardèche, bleues aussi les eaux de la Loire et
d'un ruisseau, Le Tauron.
Pourquoi
cette carte ? Certainement parce que le lien entre les hommes et
l'espace est au centre du travail d'Emmanuelle Pagano.
Sur
le plateau, en altitude, l'eau, la roche, la neige, le vent, la
tourmente, les nuages, le brouillard, la pluie, les arbres rythment
le quotidien des gens qui vivent dans ces paysages. Ils en jouissent
autant qu'ils les subissent. Il existe comme un corps à corps entre
eux et le monde, une espèce de combat journalier, quelque chose de
physique, de violent souvent, surtout l'hiver, de doux parfois, l'été
peut-être... Mais dans le livre Les Adolescents troglodytes,
de l'été, il n'en est pas question puisque l'histoire commence le
premier septembre (jour de rentrée scolaire!) et se termine
mi-février. C'est donc une histoire d'hiver.
La
narratrice s'appelle Adèle. Elle s'exprime au féminin lorsqu'elle
évoque le moment présent ou au masculin pour parler du passé.
Elle a changé de sexe, être un garçon ne lui convenait pas, elle
se sentait femme. « Je me comprenais fille lentement, en
creux du corps et des coups de mon petit grand frère. Davy Crockett
c'était lui, et moi tout le reste : les arbres, les castors, la
solitude, la tourbière léchée par la rivière. » Après
l'opération, elle est revenue vivre au pays de son enfance, en haut,
près de la ferme où elle avait vécu jeune avec son frère.
Personne ne l'a reconnu(e),
enfin presque.
La
dizaine d'enfants qu'elle conduit à l'école tous les matins dans la
navette scolaire n'imagine pas qu'elle a d'abord été un garçon et
elle trouve que c'est bien comme ça, parce qu'évidemment, dans le
pays, ça jaserait. C'est mieux de ne rien dire, de ne pas évoquer
ce passé douloureux.
Son
frère consolide les parois rocheuses au-dessus des routes à l'aide
de filets, boulot risqué qui tient de l'alpinisme, du funambulisme
et de l'acrobatie. Ce frère, elle ne le revoit plus. Il n'a jamais
accepté d'avoir une grande sœur. « Mon frère, c'est un
homme inverse, un homme figé en l'air, il monte et descend, bien
encordé. Son corps se plaque dans les plis des roches pour
travailler, il oublie, son visage est abrasé par les éléments,
marqué comme les parois. Un homme tracé, mon frère, mais un
homme sans mémoire, sans mémoire de moi depuis dix ans. »
Alors,
tous les matins, elle s'accroche à son métier pour éviter de trop
penser, elle regarde dans son rétro les gamins qu'elle dépose à
l'école encore un peu endormis, cachés sous leur capuche, s'amuse
de leurs mimiques, de leurs gestes, essaie de deviner leurs pensées,
leurs peurs, interprète leurs silences. Ils vivent tous dans des
fermes isolées, dans la montagne, loin de tout. Ils sont enfants de
fermiers, de néo-ruraux, d'originaux. L'hiver, elle les ramasse dans
la nuit et les relâche le soir dans une obscurité encore plus
dense. Elle les connaît à force, et le regard qu'elle porte sur eux
est plein d'amour, de tendresse, de compréhension : « Ils
sont mon bruit, ma vie, mon mensonge.» Et leur douleur est la
sienne: « Les voir régulièrement, annuellement
tristes, les soirs de
rentrée me met mal à l'aise, je me sens comme en
périphérie de moi-même. J'ai l'impression de les avoir conduits à
côté de leurs attentes. » (Lire ces mots à quelques
jours de la rentrée scolaire me touche particulièrement et me rend
triste, moi aussi.)
Des
enfants, elle n'en aura pas, alors, ils sont un peu les siens, elle
en a la responsabilité.
Sur
le chemin de l'école, matin et soir, l'oeil rivé sur l'état
des routes, elle pense à sa propre vie quand elle habitait la ferme
du fond, celle qui n'existe plus… Un espace de vie englouti : « La
rivière n'existe plus, c'est un lac maintenant, artificiel, large et
plat, calme et si vaste par-dessus notre ferme. Devenue fantôme
humide, revenant à chaque vidange, tout abîmée, presque en ruine,
notre maison, notre ferme, et dans le reflux l'étable, les chemins,
et les ponts de la rivière. » Un lieu disparu, un pan de
vie passé autour duquel elle tourne inlassablement sans vraiment
pouvoir s'en détacher...
Les
Adolescents troglodytes
est un texte magnifique : les rapports humains,
tout en non-dits, en silences, en paroles murmurées, quelques mots
lourds de sens, lâchés un peu trop vite dans un pays de montagne où
l'on parle peu, sont très justement décrits.
Et
pourtant l'amour est là, baigné de souffrance, englué de peur,
mais là, dans chaque geste, chaque regard. Regard de tendresse,
d'amour, que l'on porte à l'autre, à la dérobée, malgré des
différences que l'on finit par admettre parce que l'essentiel est
ailleurs.
Et
puis, il y a l'écriture d'Emmanuelle Pagano : mélange
d'oralité et de poésie, de raccourcis géniaux, d'images
fulgurantes et magiques, une écriture douce et crue, sensuelle et
quasi organique parfois qui évoque de façon magnifique une nature à
la fois sujet d'observation, de contemplation, d'appréhension mais
aussi refuge bienveillant, une nature omniprésente, omnipotente, que
l'on tente de lire, de déchiffrer pour savoir ce qu'elle nous
prépare car là-haut, sur le plateau, sur les routes qui longent les
gouffres noirs et profonds, on sait qu'elle peut réserver le
meilleur comme le pire.
Enfin,
mon propos serait incomplet si j'oubliais d'évoquer l'humour qui au
détour d'une phrase surgit de façon inattendue, brisant
momentanément une tension oppressante.
Un
très beau texte à lire absolument !
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