Éditions Gallimard
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Sauver
les meubles… un premier roman ? Quelle maîtrise !
Si les primo-romanciers commencent à mettre la barre aussi haut,
certains vont être obligés de revoir rapidement leurs copies !
Franchement,
retenez ce nom : Céline Zufferey, vous allez en entendre
parler…
Terrible
roman contemporain, si sombre derrière ses allures légères… et
en même temps si drôle… Une tragédie des temps modernes, de
notre pauvre société de consommation qui cherche à nous vendre du
bonheur sous la forme d'un somptueux canapé-lit ou d'une belle table
en acajou aux mille reflets...
Que
je vous raconte...
X
(je ne me souviens pas qu'un
prénom soit mentionné)
était photographe d'art mais ça, c'était avant car
maintenant, X ayant un pauvre père mourant dans une maison de
retraite hyper chère (thème récurrent de la littérature
contemporaine s'il en est... sans rire, tous les auteurs en parlent,
comme quoi, c'est un vrai sujet de société!) donc, X , pour
payer ladite maison de retraite, a dû changer de métier et devenir
« photographe professionnel », espèce d'oxymore
insupportable pour notre narrateur qui a comme l'impression d'avoir
vendu son âme au diable.
Larguer
l'art pour le commerce. Difficile à avaler. Il fait donc des photos
pour un catalogue de meubles, je ne citerai pas de marque, pas la
peine, tout le monde voit à quoi je pense...
« Il faut bien
gagner sa vie, faire des concessions, être raisonnable. À
trente-deux ans, je plaque une vie d'artiste pour une situation
stable. Beaucoup soupireront qu'il était temps. Au moins
j'échappe aux photos mariage et baptême » se dit pour se
rassurer notre pauvre gars qui se souvient d'un passé encore récent
où il était un artiste : « Ça m'inspirait, le
déprimant. J'en ai fait, des zones industrielles et désaffectées,
j'en ai tiré de bonnes photos. Ça n'a intéressé personne.
Maintenant, il suffit de suivre les instructions ;
photographier ce qu'on me présente, qu'importe le cadrage, le sujet,
les couleurs. Un coup d'oeil dans l'objectif, j'appuie, c'est tout.
Plus de sentiment. Plus d'implication. Du fade et du vide. Tant
mieux. »
« Si
quelqu'un a perdu son âme ici, c'est moi, échangé contre un
C.D.I » conclut-il amèrement.
Ciao
la liberté, la création, l'imagination, l'invention, ciao la vie
quoi! Vive le prêt à consommer, le stéréotype, le banal, le
conventionnel, l'inexpressif, le glacé, le froid, le lisse,
l'inhumain… la mort quoi !
Ce
qu'il faut dans ce genre de photos, c'est donner l'impression qu'en
achetant le canapé Jemlep ou Morlip, les gens vont être heureux,
heureux comme ceux qui, sur le papier glacé, semblent passer une
excellente soirée entre amis et qui sourient et qui sont beaux.
Vendre
du faux, et encore du faux, des leurres, des mirages : « Je
photographie des familles parfaites, de fausses mères à côté de
fausses filles, des fenêtres qui ouvrent sur un soleil à deux cents
watts et des pièces qui n'ont jamais de porte. »
Photographier
du mensonge… « Plus de cinquante collections pour
créer l'intérieur qui vous ressemble. »
Pour
finir de s'abrutir, le narrateur se connecte le soir en rentrant chez
lui sur des sites de rencontres – ah, la lecture des chats entre
Fire, Sweetsiis, SandraPaaris, Jessie75, Ptite_Lapine, très drôle !
- et au vide insondable de la journée s'ajoute la vacuité abyssale
des soirées… de quoi perdre l'équilibre.
Heureusement,
grâce à son pote Christophe du sous-sol, celui qui est chargé de
détruire les meubles (pour les tester… mais quel plaisir, quelle
transgression dans ce monde papier glacé), le narrateur va peut-être
trouver une solution pour renouer avec une certaine forme de liberté
créative… J'ai bien dit « peut-être » !
Excellent,
plein d'humour, caustique à souhait et si désespéré, le roman de
Céline Zuffery dont l'écriture est vraiment originale, nous tend un
miroir - pas vraiment déformant, hélas - de notre triste société,
de notre besoin de consolation impossible à rassasier (comme dirait
Stig Dagerman), même en achetant du rêve matériel ou du matériel
de rêve, un fauteuil sable aux larges accoudoirs (attention le
repose-pieds est en promo, ne manquez pas d'en profiter!) pour une
belle soirée tranquille sans les mômes, un joli bureau où le gamin
(détestable mais ça ne se voit pas) rentre de l'école tout
propret, goûte gentiment sans faire de miettes et s'installe sur sa
chaise (assortie au bureau) avec le sourire (et sans le portable)
pour faire ses leçons bien tranquillement, parce qu'il aime ça,
faire ses leçons sur un joli bureau vanille aux tiroirs prune et ça,
ça se voit…
Société
de l'image...
Et
si, dans cette catastrophe absolue, on tentait dans un dernier geste
fou de « sauver les meubles », de se barrer vite fait
avec ce qui reste de vrai et d'authentique dans notre monde d'images,
d'écrans, de publicités et de sourires figés ?
Courage,
fuyons…
PS :
Je ne résiste pas à l'envie de vous livrer ce petit texte de la
page 188, presque un poème :
« Une
table sur un ponton, la mer en arrière-plan.
Des
fanions, une bouée, des bougies.
C'est
l'endroit où se retrouve un groupe d'amis de toujours.
Là
où ils font leur barbecue.
Leur
soirée souvenir.
La
mer enflammée par un coucher de soleil.
En
réalité, le paysage est un gigantesque poster.
Le
bord droit s'est décollé deux fois.
Il
a fallu du scotch. »
Souriez,
c'est (encore) l'été !
On voit que tu as apprécié ta lecture avec cette chronique pleine de vie ! Et un avis que je partage, comme tu as pu le voir :-)
RépondreSupprimerOui oui, ce livre m'a beaucoup plu, il est à la fois drôle et donne une image, hélas, assez juste de notre société actuelle! "Mais où le monde va-t-on?" disait un des mes élèves...
RépondreSupprimerJe partage totalement ton avis ! J'ai beaucoup aimé ce roman, très caustique et la narration vraiment très percutante. Hilarité totale lorsque l'auteure évoque le fameux plaid rêche dans lequel la petite amie du narrateur s'enroule, j'avais l'impression de me voir dans mon canapé !
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