Éditions Maurice Nadeau
★★★★★ (J'ai adoré)
Je
vous préviens tout de suite, je vais faire tout ce qui est en mon
pouvoir pour vous persuader de découvrir ce roman de Françoise
Grard, texte que j'ai trouvé admirable à la fois par son écriture
(ah, si tous les écrivains dont on entend parler tous les jours dans
les médias avaient une prose aussi subtile et délectable !) et par
les magnifiques portraits de femmes qu'elle fait de sa grand-mère
Marthe, de sa mère Geneviève et de sa belle-mère Janine.
Un
texte donc certainement très autobiographique, qui retrace la
période de l'enfance jusqu'à l'âge adulte d'un être qui a cherché
tant bien que mal à se construire en s'identifiant aux femmes qui
l'entouraient, en tentant de se faire aimer d'elles ou en finissant
par renoncer tellement elle se sentait écartée, voire abandonnée.
Difficile
pour l'auteur donc de trouver des repères dans cette enfance assez
tourmentée : la mère, Geneviève, divorcée, n'assume pas son
rôle de mère : « - Quand vous pleuriez,
raconte-t-elle, je vous installais dans la pièce la plus éloignée
de ma chambre. » Tout est dit. J'en frémis, moi qui ai eu
tant de mal à laisser mes enfants dormir seuls dans leur chambre...
Elle peut confier ses trois filles à Marthe, la grand-mère, et
revenir les chercher... un an après. Elle s'autorise même à les
laisser vivre seules (à 8, 10 et 14 ans) dans l'appartement parisien
tandis qu'elle part en Italie chez une amie pour quelques semaines…
(Ne serait-ce pas considéré aujourd'hui comme un cas de
maltraitance et puni par la loi?) Elle oublie parfois d'aller les
chercher à l'école, de préparer les repas, de ranger la maison.
Les filles s'en chargent, gagnent assez tôt une autonomie forcée,
se réfugient dans leurs jeux ou leurs livres. « Pour ma
mère, les enfants parfaits sont donc les enfants morts. Et je rêve
souvent de lui procurer ce bonheur. » Les mots sont crus et
reflètent toute la violence subie par celle qui fait tout pour
plaire à sa génitrice « … si Geneviève s'émerveille de
se retrouver en moi, c'est qu'elle ignore l'imposture que je m'impose
pour la satisfaire. La question, « qu'est-ce qu'on attend de
moi », en se posant à chaque instant, m'impose une vigilance
épuisante. » Pas vraiment d'attention ou de gestes tendres
de la part de celle dont on attend tout. Geneviève est accaparée
par un seul être : elle-même.
Qui
est Geneviève au fond, qui est cette femme étrange, touchée par
une forme d'originalité à moins que ce ne soit de la folie, de
quelle espèce d'enfance sort-elle, elle-même, où va-t-elle quand
elle rentre si tard le soir tandis que les petites l'attendent sur le
palier depuis des heures, comment en vient-on à abandonner comme
elle le fait les êtres auxquels normalement on tient le plus au
monde ? Mystère…
En
tout cas, heureusement, Marthe est là, dans sa maison d'Albi, rue de
Ciron « oasis de liberté et d'amour ». Toujours
prête à récupérer les petites « comme des chatons perdus
attrapés par la peau du cou et jetés dans un carton »,
les filles d'un fils diplomate, qui court le monde et qu'elle ne voit
jamais. C'est un bonheur de vivre rue Ciron, dans cette maison pleine
de recoins mystérieux, source de vives sensations, et dans ce jardin
aux frontières mal définies tant la végétation est dense.
Il
y a du Sido dans Marthe, du « où sont les enfants ? »
dans les appels qu'elle lance pour signaler l'heure du goûter aux
filles cachées dans les arbres...
Marthe
est là, qui soigne et qui protège, qui aime et qui surveille, qui
peut être dure parfois avec les gens et les animaux. Une femme dans
la vie de laquelle les hommes furent de grands absents: « la
cohorte des M, Marcel, l'époux, Michel le fils, Maurice le frère,
formait un front d'ombre menaçant dont les torts, voire les crimes,
restés innommés m'intriguaient.» Marthe qui garde au fond
d'elle ses secrets et ses souffrances.
« De
ce parfait amour, tu ne m'as pas seulement laissé le
souvenir consolateur, mais aussi le modèle. » avoue la
narratrice dès l'introduction.
Il
y aura enfin Janine, la seconde épouse du père, la belle-mère.
Belle femme, élégante, pas plus intéressée que ça par les trois
filles dont elle a parfois la garde, pour ne pas dire embarrassée...
Janine est moderne : elle aime le sport, fait de la moto,
conduit. « De loin, je la contemple, de près je la
redoute.» Elle force l'admiration mais elle fait peur. La
narratrice partage la vie de son père lors de séjours de vacances :
Budapest, Lisbonne, Hanoï. Elle les observe, son père et sa
belle-mère, plus qu'elle ne les rencontre vraiment, et l'on sent
toujours une distance entre elle et eux. Qui est Janine ? Encore
un autre mystère.
« Ainsi
j'ai connu la bonté avec Marthe, la folie ordinaire avec Geneviève,
la méchanceté avec Janine. La bonté m'a sauvée, la folie m'a
aguerrie, la méchanceté m'a pétrifiée.»
Trois
portraits de femmes que l'auteur a aimées ou haïes, qui ont servi
de modèles ou de repoussoirs et qui, dans tous les cas, lui ont
permis de se construire. Des femmes qui, quels qu'aient été leur
vie et leur rapport à la narratrice, sont restées, toutes, des
mystères dont les racines se cachent du côté de l'enfance dans
laquelle on aurait pu trouver, sans doute, l'origine de ce qu'elles
sont devenues.
Je
n'oublierai jamais Printemps amers, je n'oublierai
jamais l'évocation de ces femmes que ces portraits rendent si
vivantes : je me suis attachée à Marthe qui m'a rappelé ma
grand-mère, j'ai eu bien du mal à comprendre Geneviève et à
percer son mystère, souvent, je l'ai plainte, d'ailleurs, car j'ai
eu le sentiment que le poids de son enfance l'empêchait d'être
heureuse et d'aimer à son tour. J'ai admiré Janine, comme on
contemple un portrait de Coco Chanel sur un magazine aux pages
glacées.
Sous
la plume si délicate et si sensible de Françoise Grard, ces femmes
sont incarnées. Elles fascinent ou rebutent, attirent ou choquent
mais elles existent, se débattent à leur façon dans un monde qui
n'a pas été toujours tendre pour elles.
Je
ne cherche surtout pas à les juger, seulement à tenter de les
comprendre, même si, parfois, c'est difficile.
Et
puis, il y a cette voix, celle de l'auteur, si tendre, si dure
parfois, sachant aussi manier l'humour et l'ironie, cette voix qui
exprime avec mille nuances et des analyses si justes et si
intelligentes toutes les souffrances, mais aussi les immenses
bonheurs d'une enfance assez particulière dont il a fallu sortir
pour devenir adulte et parent à son tour.
Pas
facile de se construire...
Un
roman admirable, tant sur le plan de l'écriture ciselée et
savoureuse que de l'évocation vive et intense de personnages
impossibles à oublier... Une voix que j'espère pouvoir retrouver
dans un prochain texte tellement elle m'a émue.
A
découvrir absolument !
J'Adore !
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