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jeudi 28 septembre 2017

Sucre noir de Miguel Bonnefoy


 Éditions Rivage
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

J'ai lu Sucre noir comme une fable, un conte philosophique écrit dans une langue belle et savoureuse comme une mangue bien mûre, je l'ai dégusté avec un très grand plaisir, me laissant aller aux évocations sensuelles, voluptueuses, quasi liquoreuses qui nous sont offertes.
Le livre s'ouvre sur une image surréaliste : un trois-mâts de dix-huit canons se trouve planté sur la cime des arbres. J'adore ce type d'image folle, de tableau irréel. De la mer, il n'y en a plus, les algues ont cédé leur place aux broussailles et au lierre, la boue a remplacé l'eau. Hum, ce mélange des éléments, terre, mer, ciel me comble de joie ! J'exulte !
L'équipage ne fait rien ou pas grand-chose et les réserves de nourriture baissent à vue d'oeil. Alors, on essaie d'attraper des oiseaux avec des filets de pêche (délicieuse inversion...) et l'on mange des crapauds en guise de crabes (avec un peu de mayo, on ne verra pas la différence...) Mais un soir, une tempête se lève, le bateau tangue dangereusement au-dessus du vide et risque à tout moment de s'écraser au sol. Il faut donc le délester : on jette alors les caisses, les armoires, les tonneaux, l'ancre, les tableaux volés (ah, ces belles accumulations d'objets hétéroclites, je jubile, voyez donc : «  Les oiseaux serraient entre leur bec des bracelets de cuivre et d'argent. Des robes de marquise flottaient au vent, sur la canopée, et les singes jouaient avec des dentelles, sautant d'arbre en arbre, déchirant le drapeau noir de la flibuste. » ) mais le capitaine Henry Morgan (célèbre flibustier, 1635-1688) refuse de jeter par dessus bord son trésor (nous y voilà, vous l'avez compris!).
Alors, écoutez bien, c'est sublime : « ...le poids du bateau déracina les arbres et l'entraîna vers l'abîme. Un nuage de poussière se leva et couvrit le ciel. Le cadavre de la chute affola les animaux. Ainsi, les marécages, les passions, les profondeurs de la nature, avalèrent si bien la frégate de Henry Morgan que l'on ne récupéra aucun vestige, et son trésor resta enfoui là, entre des morceaux de voile et le cadavre d'un pirate, conservé dans le ventre des Caraïbes. » Magnifique, extraordinaire, fascinant chapitre UN - un trésor en lui-même, pas besoin d'aller plus loin - qui nous laisse sur toutes ces richesses cachées… Il est tellement beau ce chapitre UN qu'il me suffirait...
Trois siècles plus tard, c'est un village « qui s'est installé là où le bateau avait disparu. » La famille Otero, que l'on suivra sur trois générations, a racheté sur ces terres une propriété qui ne lui a pas coûté bien cher : les sols n'ont pas été entretenus, quant à la maison en elle-même, elle n'est pas bien belle et surtout, une clause morale stipule que personne ne doit entrer dans une des trois chambres de l'étage. (Humm, j'adore les lieux où il est interdit d'entrer… la fameuse petite pièce du château de Barbe-Bleue, la chambre n°237 de Shining...) L'ancienne propriétaire y vient une fois l'an y pleurer son mari disparu, elle emplit « son seau de larmes » et repart. Ezequiel Otero, sa femme Candelaria de Otero et leur fille unique Serena (des noms comme des voyages…) y vivent simplement, à l'écart du monde et les journées se répètent inlassablement. Ils cultivent la canne à sucre. Mais un jour, arrive un jeune homme de la ville, un certain Severo Bracamonte. Passionné par les histoires de pirates et de trésors cachés, il transporte avec lui des tas d'objets : cordes, compas, vieilles cartes, plans, documents divers, dessins, tous en rapport avec le trésor de Henry Morgan. Il en est bien persuadé : le trésor est ici sous ses pieds, il en a la preuve. On doit le laisser fouiller…
Et ils seront nombreux à vouloir retourner la terre en tout sens, cherchant un trésor qui est peut-être ailleurs… et pas si caché que ça !
Je vous imagine les yeux brillants, ça y est, vous avez retrouvé votre âme d'enfant, ça marche à tous les coups, les histoires de pirates et les trésors enfouis, on a beau dire que ça ne nous intéresse plus, qu'on a passé l'âge, pas du tout, croyez-moi !
Comme je le disais au début, j'ai lu Sucre noir comme on déguste un bonbon ou un bon vin, en le laissant doucement emplir mon palais de toute la magie de ses saveurs… un délice ! Les mots évoquant la nature luxuriante, le parfum des goyaviers, des amandiers, des orchidées, les arômes du rhum, les senteurs des épices et la chaleur de la terre sont délectables, exquis, succulents et certaines phrases s'apparentent à des fulgurances génialissimes d'une poésie extrême et d'une beauté absolue qui m'ont transportée. Allez, en voici quelques splendeurs : « Elle avait l'âge où l'on pense que les arbres tournent autour des oiseaux. », « Si les étoiles étaient de l'or, je creuserais le ciel. »
Il n'y a qu'à se laisser porter et ce n'est pas désagréable.
D'ailleurs, dans une interview, Miguel Bonnefoy explique que c'est lors d'une soirée pour la promotion de son précédent livre, le Voyage d'Octavio, soirée qui associait à la fois lectures d'extraits et dégustation de rhum (humm, pas mal…) qu'il s'est dit: « comme j'aimerais un jour pouvoir écrire un livre qui ressemble à une bouteille de rhum. » Eh bien voilà, c'est fait et pas besoin de déguster avec modération !
Néanmoins, derrière cette fantaisie apparente se cache un message peut-être pas si léger que ça, l'idée que ce trésor que l'on cherche toute une vie est peut-être là, sous nos yeux et que si l'on n'a pas eu la sagesse de le voir, c'est parce qu'on voulait à tout prix qu'il prenne la forme d'un coffre scellé !
Une réflexion sur le bonheur, les vraies richesses qui sont souvent devant nous, qui s'offrent à nous, au quotidien mais que l'on cherche ailleurs, parce qu'ailleurs, croit-on, c'est toujours mieux qu'ici. Il y a quelque chose de la fable de La Fontaine « Le laboureur et ses enfants » dans ce conte.
L'on peut aussi y lire l'histoire d'un pays, le Venezuela (d'où est originaire la mère de l'auteur) ou la métaphore du naufrage d'une terre qui a cru que l'or noir qui sortait de son sol était son trésor. Il s'est trompé, cet or noir, d'une certaine façon, l'a ruiné : certes, l'essence à la pompe est peut-être la moins chère du monde mais il faut se battre et patienter de longues heures au soleil pour espérer trouver des œufs, du lait, du sucre, de l'huile. Ce pays doit, maintenant qu'il a tout misé sur le pétrole, importer la quasi totalité de ses biens de consommation alors que ses terres sont si riches ! Le trésor, finalement, était un leurre, les vraies richesses se trouvaient ailleurs mais personne ne les a vues ou n'a voulu les voir...

Un très beau texte à savourer lentement et à méditer longuement...

                                   

samedi 23 septembre 2017

L'Anglais volant de Benoît Reiss


Quidam éditeur
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Je viens de vivre une expérience étonnante : je vais tenter de vous la décrire mais ne suis pas sûre d'y arriver, un parce que j'en sors à peine, deux parce que finalement je ne comprends pas bien ce qui s'est passé. Bref, venons-en aux faits.
Je commence L'Anglais volant de Benoît Reiss dont j'avais lu avec beaucoup de plaisir le très beau roman: Une nuit de Nata.
Très vite, et sans savoir vraiment pourquoi, je pense à un autre roman, un de ceux que j'affectionne particulièrement, disons même le p'tit chouchou que je porte en moi depuis que je l'ai découvert : Un roi sans divertissement de Jean Giono.
Et, comment dire, sans que je le veuille consciemment, les deux romans se sont comme superposés, imbriqués, ils ont fusionné : j'ai projeté Un Roi dans ma lecture de L'Anglais. Au début, ça m'a énervée surtout que rien ne m'y autorisait vraiment. Mais je n'ai rien pu empêcher, ça s'est fait tout seul. Bref, je me suis mise à lire L'Anglais en pensant à Langlois - personnage principal d'Un roi (L'Anglais / Langlois : des mots bien proches…), les deux romans se sont nourris l'un de l'autre, mon Langlois est soudain devenu L'Anglais et je VOYAIS mon Langlois (oui, je dis « mon » car Langlois est un de mes personnages préférés de la littérature, mon amoureux secret, mon homme de papier) donc, je voyais mon Langlois s'envoler comme l'Anglais. C'est vrai que Giono dit, à la fin d'Un roi, que le cerveau de Langlois prend « les dimensions de l'univers » (je ne vous dis pas pourquoi car peut-être le lirez-vous un jour), mais, n'est-ce pas une façon de s'envoler ? Voilà comment l'Anglais devint Langlois et Langlois devint L'Anglais sans que je n'y puisse rien !
Est-ce que cette « confusion » m'a gênée ? Non, pas le moins du monde, bien au contraire, j'avais en main un texte qui reparlait de mon Langlois, la belle affaire ! J'en ai profité  comme une gamine qui tombe par hasard sur un numéro de son magazine préféré qu'elle ne possédait pas! Et puis, j'irai plus loin : L'Anglais volant est un texte magnifique, l'écriture de Benoît Reiss, pleine de poésie, de lyrisme est sublime. Eh bien, le texte de Giono a comme décuplé la force, la beauté, la puissance du texte de Reiss ou alors, c'est moi qui ai amalgamé les deux… quelle cuisine ! Quand je vous dis que j'ai vécu là une expérience hors du commun, vous pouvez me croire...
Revenons au sujet, car finalement, je ne vous en ai pas encore parlé.
Commençons par Un roi si vous le voulez bien : dans son roman, Giono parle de l'ennui et du divertissement (d'où le titre emprunté à Pascal). Dans un petit village de montagne, chaque hiver, des gens disparaissent : c'est l'affolement. Les villageois sont terrorisés. Langlois, capitaine de gendarmerie, est dépêché sur place. Il loge au Café de la route tenu par Saucisse, une ancienne prostituée de Grenoble avec laquelle il discute longuement de la marche du monde. Langlois comprend très vite que ce dont ont besoin les villageois de Chichiliane, où l'hiver, il fait nuit à trois heures, c'est de divertissement, de quelque chose qui les détourne de leur ennui. Et il joue le jeu, traversant la rue principale en redingote boutonnée, gibus tromblon « d'une insolence rare », parlant çà et là à son beau cheval noir. Tous les yeux se tournent vers lui, béants d'admiration : Langlois offre aux villageois le divertissement dont ils ont besoin. Il comprend, par exemple, que le soir de la messe de minuit, il n'y aura pas de meurtres car les cierges, les ostensoirs, les candélabres sont là pour divertir l'âme.
Et mon Anglais là-dedans ? Mon Anglais finalement assume la même fonction que mon Langlois : il arrive dans le petit village de Fayolle - tiens, l'étymologie de Fayolle, n'est-ce pas fagus : « le hêtre » et Un roi ne commence-t-il pas par la description d'un hêtre magnifique, mais je ne peux vous en dire plus… - donc mon Anglais arrive au village avec tout un barda comme seuls les Anglais peuvent en trimbaler (et ce n'est pas une critique, j'adore les Anglais) : dans son immense sac à dos, il porte : d'innombrables chaussures et chaussettes (de toutes les couleurs, évidemment), un tapis avec plein de motifs (bien sûr), de nombreux ustensiles de cuisine, un duvet, des livres, des journaux, des crayons de couleur, un service à thé (normal) et même un théâtre de marionnettes… Que de divertissements en perspective...
Est-ce à ce moment-là que mon Anglais m'a fait penser à mon Langlois ? Peut-être, oui, c'est certainement là que j'ai compris qu'ils avaient tous deux la même fonction : divertir, divertir les habitants de Fayolle, divertir les époux Gossard qui tout à coup (dans L'Anglais volant, vous voyez, on ne sait même plus de quel livre je parle…), après avoir reçu chez eux l'Anglais, voient le monde différemment : « ils regrettent de ne pas avoir été plus attentifs, c'est comme s'il y avait eu chez eux, dans leur maison, entre leurs murs… une chose d'une grande valeur qu'ils n'auraient jamais dû laisser repartir. » Mon Anglais va leur donner à voir autre chose que leur quotidien, tiens, je repense aussi au fils Sandrin qui voit passer l'Anglais. Il lâche tout, le fils Sandrin qui bêchait le potager, pour suivre l'autre, l'Anglais, qui cavale tout droit vers le plateau et d'un bon pas. Sandrin a même du mal à le suivre et pourtant, il aime cavaler dans la nature, le fils Sandrin, il a passé son temps à ça quand il était enfant et soudain, je bascule dans Un Roi et je revois mon Langlois poursuivant Monsieur V. (j'en suis désolée mais pour le suspense, je ne peux vraiment pas vous dire qui est monsieur V. dans Un roi), réglant son pas sur le sien et clac, je repense à cette battue au loup organisée par Langlois pour que les hommes redécouvrent le divertissement suprême, celui de la poursuite, de la quête.
Et soudain, dans mon esprit, le fils Sandrin (de L'Anglais) est lui aussi à la battue au loup (d'Un roi), il a les joues rougies par le froid et le vent. Les personnages passent d'un livre à l'autre, Langlois observe Sandrin, Luc Martet (de L'Anglais) suit Langlois (Langlois fascine Luc Martet). Et cette scène magnifique où l'Anglais offre à Luc Martet le spectacle de la lumière, le spectacle du feu, d'une réalité supérieure, cette danse du feu ( me reviennent alors les cierges de la messe de minuit d'Un roi...). Si j'avais le temps et la place, je vous citerais les paroles magnifiques et de pur lyrisme de Luc Martet racontant sa nuit devant le feu.
A ce moment-là, tout se superpose, s'agrège, se fond. Tout se télescope, s'emboîte, s'ajuste, s'imbrique. Les deux livres ne font plus qu'un, les personnages se baladent de l'un à l'autre, impossible de les retenir, de les discipliner, ils s'amusent, vont chez l'un, chez l'autre, tout se mélange et j'ai bien conscience de vous proposer une chronique remarquablement incompréhensible...
Et puis, évidemment (je garde le meilleur pour la fin), il y a Saucisse (dans Un roi), la tenancière du Café de la route, qui écoute Langlois, qui aurait aimé être un peu plus jeune pour aller peut-être un peu plus loin avec lui, elle, l'ancienne prostituée de Grenoble.
Et puis, dans L'Anglais, il y a madame Blanc, la tenancière du café de la Place qui observe la nuque de l'Anglais, son dos, ses épaules, son profil. Bien sûr, madame Blanc me fait penser à Saucisse surtout quand il est dit qu'elle « a laissé l'Anglais à sa contemplation ». (Je repense à Langlois contemplant le sang sur la neige…)
Et soudain, je lis que madame Blanc « n'était pas de la région, elle était venue tard à Fayolle, femme mûre déjà avec ses années passées à la ville ; elle considérait le dos, les épaules, la nuque, le quart de profil et elle revoyait les chambres toutes identiques en ville, les innombrables nuits vécues par jour, la fenêtre qui donnait sur la pluie, la brume, les nuages contre les toits, la nuit sans fond, collée contre les vitres, les rideaux toujours tirés sur les jours clairs ; elle revoyait les bouches multipliées au-dessus d'elle et qui soufflaient leur haleine sur son visage, elle revoyait les ventres, les ceintures défaites, les pantalons qui tire-bouchonnaient en glissant sur les jambes et les mollets... »
De qui me parle-t-on ? De madame Blanc ou de Saucisse ? Madame Blanc, elle aussi une ancienne prostituée, m'avoue ce que Saucisse ne m'a jamais dit, prolonge ce personnage qui, dans Un roi, n'a jamais voulu parler de son passé sauf pour dire que les hommes, elle les connaît et les connaît bien.
Je ne sais plus qui est qui.
Ce que je sais en revanche, c'est que ma lecture de L'Anglais volant restera à jamais quelque chose d'unique et de très beau, une expérience étonnante de deux livres qui se sont contaminés , multipliant réciproquement leur force, leur beauté, la puissance de leurs personnages, s'enrichissant mutuellement, s'ouvrant l'un à l'autre, se déversant l'un dans l'autre au point de s'unir et de devenir un.
Un roi m'a donné les clefs de L'Anglais.
Et d'ailleurs, vous allez dire que je vais loin mais : et si l'Anglais était Langlois ? (Puisqu'on ne sait pas d'où vient l'Anglais.) Et si c'était Langlois réincarné, ayant quitté son livre et son village pour un autre livre et un autre village ?
On pourrait me dire que je n'ai pas pris les bonnes clefs. M'en fiche, j'ai ouvert quand même ! Qu'on le veuille ou non, L'Anglais viendra prendre sa place tout naturellement dans ma bibli et dans ma tête à côté de mon chouchou. Je ne sais pas si la nuit Saucisse quittera le Café de la route pour aller discuter au café de la Place avec madame Blanc, je ne sais pas si monsieur V. jouera au tarot avec le père Sandrin ou le gars Martet, je ne sais pas si Langlois et l'Anglais parleront de la marche du monde et du coeur des hommes, je ne sais pas si les époux Gossard rendront visite à Madame Tim (autre personnage fabuleux d'Un roi – quand je pense que l'Anglais offre à madame Blanc un billet mexicain, je me demande si c'est madame Tim (d'origine mexicaine) qui le lui a donné !) mais ce dont je suis sûre, c'est que Giono aurait beaucoup aimé lire L'Anglais volant, qu'il aurait été touché par ce personnage et sa façon de tout donner, de s'offrir aux autres et surtout, il aurait goûté avec beaucoup de plaisir les clins d'oeil tendres et pleins de poésie de Benoît Reiss.


jeudi 21 septembre 2017

La Disparition de Josef Mengele d'Olivier Guez


Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

La disparition de Josef Mengele raconte la fuite et la traque du tristement fameux médecin chef d'Auschwitz surnommé l'« Ange de la mort », bourreau sadique qui, au nom de la science, s'adonnait à des expériences monstrueuses sur des êtres humains ou bien envoyait celles et ceux qui ne l'intéressaient pas se faire gazer. « Ne jamais s'abandonner à un sentiment humain. La pitié est une faiblesse : d'un mouvement de badine, l'omnipotent scellait le sort de ses victimes, à gauche la mort immédiate, les chambres à gaz, à droite la mort lente, les travaux forcés ou son laboratoire, le plus grand du monde, qu'il alimentait en « matériel humain adéquat » (nains, géants, estropiés, jumeaux) chaque jour à l'arrivée des convois. »
Après la guerre, on le sait, bon nombre de nazis sont allés trouver refuge en Amérique latine, c'est le cas de Mengele (encore jeune puisqu'il n'a que 38 ans), qui s'installe sous le nom de Helmut Gregor en Argentine dans un premier temps.
Le roman d'Olivier Guez est une plongée terrible au coeur de ces groupuscules nazis qui ont su profiter de la bienveillance du président Juan Perón, de nombreux réseaux, de multiples combines et de liens avec leur famille. Ainsi, il faut bien le dire, ces criminels ont réussi à vivre, pas trop mal parfois, pendant de nombreuses années.
« A la fin des années 1940, Buenos Aires est devenue la capitale des rebuts de l'ordre noir déchu. S'y croisent des nazis, des oustachis croates, des ultranationalistes serbes, des fascistes italiens, des Croix fléchées hongrois, des légionnaires roumains de la garde de fer, des vichystes français, des rexistes belges, des phalangistes espagnols, des catholiques intégristes ; des assassins, des tortionnaires et des aventuriers : un Quatrième Reich fantôme. »
Voilà, tout est dit et ce sont ces gens-là que l'on va croiser sur les beaux boulevards de Buenos Aires, l'un sirotant une bière à la terrasse d'un café, l'autre digérant un repas gastronomique en dégustant un cigare à l'ombre d'un arbre : de vrais pachas qui se la coulent douce, dans les premiers temps au moins.
Ces nazis, en nombre assez important, vivent en micro-sociétés, se reçoivent, s'entraident, passent d'agréables moments à discuter du bon vieux temps, rêvant de recréer un nouveau Reich en Allemagne, persuadés pour certains que la Guerre Froide se terminera dans un bain de sang entre les deux blocs et que ce sera enfin à leur tour d'entrer de nouveau en scène. C'est cette atmosphère que nous découvrons dans la première partie du livre intitulée de façon très explicite : « Le pacha ». En effet, et grosso modo jusqu'en 1960, Mengele « s'amuse et s'enrichit », il est à la tête d'une charpenterie et d'une fabrique de meubles quand il ne joue pas le représentant de commerce pour aller vendre, au Paraguay, les engins agricoles, moissonneuses-batteuses et autres épandeurs à fumier, fabriqués par l'usine familiale. Quelques avortements clandestins pour arrondir les fins de mois. Il se lancera plus tard dans l'industrie pharmaceutique. Avec ses petits camarades, « bottines luisantes, cheveux laqués », il va au théâtre, au cabaret, au dancing, chez les prostituées. La vida es bella...
Il se remarie, habite une villa somptueuse avec jardin et piscine, s'achète un coupé Borgward Isabella et reprend même son vrai nom (c'est dire comme il est inquiet!). Il part même en vacances au Chili avec ses petits amis : ils explorent « les volcans du désert d'Atacama, nagent nus dans des lagunes turquoises et campent sous des ciels limpides et étoilés. » Lorsque j'ai lu ces lignes pour la première fois, j'ai été saisie, je les ai relues, incrédule. N'étaient-ils pas plus recherchés que ça, ces meurtriers, ces monstres ? Le monde entier ne s'était-il pas mis à leurs trousses en déployant tous les moyens possibles et imaginables? Pourquoi ? Pourquoi tout ce temps perdu ?
Le roman d'Olivier Guez donne des éléments d'explication et pourtant, je demeure dans le même état de stupéfaction, moi qui pensais bien naïvement qu'aussitôt après la guerre, TOUT, absolument TOUT avait été mis en œuvre pour retrouver les assassins. Ce que j'apprends me laisse éberluée, saisie.
Et 1956, Mengele s'organise même un petit voyage en Europe, fait du ski en Suisse (!!!), l'année 1957 se poursuit dans la même douceur : « L'avenir s'annonce prometteur, le pire est derrière lui, Mengele se sent en sécurité. » Je crois rêver… Il se marie : le voyage de noces a lieu en 1958 en Uruguay dans un hôtel superbe face au lac Nahuel Huapi et Moreno. Debout, face au paysage, il en est bien persuadé « dans ce monde de ruines et de vermines déserté par Dieu, il a la liberté, l'argent,le succès, personne ne l'a arrêté et personne ne l'arrêtera. » Finalement, n'a-t-il pas toutes les raisons d'y croire ?
Mais le vent tourne ENFIN et Mengele va devoir fuir au Paraguay puis au Brésil : deuxième partie « Le rat ». Tout s'accélère… Il est temps !
Ce qui est intéressant dans ce roman, c'est que l'on vit vraiment la traque de Mengele « de l'intérieur » même s'il ne s'agit pas d'un récit à la première personne, on le suit pas à pas et l'on découvre à quel point cette seconde partie va se révéler être une plongée au coeur de l'enfer, un cauchemar quotidien, la longue cavale angoissée d'un homme devenu une bête traquée et terrorisée.
Je ne vais pas entrer dans le détail de cette chasse à l'homme incroyable, des changements d'identité de Mengele (Peter Hochbichler entre autres), de ces arrestations loupées à un cheveu près ! On en rage ! Il est vraiment passionnant de découvrir la façon dont a été organisée cette traque, notamment par les services de renseignement israéliens, le Mossad, et le chasseur de nazis Simon Wiesenthal, et surtout dans quelles circonstances et pour quelles raisons ils ont manqué de très peu d'arrêter ce grand criminel de guerre.
Certains passages de cette seconde partie mettant en scène un Mengele de plus en plus narcissique et autoritaire sont absolument sidérants : par exemple, son séjour chez les Stammer, un couple de hongrois expatriés chez qui il va se cacher pendant plusieurs années, les menant à la baguette, critiquant leur mode de vie, leur nourriture, l'éducation de leurs enfants, ce qu'ils sont… Une cohabitation insensée qui manque à plusieurs reprises de tourner au drame.
Ce roman montre ainsi l'enlisement progressif de Mengele, transpirant de trouille et de haine depuis qu'il a appris l'arrestation d'Adolf Eichmann en 1960, sombrant dans une terrible paranoïa, vivant avec la peur au ventre, oui, c'est le portrait, au fond, d'un être fondamentalement mauvais, minable, pathétique, malade, complètement fou, tristement perché sur sa tour de guet en tenue d'apiculteur, regardant la route départementale qui mène à la ferme avec des jumelles super puissantes Zeiss, entouré de ses chiens, toujours prêt à se sauver avec, dans sa mallette, ses opéras de Wagner, ses cantates de Bach, ses livres, ses journaux et ses cahiers de notes sur ses terribles expériences, obligé de vivre loin de ceux qu'il aime, seul, profondément seul et plein de haine pour ce que sont les hommes et le monde devenus. Un être abject.
Il ne regrettera aucun de ses crimes. Non, jamais il ne se repent, persuadé qu'il est d'avoir raison, d'être dans le juste, la vérité. Même face à son fils, il dira : « la conscience est une instance malade, inventée par des êtres morbides afin d'entraver l'action et de paralyser l'acteur ».
Comment est-ce possible ?
Mengele s'enfoncera jusqu'au bout, s'enlisant dans une vie qui ne veut plus de lui.
« Mengele, ou l'histoire d'un homme sans scrupules à l'âme verrouillée, que percute une idéologie venimeuse et mortifère dans une société bouleversée par l'irruption de la modernité. »
Un texte extrêmement documenté (l'enquête d'Olivier Guez a duré trois ans), un récit haletant qui nous fait vivre la période de l'après-guerre en Amérique latine, la fuite de ces démons qui vont espérer retrouver ailleurs un nouvel Eldorado.
Terrible et saisissant !
A lire absolument.
Je terminerai par ces mots de Primo Levi : «... dans la haine nazie, il n'y a rien de rationnel : c'est une haine qui n'est pas en nous, qui est étrangère à l'homme, c'est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même. Nous ne pouvons pas la comprendre ; mais nous pouvons et nous devons comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies : les nôtres aussi. »
Si c'est un homme, 1947.




mardi 19 septembre 2017

Une histoire des abeilles de Maja Lunde


Éditions Les Presses de la Cité
★★★☆☆ (J'ai bien aimé)

Inscrite sur le site de lecteurs Babelio, il arrive que je me vois proposer un livre contre une critique. Parfois, ce livre ne correspond pas tout à fait à ce que je lis d'habitude mais comme je ne sais pas refuser un roman parce que l'on n'est jamais à l'abri d'une bonne surprise, j'accepte. C'est comme cela que je me suis trouvée plongée dans Une histoire des abeilles, présentée sur la quatrième de couv' comme « un roman écologiste ».
Bon, en matière d'écologie, je ne suis pas au top même si, promis juré, je trie mes déchets, consomme un peu moins de viande qu'avant, ne prends jamais l'avion (parce que j'ai la trouille mais n'empêche que, trouille ou pas, mon empreinte carbone est à ce jour peut-être nettement plus faible que celle de bon nombre d'écolos …), ne jette aucun déchet dans la nature et serais prête à bondir sur le malotru que je verrais agir de la sorte, n'ai pas de piscine dans mon jardin et n'achète pas des pommes qui viennent d'Afrique du Sud. (clap, clap, clap, clap…)
Bref, un roman écolo traduit du norvégien, why not ?
Trois époques : la Chine en 2098, l'Angleterre en 1851, les États-Unis (Ohio) en 2007, trois histoires qui se mêlent, comme on en lit pas mal en ce moment.
En Chine, nous découvrons une jeune femme, Tao, perchée dans un arbre : à l'instar de milliers d'autres compatriotes, elle pollinise à l'aide d'une balayette en plumes de poule chaque fleur des arbres fruitiers. En Chine, les abeilles n'étant plus là pour le faire depuis des années à cause d'une pollution importante et d'insecticides répandus trop généreusement, l’État a su s'organiser : Tao se coltine donc le sale boulot et bientôt, aucun petit Chinois n'ira plus à l'école car ils devront apprendre très vite les gestes que la nature accomplissait sans leur aide, auparavant. C'est l’État qui en a décidé ainsi. Autrement, c'est la famine…
(En réalité, la pollinisation manuelle a déjà cours en Chine, pas besoin de se projeter en 2098: à lire, sur Internet, l'article du Monde du 23 avril 2014 Dans le Sichuan, des « hommes-abeilles » pollinisent à la main les vergers. Ici, le lien.)
On apprend en passant (je vous rappelle qu'on est en 2098) que le pire est arrivé : la disparition des insectes pollinisateurs (j'espère que mon collègue de SVT lira mon article parce que j'ai du vocabulaire maintenant !), l'élévation du niveau de la mer liée au réchauffement climatique (décidément, je me spécialise, mon dernier article portant sur La Fonte des glaces de Joël Baqué), la destruction des sols par l'agriculture intensive, la multiplication des accidents nucléaires, l'empoisonnement des êtres vivants par les insecticides et les pesticides... Pas de quoi rire… Et comme on a fait comme s'il était peu probable que tout cela nous arrive, le résultat n'est pas beau à voir… (Mais bon, c'est un roman, une fiction..., n'empêche que ça fout un peu les jetons tout ça quand on y pense…)
En Angleterre, William, père de famille, est alité : manque de peps, spleen, moral dans les chaussettes jusqu'à ce qu'il redécouvre un livre posé sur son bureau qui va de nouveau réveiller une passion endormie : Nouvelles observations sur les abeilles de François Huber, 1806. William se lève et s'attelle avec toute l'énergie dont il est capable à la construction d'une ruche innovante.
Dans l'Ohio, George est désespéré : son fils ne veut pas reprendre la ferme, s'occuper des ruches, non, il veut poursuivre ses études (il n'y a vraiment que dans les romans que les pères râlent parce que leurs fils veulent poursuivre leurs études!). George vit pour ses ruches colorées qu'il choie et auxquelles il consacre toute son énergie. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est qu'il sera lui aussi victime du fameux Colony Collapse Disorder, « syndrome d'effondrement des colonies d'abeilles »… (Ah, vous ne connaissez pas…) (Comme disent mes élèves, quand on débat sur l'intérêt de la lecture, lire permet de se cultiver, d'apprendre… Ils ne comprennent jamais pourquoi je fais un peu la moue face à ce genre de réponse...)
Évidemment, on se demande tout au long du livre quel lien unit ces trois récits, même si l'on s'en doute un peu…
Alors, venons-en aux faits : est-ce que j'ai aimé ce livre ? Je réponds par une litote d'abord qui dira ce qu'elle dira : c'est une lecture pas désagréable, la langue est fluide, plaisante (je salue la traductrice dont j'avais déjà remarqué l'excellent travail mais pour quelle traduction, je ne sais plus…). J'ai appris plein de choses (que je me suis empressée d'oublier) sur les abeilles… Les histoires de pollinisation n'ont (presque) plus aucun mystère pour moi ni le varroa destructor (je vous épate, hein), un horrible acarien parasite responsable de la varroose (oui, deux r et deux o, ça fait durer le plaisir) ; quant à la reine mère, aux faux-bourdons, aux ouvrières non fertiles, au couvain, aux ruches verticales de Langstroth (j'hésite à rédiger l'article Wikipédia sur le sujet qui manque encore cruellement à la célèbre encyclopédie…), à l'essaimage… Tout ça, je connais par coeur...
Bon, d'un point de vue formel, ce n'est pas un roman très novateur mais il demeure agréable à lire, ce n'est déjà pas si mal…

                  


samedi 16 septembre 2017

La fonte des glaces de Joël Baqué


 Éditions P.O.L
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Bon allez, elle n'est pas terrible mais je ne peux pas m'en empêcher : La fonte des glaces est certainement le roman le plus givré de la rentrée (ah, ah, elle est bonne, hein?) mais givré de chez givré...
En deux mots : Louis, dont le père, devenu spécialiste de la banane après l'avoir été des pneus, est mort écrasé en Afrique sous la patte d'un éléphant alors qu'il prenait une photo dudit pachyderme. Bien plus tard et rentré en France, Louis est devenu charcutier et follement amoureux de la fille de son patron, Lise, qui devint sa femme. 
Sa trancheuse à jambon et ses rillettes pur porc remplirent l'essentiel de son existence, sans oublier quelques parties de jambes en l'air avec Lise dans la chambre de découpe du magasin sous le tue-insectes électrique. 
Chacun son truc, chacun son bonheur.
En tout cas, Louis, à ce moment-là, était incontestablement heureux.
Lise meurt. Des années plus tard, Louis, à la retraite, se trouve confiné dans une routine bien routinière: expresso au café du coin, contemplation du port de Toulon, assis sur un banc, deuxième expresso, achat de la demi-baguette et du Var-Matin, éventuellement passage à la supérette selon les besoins et sans un regard sur la charcuterie industrielle, retour à la maison. Rebelote le lendemain et le surlendemain...
« Le regard de Louis s'embua peu à peu comme le pare-prise d'un véhicule resté trop longtemps stationné à l'extérieur. Un léger voile tendait entre lui et le monde un linceul transparent. Il n'en percevait pas moins parfaitement le bleu frissonnant de la Méditerranée et celui plus alangui du ciel varois. Cette buée était d'un tout autre ordre. Elle ne laissait pas présager le glaucome mais la dépression. »
Louis avait été heureux autrefois et il pensait ne plus l'être...
Mais un jour, sur le chemin du bercail, il tombe sur une braderie. Soudain, un reflet l'aveugle : ce sont les portes d'une armoire flamande qu'un acheteur ouvre et referme pour en tester la solidité. Louis se dirige vers le meuble, en observe l'intérieur, se penche et découvre à sa grande surprise ce qu'il prend d'abord pour un... pingouin et qui se révélera être en réalité... un manchot empereur. Le vendeur lui explique que c'est très bien un manchot empereur, beaucoup mieux qu'un pingouin (moi, j'ai testé les deux et finalement, ça se discute…) S'ensuit une tractation. Louis repart avec sa bestiole empaillée sous le bras. (Je trouve, à bien y réfléchir, qu'il y a un petit côté « art contemporain » dans ce Louis traversant la rue des Blatterets à Toulon avec son nouvel achat sous le bras, je dis ça comme ça, une impression...)
« Un éléphant avait clôturé l'existence du comptable (son père), un manchot empereur allait inaugurer une nouvelle ère pour Louis. Il avait aimé sa mère, Lise, son métier et la boutique de la rue Lavoisier, mais son amour pour le manchot empereur l'emporterait dans une autre dimension. Il vrillerait dans l'Infini le bleu retrouvé de son regard. Cette subite passion restera mystérieuse et dépourvue de sens, preuve de son authenticité. Le commencement d'une histoire d'amour en est la meilleure part et toute vraie passion est un commencement toujours renouvelé. C'est pourquoi les vraies passions ne se terminent jamais, mais cessent un jour de commencer. Aimer passionnément, on le sait par ouï-dire, c'est être frappé d'un coup de foudre chaque matin en redécouvrant l'être aimé. C'est fatigant, à la longue, mais c'est beau. »
Et là, messieurs dames, ATTENTION, on décolle (au sens propre et figuré) car notre Louis se prend effectivement de passion pour les manchots empereurs au point de leur (oui, de LEUR) installer amoureusement, dans le grenier de son modeste pavillon, une banquise faite de moquette blanche, de peinture blanche, d'un canapé-iceberg et d'un climatiseur capable de reproduire à peu près, encore le croit-il à cette époque-là, une température proche de celle de la banquise. Et pour que notre manchot empereur ne s'ennuie pas, comme vous l'avez deviné, Louis se lance dans une recherche d'autres bestioles de la même espèce pour en reproduire un petit groupe, sa Dream Team, ressemblant fort à ce qu'il a pu voir sur les images Wikipédia…
Et si l'aventure de Louis ne s'arrêtait pas là ? Vous pensez bien, ce serait trop facile...
Bon, je vous vois la mine un peu déconfite: les histoires de manchots empereurs, ça ne vous intéresse pas…
Ah bon, moi, j'adore ça au contraire et j'attendais avec impatience de lire enfin un roman de la rentrée sur ce sujet…
Qu'est ce que vous pouvez être étroit d'esprit et peu ouvert sur le monde !
Quand je vous disais que c'était certainement LE roman le plus cocasse, le plus déjanté, le plus inénarrable de la rentrée - j'ai bien ri et beaucoup souri !-, eh bien franchement, croyez-moi, c'est beaucoup plus que ça : La fonte des glaces est un livre superbement écrit, dans une langue délicate, imagée et poétique (eh oui, rien que ça!) qui joue sur les mots et s'amuse des expressions toutes faites, c'est un récit empreint d'un humour pince-sans-rire, un texte qui m'a fait penser à du Michaux avec son personnage de Plume (dans la dimension absurde du propos) mais aussi à Ponge à travers la recherche de l'expression juste et concise. Je vous le dis, un o.v.n.i dans le paysage littéraire actuel.
Un texte qui, au fond, derrière ses allures légères, est beaucoup plus grave qu'il n'y paraît : il y est question de bonheur, de solitude, d'amour, d'ennui mais aussi de notre société actuelle et de ses dérives… 
Dans Le Matricule des anges (n°186, sept 2017), Joël Baqué, interviewé longuement, parle de ses personnages en ces termes : « Les personnages… sont en quête ou, pire, en panne de quête. Ils ont aimé, n'aiment plus, n'arrivent pas à aimer, ne savent plus qui ou quoi aimer. Leur existence n'est pas étayée par des structures affectives familiales, amicales. Lorsqu'ils sont pris par une passion, celle-ci les conduit au désastre ou à l'échec. L'humour est l'enrobage de leur vide existentiel et du tragique des situations. »
C'est précisément cela que l'on ressent, une espèce de gravité qui est là, sous-jacente, partie immergée de l'iceberg, plongeant dans les profondeurs de l'être, le tirant chaque jour de plus en plus vers le fond. Oui, on s'amuse mais l'on sent qu'en réalité, tout cela est bien désespéré… « L'humour est indissociable du plus grand sérieux. La gravité n'a pas le monopole du grave. » précise l'auteur. « Mes personnages sont des solitaires qui se débattent comme des poissons dans un filet. Parfois quelques mailles lâchent, ils vont frétiller un peu plus loin mais c'est pas gagné... »
Espérons que Louis reviendra de son escapade (que je vous laisse découvrir!) des images plein la tête et que ses manchots empereurs toulonnais n'auront pas trop pris la poussière…

Une œuvre à découvrir absolument !

                                     

jeudi 14 septembre 2017

"Je me promets d'éclatantes revanches" de Valentine Goby


Éditions L'Iconoclaste
★★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Que savais-je de Charlotte Delbo ? Rien ou trois fois rien : j'avais découvert son nom en même temps que mes élèves lors d'un brevet des collèges, en 2014 je crois. J'avais appris à cette occasion qu'elle était Résistante et qu'elle avait été déportée à Auschwitz en janvier 1943 puis à Ravensbrück. Je savais aussi qu'elle était rentrée puisqu'elle avait écrit.
Que savais-je, moi, professeur de lettres, en 2014, de Charlotte Delbo ?
Rien.
J'avais lu aux larmes Primo Levi, Jorge Semprun, Simone Veil, Marceline Loridan-Ivens mais de Charlotte Delbo, aucun écrit n'était parvenu jusqu'à moi.
Je me souviens de la lecture de Kinderzimmer de Valentine Goby comme d'un choc profond, une émotion qui s'empare du coeur et du corps. Un livre qu'on n'oublie pas.
Voilà à peu près où j'en étais quand j'ai ouvert « Je me promets d'éclatantes revanches » .
Ce qui m'a frappée, immédiatement, est la puissance du titre. Pourquoi ces guillemets ? Qui parle ? C'est elle, Charlotte, et je crois que l'oeuvre de Valentine Goby est là, contenue dans ce titre, dans la force qu'il dégage, dans le cri qu'il pousse. Je tourne la page de couverture : une photo. Charlotte Delbo éclate de rire. Peut-on (doit-on) encore éclater de rire quand on a été déportée ? De quand date cette photo ? D'avant sûrement… Je cherche, ne trouve pas.
A-t-elle pu rire après ?
Oui, nous explique Valentine (permettez-moi pour une fois d'utiliser les prénoms, je le sens mieux comme cela), Charlotte a ri après et c'est ce qui l'a rendue à la vie, cette capacité, par l'écriture, de se sortir de l'enfer, de mettre par les mots, à distance, l'horreur, l'indicible, l'absurdité, la folie.
Reprenons.
Valentine, pour préparer son roman Kinderzimmer rencontre Marie-José Chombart de Lauwe, ancienne déportée du camp de Ravensbrück. Elle l'interroge, veut entendre son témoignage. Marie-José sourit : « Avez-vous lu Charlotte Delbo ? » demande-t-elle à Valentine. Non, Valentine ne connaît pas cet auteur et va la découvrir, explorant petit à petit des textes éblouissants, puissants, des textes qui disent la soif, la faim, le froid, des textes qui parlent des sensations du corps. « Elle place le corps au centre, non la pensée ; la sensation pure et non la conscience de l'Histoire. C'est une expérience partagée qui est en jeu » analyse Valentine. Charlotte Delbo dit comme elle vit. « C'est une plongée directe dans le froid, la boue, les rituels absurdes qui malmènent le corps... », « elle ne veut pas faire savoir, elle veut donner à voir. Donner à voir, à sentir, à toucher, non inventorier des événements mais les incarner. »
Pour elle, « il n'y a pas d'indicible », Charlotte sera celle par qui les autres sauront, entreront « à Auschwitz par la puissance de la langue » et Valentine sera celle par qui les autres connaîtront cette femme, elle sera le lien entre elle et nous, de femme à femme, tissant une espèce de fil incassable et infini qui nous liera à jamais.
J'ai découvert la langue de Charlotte Delbo, elle m'a touchée au coeur.
« … la vie m'a été rendue
et je suis là devant la vie
comme devant une robe
qu'on ne peut plus mettre. »
Pourquoi, se demande Valentine, alors pourquoi n'est-elle pas plus connue, plus lue ?
La réponse n'est-elle pas contenue dans la magnifique photo de la deuxième page, dans ce sourire éclatant plein d'une insolente vitalité, dans les paroles d'une femme qui dit avec assurance que oui, elle est sortie de là-bas et qu'elle se « promet d'éclatantes revanches » ? Une femme dont la vie même à travers chaque éclat de rire a réduit à néant l'entreprise nazie et qui comme « un serpent regarde sa mue, sa peau morte délaissée, et retourne à la vie... » ?
Oui, je lirai les textes de Charlotte Delbo, oui, j'en parlerai à ma famille, à mes amis, à mes enfants, à mes élèves, oui, nous étudierons ses textes et nous les apprendrons, oui, Valentine, nous serons les liens, indéfectibles, grâce à vous.

Vous pouvez compter sur nous. 

                             

lundi 11 septembre 2017

La serpe de Philippe Jaenada


Éditions Julliard
★★★★★ (J'ai adoré)


C'est une copine qui m'a mis la puce à l'oreille : « J'ai entendu parler d'un livre, c'est pour toi, il est question d'un type bizarre et d'un crime non élucidé, en plus l'auteur a l'air sympa... »
Ah, les amis, pas de doute, on ne peut rien leur cacher…
Eh bien, en plein dans le mille la copine, pas un millimètre à côté, le coeur du coeur, l'hyper centre de la cible. Dire que j'ai aimé relève de l'euphémisme, c'est beaucoup plus que ça…
Je vous explique, enfin si j'en suis capable car je vous avoue que j'émerge doucement de ces 634 pages qui m'ont passionnée et qui maintenant m'empêchent de dormir, un parce que j'ai la trouille, deux parce que je retourne l'affaire dans tous les sens. D'ailleurs, je vais me fendre d'un petit message à l'auteur car cette nuit deux trois questions me sont venues à l'esprit...
Reprenons : d'abord, vous en aurez pour votre argent, oui, les livres sont chers mais dans La Serpe vous avez en réalité QUATRE histoires :
1. l'histoire du type bizarre, son meurtre (enfin, je devrais mettre des guillemets que je n'aurais évidemment pas mis au début de ma lecture...), son procès et l'enquête d'une infinie minutie de l'auteur Jaenada-Colombo qui part à Périgueux, loupe et bloc-notes en poche. Finalement, déjà, dans ce petit 1, vous avez quatre sous-parties, valable non ?
2. des bribes de l'histoire de Pauline Dubuisson dont il est question dans le précédent roman de Philippe Jaenada : La Petite Femelle (que je n'ai pas lu… mais pourquoi, pourquoi???)
3. de l'Histoire avec moult précisions sur les faits et gestes de moult acteurs de second et de premier plan au moment de l'Occupation.
4. des éléments autobiographiques sous forme d'interventions régulières tendres, percutantes et souvent à mourir de rire de l'auteur sur, par exemple, un étrange et inquiétant voyant rouge - un point d'exclamation entre parenthèses - sur le tableau de bord de sa bagnole de location ou bien sur son fils Ernest, sa femme, ses parents, son pote flic Pupuce (j'adore), ses petites habitudes, sa façon de voir le monde, Paris et la Province, le tout servi avec un humour qui m'a complètement séduite. (J'allais oublier ses appels à feu Balzac pour qu'il l'aide à être clair dans ses descriptions!) (Et la scène désopilante du restau chinois… on ne doit pas s'ennuyer à vivre avec Philippe Jaenada!)
Quelle partie ai-je préférée ? Difficile à dire tellement ces quatre histoires s'entremêlent génialement, l'art du conteur y est pour quelque chose… et je suis bien persuadée que Philippe Jaenada pourrait me parler de n'importe quoi, je trouverais le propos passionnant. Mais quand même, ses petites parenthèses (ah, vous verrez, il y en a, de la parenthèse!), ses digressions m'ont fait craquer. Irrésistibles…
Un peu d'ordre dans tout ça, commençons par le commencement.
Le père du copain du fils de Jaenada (ça va?), un certain Manu, tannait régulièrement ledit Jaenada au sujet de son grand-père, le sien, enfin celui de Manu. (C'est marrant comme en parlant de Jaenada, on fait du Jaenada - comprendront ceux qui comprendront, je poursuis). Et alors, qu'est-ce qu'il avait d'intéressant, le grand-père de Manu ? C'était un gars incroyable, une espèce de fou aventurier qui a parcouru le monde, a failli mourir un nombre incalculable de fois, a été écrivain, a fait de la politique, du journalisme, a milité pour défendre de nombreuses causes, bref, un gars hors du commun. « Moi, les gens hors du commun, s'excuse Jaenada, c'est pas trop mon truc... » Les années passent.
Et puis un jour, revoilà le Manu qui attaque de front : « Au fait, j'ai oublié de te dire que mon grand-père a été inculpé d'un triple homicide : on l'a accusé d'avoir assassiné à coups de serpe son père, sa tante et la bonne. Il a été acquitté mais des doutes subsistent encore quant à son innocence... » Jaenada est ferré, cette histoire est pour lui, il va devoir jeter un coup d'oeil sur le grand-père de Manu…
Et l'histoire commence… une histoire rocambolesque et terrible, effrayante même, ah, je vous jure, pas la peine de vous gaver de romans policiers suédois ou norvégiens, on a tout sur place, dans nos petites provinces françaises, à Trifouillis-les-Oies, du bien gore, du bien glauque, du sordide en barre, du mystère bien épais et du VRAI en plus, pas des trucs inventés, non, du RÉEL… de quoi rester les yeux ouverts la nuit quelque temps... (Quand je vous dis que vous en aurez pour votre argent…)
D'abord, un homme : le fameux grand-père de Manu. Comment faire le portrait d'un tel homme ? Il faut avoir le talent de Jaenada pour ça ! Soudain, me vient un air de Cloclo, ça vous dit ? Non ? On y va quand même, rappelez-vous : « Un sale bonhomme, oh quelle sale personne, un monstre en somme, hou, hou, ce sale bonhomme... » Oui, c'est ça, et ça lui va très bien à cet… Au fait, avec tout ça, j'ai oublié de vous le présenter : un nom à retenir : Henri Girard (alias, Georges Arnaud… Ah, tiens, on dirait que ça vous dit quelque chose, je vous laisse chercher… )
« Ce que j'en sais, je l'ai appris dans les livres. Sale gosse, sale type, des claques, insupportable, il ne mue, instantanément, qu'en anéantissant la fortune familiale ... » résume l'auteur au début du livre.
En très bref : du côté du père d'Henri, une famille friquée, traditionnelle qui n'a pas du tout apprécié de voir leur rejeton s'amouracher d'une femme de gauche, prof de français (on les comprend, quelle misère!!!). Georges et Valentine se marient et donnent naissance à Henri (grand-père de Manu). La mère tombe malade : tuberculose, et la famille de Georges refuse d'aider à payer les séjours en sana. Elle meurt et Henri se retrouve à vivre avec un père désespéré, aimant de tout coeur son gamin mais pas franchement capable de l'élever.
Henri est un enfant intelligent mais plutôt inconstant, capricieux, colérique, méprisant, violent, mystificateur… et je suis loin d'être exhaustive ! Une vraie tête à claques ! Enfin, c'est ce qu'on en dit...
Il en voudra toujours à la famille de son père d'avoir refusé d'aider davantage sa mère malade.
Plus il grandit et plus ces vices s'accentuent : il aime dépenser de l'argent et en demande sans cesse à sa famille, la menace si elle refuse, fréquente des filles, fait la fête, ne travaille pas, commence une vie de bohème. C'est le petit enfant chéri : le père résiste un peu mais finit par lui donner tout ce qu'il veut. La tante Amélie (sœur du père) fait de même. Henri s'amuse comme un fou. En réalité il souffre, il ne faut pas être fin psychologue pour le deviner. Je ne vais pas raconter le détail de ses frasques mais dans le genre personnage de roman, il se pose là ! En plus, il a de l'imagination (vous verrez…)
La famille possède un château à Escoire dans le Périgord (jetez un coup d'oeil sur Wikipédia), il s'y rend régulièrement et en octobre 1941 (Henri a 24 ans), il contacte son père Georges qui est archiviste au Ministère des Affaires Étrangères du gouvernement de Vichy, il veut le voir, il faut qu'ils discutent. Sa tante Amélie est sur place ainsi que Louise, la domestique. Cela n'arrange vraiment pas Georges de passer un week-end à Escoire mais bon, comme on ne refuse rien à ce sale gosse (ouh là, là, c'est mal, je m'emporte…), bonne poire, il vient.
Le lendemain, dans un château fermé à clef de l'intérieur, on retrouve le père, la tante, la domestique baignant dans leur sang et - ce n'est pas une métaphore - déchiquetés par une vingtaine de coups d'une serpe qu'Henri avait empruntée la veille aux gardiens du château pour couper des sapins (dommage). Il a même des traces du manche dans la main droite. Une petite trentaine d'autres preuves contre Henri s'ajouteront à ces deux éléments déjà bien béton. Tout accuse le seul survivant et donc, le seul héritier… d'une belle fortune.
Mais le plus incroyable dans tout ça, c'est qu'il va être relaxé ! Ben oui, se trouvant à la tête d'une fortune colossale, il a pu s'offrir les services d'un grand avocat parisien : Maurice Garçon. En dix minutes, ce fut plié : les jurés avaient voté. Henri est acquitté et déclaré innocent !
Comment comprendre ce revirement ? Que s'est-il réellement passé dans les coulisses du tribunal ?
Finalement, la question centrale que va tenter d'élucider Jaenada-Colombo est : qui était vraiment Henri Girard ? Parce que le mystère est bien là. Était-il celui que l'on décrit partout comme un siphonné brutal, agressif, irascible et avide d'argent ? N'était-il pas quelqu'un d'autre en réalité ? Correspond-il à la légende qu'il s'est plus ou moins volontairement forgée ? C'est là qu'intervient notre Jaenada qui se rend sur place, à Périgueux, dans sa voiture de location, descendant à l'hôtel Mercure, incognito, son petit sac matelot à la main, allant rôder autour du château, fréquentant quotidiennement les Archives, épluchant minutieusement la correspondance, relisant les actes du procès, essayant de reconstituer le déroulement des faits, observant sur photos les scènes de crime, notant scrupuleusement les incohérences, vérifiant tel ou tel détail, cherchant à comprendre, inlassablement…
Un travail énorme, archi méticuleux... Franchement, je suis bluffée par cette recherche et surtout par les questions très pertinentes que Jaenada se pose avec une logique et un bon sens imparables. S'il a du mal à vivre de ses bouquins, qu'il n'hésite pas à proposer ses services à la police. Quelle perspicacité! (Même si j'avoue que parfois j'avais un peu de mal à le suivre…)
Si vous avez l'impression que je vous ai raconté plein de choses et tout révélé, sachez que PAS DU TOUT, vous avez tout à découvrir sur Henri Girard et les autres et je me suis bien gardée de vous dire l' ESSENTIEL, vous pensez bien…)
Quand on dit que la réalité dépasse la fiction…
J'ajoute encore une remarque parce qu'autrement, l'article va être trop long et les articles trop longs, c'est bien connu, on ne les lit pas…
S'il est bien évident que vous allez être soufflés par cette histoire incroyable, mais vraiment, une histoire passionnante que vous n'êtes pas près d'oublier, vous allez aussi rencontrer un homme : Henri ? Non, Philippe Jaenada. Un ton, une voix, une omniprésence, un humour irrésistible (qu'est-ce que je me suis marrée!!! Enfin, dans la première partie du livre car après, c'est la tension qui domine, comme une petite angoisse qui serre la gorge), un sens poussé de l'auto-dérision, un coeur grand comme ça, humain, attachant, captivant… Bon, j'arrête là parce qu'après on va croire que… mais, je peux vous dire qu'autant le gars Henri, j'ai eu un peu de mal - au début en tout cas - après, je ne dis pas... (désolée, Manu, pour votre grand-père, même si je veux bien croire qu'il était doué, sensible, généreux et avait cent mille qualités, et puis, est-on responsable de ce que l'on est?), autant le gars Jaenada, pas la peine de me l'emballer, je le prends tout de suite, c'est pour une consommation immédiate… je parle du livre, bien entendu...



                    

jeudi 7 septembre 2017

Assassins d'avant d'Élisa Vix


Éditions du Rouergue
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Je ne sais pas si l'on peut mesurer la qualité d'un livre à la vitesse à laquelle on le lit, mais si c'est le cas, on peut dire que c'est un polar « qui fonctionne » en ce sens qu'à peine commencé, impossible de le poser… Résultat : une petite nuit et un lever un peu douloureux ce matin mais bon, je n'avais qu'à pas…
Le sujet : Manuel Ferreira est flic et s'apprête à rencontrer une journaliste, Adèle Lemeur, qui veut l'interviewer sur le problème des effectifs dans la police. Ben oui, tiens, pourquoi pas, sauf que, plutôt que de sortir un calepin pour noter les réponses, la jeune femme pose sur la table du bistrot une photo pas très récente, une photo de classe.
Manuel ne dissimule pas sa surprise et son profond malaise : elle lui explique la situation très clairement. Elle n'est pas journaliste, elle est la fille de la maîtresse qui avait été assassinée dans sa classe, en plein cours, par un de ses élèves, il y a longtemps, plus de vingt-cinq ans, en mars 1989.
Effectivement, Manuel était présent ce jour-là dans la classe. Oui, il a tout vu, tout entendu et a déjà tout dit. La police a mené l'enquête, on sait d'ailleurs qui a tiré. L'affaire est classée, inutile de revenir là-dessus, lui précise-t-il masquant difficilement un trouble grandissant qui aurait plutôt tendance à démentir ses affirmations.
La jeune femme veut approfondir la question, comprendre. Elle ne lâchera rien. Son père a toujours voulu la protéger et donc a refusé de lui donner des explications. Mais comment se construire sur un silence, un non-dit ? Impossible...
Et pourtant, si son père avait eu raison de se taire ?
Des explications, peut-être n'en avait-t-il finalement aucune à lui fournir : comment comprendre qu'un enfant, puisque le meurtrier était un élève de cette classe de CM2, puisse vouloir tuer une instit' que tout le monde aimait et avec laquelle le petit gamin n'entretenait aucun conflit ? Comment comprendre son geste ? Le mystère est entier.
Adèle Lemeur veut savoir pourquoi sa mère est morte, c'est tout. Elle a besoin de comprendre pour aller mieux. On ne peut vivre avec tout un pan de son passé dans l'ombre. Elle fera tout pour avoir des réponses. Elle a posé un congé de six mois pour se lancer corps et âme dans cette enquête et elle espère que Manuel pourra l'aider.
Mais Manuel est-il la bonne personne sur qui compter dans ce genre de situation, lui qui donne plutôt l'impression de vouloir dissimuler certaines choses ? Cela étant, difficile de dire non à une jeune femme si séduisante…
Au fond, qui est-il cet homme mal dans sa peau et dans sa vie ? Quels sont ses secrets ?
Et si Adèle, bien naïvement, se lançait dans une recherche périlleuse qui au lieu de lui permettre de se reconstruire allait tout simplement la détruire à petit feu…
Toute vérité n'est pas bonne à savoir ... Regardez Oedipe… à vouloir remuer le passé, on libère des ombres qui nous enferment davantage dans une nuit épaisse…
Un polar rythmé et plein de suspense dont l'écriture simple, fluide et efficace nous tient en haleine jusqu'au bout, jusqu'à la dernière ligne...
Comme je vous le disais au début de la chronique, c'est simple : impossible de poser le roman avant de l'avoir fini. Vous êtes prévenu maintenant...