mercredi 4 octobre 2017

L'Art de perdre d'Alice Zeniter


Éditions Flammarion
✦✦✦✦✦ (J'ai ADORÉ +++)

Naïma ne va pas bien et son mal vient d'un silence, de mots qui n'ont pas été prononcés et que l'on a tus parce qu'ils faisaient mal. Les dire aurait été remuer le couteau dans une plaie encore à vif. Mais Naïma ne peut se construire sur du vide, elle a besoin de remplir cet espace vacant qui lui donne le vertige et la nausée. Elle veut savoir. Elle veut connaître le passé de son grand-père, en Algérie, elle, la petite-fille de harki (comme Alice Zeniter).
Un jour, elle a pris conscience soudain qu'elle avait tout simplement oublié d'où elle venait : « Quand on est réduit à chercher sur Wikipédia des renseignements sur un pays dont on est censé être originaire, c'est peut-être qu'il y a un problème. »
Naïma, tout comme la romancière dont on entend la voix au début de l'oeuvre, n'a pas tout oublié, elle a des images en tête, des bribes un peu confuses, mais il va lui falloir les lier, les rassembler, combler les vides de l'histoire par des recherches puis par la fiction : il faut cimenter ce qui s'écroulera comme un château de sable et disparaîtra si l'écrivain ne prend pas sa petite truelle pour se mettre au travail.
« C'est pour cela que cette partie de l'histoire, pour Naïma comme pour moi, ressemble à une série d'images un peu vieillottes… entrecoupées de proverbes, comme des vignettes cadeaux de l'Algérie qu'un vieil homme aurait cachées ça et là dans ses rares discours, que ses enfants auraient répétées en modifiant quelques mots… C'est pour cela aussi que la fiction tout comme les recherches sont nécessaires parce qu'elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d'une génération à l'autre. »
L'Art de perdre, autant le dire tout de suite, est certainement le livre majeur de cette rentrée littéraire, l'histoire d'une famille sur trois générations : on découvre tout d'abord une figure inoubliable, le grand-père Ali, riche et fier propriétaire terrien de Kabylie, régnant sur ses oliviers et sa production d'huile. Ali a tout : de l'argent, des terres, une femme, une famille, des amis et bientôt son premier enfant, Hamid. Oui, il a tout, il aime son pays et ne le quitterait pour rien au monde. Or, l'Histoire, avec sa grande hache, comme disait Perec, va le pousser dans les bras du malheur. Ali va perdre. Pas tout mais beaucoup. Une vraie tragédie.
On est en 1954, les indépendantistes du F.L.N vont à la rencontre des populations dans les villages, font leurs démonstrations de force, impressionnent et expliquent qu'il faut être libre, indépendant, qu'un peuple ne peut en assujettir un autre.
Ceux qui ont combattu pour la France, les harkis, doivent renoncer à leur pension, sinon… mais Ali ne veut renoncer à rien, il a fait en 1944 la bataille de Monte Cassino, en est revenu décoré, aurait pu y rester comme tant d'autres : sa pension, il la mérite ! Mais les assassinats se multiplient et la violence le fera reculer à contrecoeur. Il doit protéger sa famille et il finira par partir, par tout quitter.
1962. Le bateau, la France : les camps de transit entourés de barbelés : Rivesaltes puis Jouques, le froid, la faim, des conditions de vie plus que précaires, un déracinement complet, le sentiment d'être complètement étranger au monde dans lequel on vit, perdu, avec sur le dos une veste lourde de médailles. Mais aucune marque de reconnaissance de la part de l'État français.
Rejeté de l'un et de l'autre côté de la Méditerranée, considéré comme un traître là-bas et un fardeau ici.
Terrible et émouvant portrait d'un homme blessé, déclassé, dépossédé, réduit à néant. « L'Algérie les appellera des rats. Des traîtres. Des chiens. Des apostats. Des bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d'accueil. »
Un homme, Ali, qui va peu à peu perdre de sa superbe et s'effacer, laisser une page blanche sur laquelle ses enfants écriront leur histoire. J'ai lu dans une interview d'Alice Zeniter que, finalement, elle connaissait mieux « la fiction du personnage d'Ali que la vérité de son grand-père. », j'ai trouvé ces mots très forts et très parlants.
Puis la Normandie (la mienne puisque je vis entre Flers et Alençon...), l'appartement HLM étriqué à Flers, l'usine, la langue que l'on ne comprend pas - ce qui signifie que l'on ne maîtrise rien. Effectivement, Ali n'est plus rien. C'est son fils aîné Hamid qui l'aide pour les papiers, Hamid, brillant élève qui apprend le français très rapidement à l'école, qui va au lycée, intègre les codes, s'intéresse à l'Histoire, à la sociologie et à la politique. Hamid n'a pas sur les choses le regard de son père, il est bien persuadé qu'un peuple doit se battre pour être libre. Il rencontrera Clarisse la dijonnaise qui deviendra la mère de quatre filles dont Naïma.
C'est bien la première fois que je lis avec autant de plaisir et de passion un livre sur la Guerre d'Algérie, la décolonisation, les harkis, le déracinement, les problèmes d'intégration. J'ai appris énormément. Et pourtant, j'aurais pu (dû) en savoir plus mais mon père ne m'a jamais parlé de cette période qu'il a vécue puisqu'il est allé là-bas, en Algérie (où ? je ne sais même pas!) faire son service militaire, « faire l'Algérie » comme on dit. Que s'est-il passé précisément ? Comment a-t-il vécu ces événements ? Silence. Je n'en saurai jamais rien.
Le livre d'Alice Zeniter m'a beaucoup, beaucoup touchée, ses personnages semblent incarnés : on les sent, on les voit, on vit, on partage leurs émotions, leurs souffrances, leur détresse. Ils sont extrêmement attachants, si humains, si sensibles.
J'ai pu saisir les terribles conflits de générations, l'impossibilité pour le père et le fils de se comprendre vraiment car, au fond, aucun des deux n'a vécu la même Histoire et donc logiquement, ils ne peuvent avoir la même perception des choses. Tout est une question de perspective, de point de vue. Et malgré tout, au-delà de tout ça, on sent que domine l'amour et c'est magnifique.
Superbe scène par exemple (elles sont nombreuses et si touchantes !) où pour la première fois, Hamid présente Clarisse à ses parents (celle où Clarisse présente Hamid à sa famille est aussi une vraie scène d'anthologie), peu de temps après une dispute violente avec son père. Yema, la mère, qui voit pour la première fois Clarisse lui dit en la serrant dans ses bras : (elle ne connaît que quelques mots de français : « Bonjour bonjour, comme tu as grandi ». Ali arrive volontairement en retard (on l'imagine fou d'impatience, s'obligeant à ne pas forcer le pas), regarde à peine ce fils qu'il adore, quitte la table rapidement (alors qu'il n'a qu'une envie : l'embrasser) et lui lance un « c'est bien que tu sois passé » faussement désinvolte. Et par ces mots, Hamid comprend qu'il est pardonné.
Je repense à la scène où Clarisse essaie de faire comprendre à Hamid qu'il doit parler, lui raconter son passé, elle lui dit soudain : « Je ne peux pas vivre avec toi si tu vis tout seul », alors, il parle, vidant tout d'un trait, la mettant en garde à l'avance : attention mon histoire manque de chameaux.
Et puis Naïma, héritière de ce passé encombrant, tentant de trouver une place et une identité dans une France où elle craint à la fois de mourir dans un attentat et d'être assimilée à ceux qui les commettent. Un coup de coeur particulier pour la scène où elle lit dans le dictionnaire : « harki, n. et adj. : Membre de la famille d'un harki ou descendant d'un harki. » - Non, dit-elle au dictionnaire. C'est hors de question. » Comment, en effet, peut-elle accepter cette identité de « harki » qui ne la concerne pas, qu'a-t-elle à voir avec cette histoire, elle qui n'a jamais mis un pied en Algérie ? Non, Naïma veut construire librement son identité et refuse qu'on lui colle sur le front des mots qui n'ont aucun sens pour elle.
Un immense coup de coeur donc pour ce roman dont la puissance vient aussi de cette absence de parti pris (très émouvante scène à Paris où Ali est allé rencontrer Mohand un ancien maquisard du F.L.N : finalement, désabusés l'un et l'autre, ils comprennent que d'une certaine façon, ils ont tous les deux perdu), un livre plein d'émotions, de tendresse et d'humour aussi, qui met en scène des hommes et des femmes qui ont souffert et souffrent encore, qui cherchent leur place dans une société complexe, toujours en mouvement,veulent choisir librement leur identité, et qui se trouvent emportés bien souvent malgré eux par la tourmente des événements…
Un livre MAGNIFIQUE ! Le prochain Goncourt ?
Inutile de vous dire que je ne passe plus devant les immeubles du Pont-Féron de Flers sans penser à la famille d'Ali et de Yema…

                       





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