Éditions Rivage
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
J'ai
lu Sucre noir comme une fable, un conte philosophique
écrit dans une langue belle et savoureuse comme une mangue bien
mûre, je l'ai dégusté avec un très grand plaisir, me laissant
aller aux évocations sensuelles, voluptueuses, quasi liquoreuses qui
nous sont offertes.
Le
livre s'ouvre sur une image surréaliste : un trois-mâts de
dix-huit canons se trouve planté sur la cime des arbres. J'adore ce
type d'image folle, de tableau irréel. De la mer, il n'y en a plus,
les algues ont cédé leur place aux broussailles et au lierre, la
boue a remplacé l'eau. Hum, ce mélange des éléments, terre, mer,
ciel me comble de joie ! J'exulte !
L'équipage
ne fait rien ou pas grand-chose et les réserves de nourriture
baissent à vue d'oeil. Alors, on essaie d'attraper des oiseaux avec
des filets de pêche (délicieuse inversion...) et l'on mange des
crapauds en guise de crabes (avec un peu de mayo, on ne verra pas la
différence...) Mais un soir, une tempête se lève, le bateau tangue
dangereusement au-dessus du vide et risque à tout moment de
s'écraser au sol. Il faut donc le délester : on jette alors
les caisses, les armoires, les tonneaux, l'ancre, les tableaux volés
(ah, ces belles accumulations d'objets hétéroclites, je jubile,
voyez donc : « Les oiseaux serraient entre leur
bec des bracelets de cuivre et d'argent. Des robes de
marquise flottaient au vent, sur la canopée, et les singes jouaient
avec des dentelles, sautant d'arbre en arbre, déchirant le drapeau
noir de la flibuste. » ) mais le capitaine Henry Morgan
(célèbre flibustier, 1635-1688) refuse de jeter par dessus bord son
trésor (nous y voilà, vous l'avez compris!).
Alors,
écoutez bien, c'est sublime : « ...le poids du bateau
déracina les arbres et l'entraîna vers l'abîme. Un nuage de
poussière se leva et couvrit le ciel. Le cadavre de la chute affola
les animaux. Ainsi, les marécages, les passions, les profondeurs de
la nature, avalèrent si bien la frégate de Henry Morgan que l'on ne
récupéra aucun vestige, et son trésor resta enfoui là, entre des
morceaux de voile et le cadavre d'un pirate, conservé dans le ventre
des Caraïbes. » Magnifique, extraordinaire, fascinant
chapitre UN - un trésor en lui-même, pas besoin d'aller plus loin -
qui nous laisse sur toutes ces richesses cachées… Il est tellement
beau ce chapitre UN qu'il me suffirait...
Trois
siècles plus tard, c'est un village « qui s'est installé
là où le bateau avait disparu. » La famille Otero, que
l'on suivra sur trois générations, a racheté sur ces terres une
propriété qui ne lui a pas coûté bien cher : les sols n'ont
pas été entretenus, quant à la maison en elle-même, elle n'est
pas bien belle et surtout, une clause morale stipule que personne ne
doit entrer dans une des trois chambres de l'étage. (Humm, j'adore
les lieux où il est interdit d'entrer… la fameuse petite pièce du
château de Barbe-Bleue, la chambre n°237 de Shining...)
L'ancienne propriétaire y vient une fois l'an y pleurer son mari
disparu, elle emplit « son seau de larmes »
et repart. Ezequiel Otero, sa femme Candelaria de Otero et leur fille
unique Serena (des noms comme des voyages…) y vivent simplement, à
l'écart du monde et les journées se répètent inlassablement. Ils
cultivent la canne à sucre. Mais un jour, arrive un jeune homme de
la ville, un certain Severo Bracamonte. Passionné par les histoires
de pirates et de trésors cachés, il transporte avec lui des tas
d'objets : cordes, compas, vieilles cartes, plans, documents
divers, dessins, tous en rapport avec le trésor de Henry Morgan. Il
en est bien persuadé : le trésor est ici sous ses pieds, il en
a la preuve. On doit le laisser fouiller…
Et
ils seront nombreux à vouloir retourner la terre en tout sens,
cherchant un trésor qui est peut-être ailleurs… et pas si caché
que ça !
Je
vous imagine les yeux brillants, ça y est, vous avez retrouvé votre
âme d'enfant, ça marche à tous les coups, les histoires de pirates
et les trésors enfouis, on a beau dire que ça ne nous intéresse
plus, qu'on a passé l'âge, pas du tout, croyez-moi !
Comme
je le disais au début, j'ai lu Sucre noir comme on
déguste un bonbon ou un bon vin, en le laissant doucement emplir mon
palais de toute la magie de ses saveurs… un délice ! Les mots
évoquant la nature luxuriante, le parfum des goyaviers, des
amandiers, des orchidées, les arômes du rhum, les senteurs des
épices et la chaleur de la terre sont délectables, exquis,
succulents et certaines phrases s'apparentent à des fulgurances
génialissimes d'une poésie extrême et d'une beauté absolue qui
m'ont transportée. Allez, en voici quelques splendeurs : « Elle
avait l'âge où l'on pense que les arbres tournent autour des
oiseaux. », « Si les étoiles étaient de l'or, je
creuserais le ciel. »
Il
n'y a qu'à se laisser porter et ce n'est pas désagréable.
D'ailleurs,
dans une interview, Miguel Bonnefoy explique que c'est lors d'une
soirée pour la promotion de son précédent livre, le Voyage
d'Octavio, soirée qui associait à la fois lectures
d'extraits et dégustation de rhum (humm, pas mal…) qu'il s'est
dit: « comme j'aimerais un jour pouvoir écrire un livre qui
ressemble à une bouteille de rhum. » Eh bien voilà, c'est
fait et pas besoin de déguster avec modération !
Néanmoins,
derrière cette fantaisie apparente se cache un message peut-être
pas si léger que ça, l'idée que ce trésor que l'on cherche toute
une vie est peut-être là, sous nos yeux et que si l'on n'a pas eu
la sagesse de le voir, c'est parce qu'on voulait à tout prix qu'il
prenne la forme d'un coffre scellé !
Une
réflexion sur le bonheur, les vraies richesses qui sont souvent
devant nous, qui s'offrent à nous, au quotidien mais que l'on
cherche ailleurs, parce qu'ailleurs, croit-on, c'est toujours mieux
qu'ici. Il y a quelque chose de la fable de La Fontaine « Le
laboureur et ses enfants » dans ce conte.
L'on
peut aussi y lire l'histoire d'un pays, le Venezuela (d'où est
originaire la mère de l'auteur) ou la métaphore du naufrage d'une
terre qui a cru que l'or noir qui sortait de son sol était son
trésor. Il s'est trompé, cet or noir, d'une certaine façon, l'a
ruiné : certes, l'essence à la pompe est peut-être la moins
chère du monde mais il faut se battre et patienter de longues heures
au soleil pour espérer trouver des œufs, du lait, du sucre, de
l'huile. Ce pays doit, maintenant qu'il a tout misé sur le pétrole,
importer la quasi totalité de ses biens de consommation alors que
ses terres sont si riches ! Le trésor, finalement, était un
leurre, les vraies richesses se trouvaient ailleurs mais personne ne
les a vues ou n'a voulu les voir...
Un
très beau texte à savourer lentement et à méditer longuement...