dimanche 27 mai 2018

My Bloody Valentine de Christine Détrez


 Éditions Denoël
★★★★★(J'ai adoré)

Oh, quelle belle surprise que ce roman ! Attirée par cette magnifique photo de couverture, vaste étendue d'eau turquoise dans laquelle on a envie de se plonger, je m'empare de ce roman sur lequel je n'ai lu ni entendu aucune critique… Délicieux chemin inconnu… Impression d'entrer en pays vierge et de jouer aux explorateurs… (Même si je ne lis aucun commentaire sur un livre avant de m'en faire moi-même une idée - je me sais tellement influençable que… - il est néanmoins difficile d'échapper aux étoiles qui accompagnent les articles et aux commentaires radiophoniques.)
Donc, je tourne les premières pages de My Bloody Valentine sans trop savoir où je mets les pieds et là… il suffit de quelques lignes, je sens que je tiens du bon, du très bon même, disons-le : l'écriture ciselée, l'atmosphère tendue et étouffante, le portrait précis et si juste des personnages, les descriptions d'une telle puissance évocatrice qu'on croirait partager ces vacances en Corse… En quelques phrases, me voilà embarquée ! Je ne reposerai le roman qu'après l'avoir achevé...
Nous sommes en Corse, c'est l'été. Delphine, dont nous suivrons le point de vue, professeur des écoles, séparée de son mari, a rencontré Paul qui, de son côté, a rompu avec Isa pour vivre auprès de sa nouvelle compagne. Pour la petite Émilie, la fille de Paul, cette situation n'est pas facile à vivre, d'autant que pour elle, ce sont ses premières vacances sans sa mère. Ils ont décidé de partir avec un couple d'amis : Véro et François, accompagnés de leurs deux ados et de la copine de l'un des deux. De son côté, Delphine est venue, elle aussi, avec ses deux garçons, au moins, ils ne vont pas s'ennuyer… les ados aiment être avec leurs pairs… Même si Delphine se sent vaguement angoissée, elle se répète - c'est sa méthode Coué - que tout va bien se passer...
Ils sont donc dix et vont vivre un mois en huis clos dans cette très belle maison surplombant la mer, au beau milieu d'une végétation aride et odorante. Le paradis ? Non, pas vraiment… Des tensions vont vite éclater : les centres d'intérêt et les valeurs divergent, les revenus des uns ne sont pas ceux des autres et puis, qui est cette Valentine, à quoi joue cette Lolita d'une beauté insensée ? Et la petite Émilie, est-elle ange ou démon ? Et Véro, toujours pendue au téléphone à discuter avec l'ex de Paul, Isa, que cherche-t-elle au fond ?
Entre tensions et non-dits, silences pesants et éclats de rire tonitruants, crises de pleurs et corps enlacés, Christine Détrez peint très justement les relations complexes qui se nouent entre des gens qui se connaissent à peine et vont devoir cohabiter pendant un mois.
La justesse et la précision de son écriture traduisent à merveille cette tension qui va grandissant, la violence que l'on sent monter progressivement chez les individus, exacerbée par la chaleur étouffante de l'été et les senteurs entêtantes de la garrigue.
Et, puis, franchement, j'ai rarement lu une description si pertinente des ados de notre époque : c'est DU VÉCU (ou bien, du très très bien observé - l'auteur est professeur de sociologie!), et je SAIS de quoi je parle, j'en ai QUATRE (oui, QUATRE) à la maison ! Bluffant de réel ! Dans un sens, ça m'a rassurée, je me suis dit qu'il n'y a pas que chez moi que le frigo est à remplir tous les deux jours, les portes de placards continuellement béantes, les vêtements épars, les plats arrosés de ketchup et le langage parfois (souvent) à peine compréhensible (en plus de cela, je deviens sourde, ce qui n'arrange rien !)
Ce que j'ai trouvé aussi passionnant dans ce texte, ce sont, toujours latents, omniprésents et clivants, les rapports de classes. Dis-moi d'où tu viens, je te dirai qui tu es. Impossible d'échapper à ce qui nous détermine, nous enferme… On n'est pas loin de la tragédie grecque finalement! 
Christine Détrez, retenez ce nom, car pour un premier roman, c'est un VRAI coup de maître !

jeudi 24 mai 2018

Scherbius (et moi) d'Antoine Bello


Éditions Gallimard
★★★★★+++ (J'ai ADORÉ!!!)

Imaginez : vous êtes un jeune psychiatre et vous vous installez dans ce cabinet dont vous rêviez depuis longtemps, situé sur le prestigieux boulevard Saint-Germain. Ici vous placez une bibliothèque bourrée de livres qui saura certainement rassurer votre clientèle, là un beau bureau avec un plateau en verre où vous poserez votre bloc tout neuf d'ordonnances. Vous vous reculez un peu, admirez l'ensemble, fier d'imaginer l'avenir prometteur qui se dessine devant vous lorsque, soudain, le téléphone sonne.
Premier appel…
Pour un rendez-vous?
Non, pas vraiment… C'est un éminent collègue, Francis Monnet, directeur du service de psychiatrie de l'hôpital Cochin… Un ponte, quoi !… Comme tous les étudiants en psychiatrie, vous connaissez par coeur son Manuel de la schizophrénie paranoïde.
Pourquoi appelle-t-il ? Votre curiosité s'en trouve pour le moins aiguisée !
Il vous explique que les services du Premier Ministre lui ont confié le soin de s'occuper d'un « imposteur » (les guillemets sont importants), un certain Scherbius, est-ce que vous accepteriez de vous occuper de lui? Vous venez juste de vous installer et l'on ne peut pas dire que vous crouliez sous les rendez-vous, alors, vous acceptez. Votre collègue viendra chez vous demain pour vous expliquer le cas. Vous acceptez…
Vous acceptez, certes, mais avez-vous pris conscience de ce qui venait de se passer ? Dans quelle galère vous vous étiez embarqué ? Non ? Eh bien, sachez-le quand même, c'est fort dommage pour vous… Vous êtes maintenant embarqué… POUR LE MEILLEUR ET POUR LE PIRE… C'est le moins qu'on puisse dire !!!
Bon, que je vous dise tout : je ne connais Antoine Bello que depuis peu mais je suis FAN. 2016 : Ada, j'adore ; 2017 : L'homme qui s'envola, même chose ; 2018 Scherbius (et moi), et toujours le même enthousiasme. J'ajouterais même qu'il me semble que le 2018 est un très très bon cru. Pourquoi ? Parce que ce texte est bourré d'humour (ah, les scènes improbables, les notes en bas de page etc, etc !) Franchement, je ne me souviens pas de m'être autant amusée en lisant un texte littéraire. Quelle invention, mais quelle invention !
Et je ne vous parle même pas de la construction… Je vous laisse la surprise !
On se balade entre la franche parodie, un mélange de vrai… (c'est hyper-documenté : vous saurez tout sur le DSM, le TPM et la psychanalyse n'aura plus aucun secret pour vous…), et de faux (à vous de démêler l'un de l'autre - après tout, Scherbius n'est-il pas un imposteur ?) Franchement, certaines situations sont hilarantes et j'imagine aisément avec quel plaisir Bello s'est amusé à raconter les histoires les plus folles, les plus déjantées… On se régale, on rit, on sent que Bello nous manipule à travers ses personnages et on en redemande.
Car au fond : QUI EST SCHERBIUS ? A cette question, s'en ajoutent bien d'autres : d'où vient-il, que veut-il, que cherche-t-il, quelles sont ses motivations, qui parle lorsqu'il prend la parole - lui ou un autre ? Porte-t-il toujours un masque ? Qui est cet homme ?
Un mystère… Une énigme…
Il faudra tout le talent de notre jeune psychiatre pour tenter de cerner ce personnage à faces multiples…
Mais Scherbius est-il un personnage classable, étiquetable, son cas est-il diagnosticable ? Est-il un escroc ou un malade ? Doit-on le mettre en prison ou tenter de le soigner (ou les deux à la fois?) Un manipulateur ou un manipulé ? Et s'il n'était pas celui qu'on croyait, à moins que...
Mais chut...
J'ajoute juste une chose : vous trouverez, au coeur de l'oeuvre, comme souvent chez Bello, une réflexion sur les pouvoirs de la littérature, de la fiction, une interrogation sur l'acte même d'écrire...
Un roman brillant, complètement JUBILATOIRE et, évidemment, à lire ABSOLUMENT !!!

(Volontairement, je vous en dis peu sur l'intrigue… croyez-moi, j'ai mes raisons!)

                                



dimanche 20 mai 2018

Le Jeu d'échecs d'Édith Thomas


Éditions Viviane Hamy
★★★★★ (J'ai adoré)

Pourquoi ai-je dû attendre l'âge que j'ai - et je ne suis plus toute jeune ! - pour découvrir Édith Thomas ? Pourquoi, au hasard de mes lectures, n'ai-je jamais entendu parler de cette femme hors du commun ? 
Très engagée dans la Résistance, féministe et d'une exigence morale exceptionnelle - appelle-t-on cela de la droiture, de l'intégrité ou de la rigueur ?- elle eut beaucoup de succès en son temps. Entre 1933 et 1970, elle écrivit beaucoup : articles de presse, conférences, essais historiques, journaux intimes, mémoires, romans (écrire, pour elle, est « une nécessité organique ».) Après sa mort, elle sombra dans l'oubli.
Pourquoi ? Difficile de comprendre !
Non seulement, j'ai découvert une œuvre (et quelle œuvre!) mais j'ai aussi rencontré quelqu'un dont la lucidité et son corollaire, le désenchantement, m'ont beaucoup touchée.
Je tiens Le jeu d'échecs comme un roman majeur que l'on devrait élever au rang de classique, et je ne peux que remercier les éditions Viviane Hamy de m'avoir permis cette rencontre qui n'aurait jamais eu lieu sans la publication de ce roman.
Celui-ci, écrit neuf mois avant la mort de l'auteur, à 61 ans, est publié chez Grasset en 1970. Le succès est immédiat, il faut dire que l'écriture est d'une telle beauté que le texte ne peut que s'imposer immédiatement.
Mais ce qui frappe avant tout, outre cette écriture, c'est le ton de ce roman que l'on sait en grande partie autobiographique : j'employais tout à l'heure le mot « désenchanté », oui, c'est cela, un texte sans illusions et d'une telle lucidité sur soi-même et sur l'existence que l'on imagine aisément toute la souffrance qui en découle, la vie apparaissant, pour la narratrice, comme un fardeau plus ou moins lourd à porter selon les périodes mais dont le poids se fait, de toute façon, toujours sentir.
Dans ce roman, Aude, la narratrice, s'adresse à un homme qu'elle a rencontré et qu'elle a aimé. On peut penser que si elle a eu d'autres amours dans sa vie, ce fut pour compenser la non-réciprocité de ce sentiment intense qu'elle a ressenti pour cet homme et aussi bien peut-on conjuguer ce verbe au présent. Alors, elle s'adresse à lui et lui explique. Aude est une femme sincère, honnête avec elle même, incapable de se bercer d'illusions ou de se perdre dans ses rêves. Elle se connaît, connaît les gens et sa lucidité, au fond, est une arme qui se retourne à tout moment contre elle, au risque même, à certains moments, de la tuer. « Je m'efforce toujours d'entrer dans le jeu de l'autre et de me regarder du dehors avec les yeux d'autrui : telle que je suis et non telle que je voudrais être. »
Comment vivre au quotidien avec cette vérité, cette sincérité sur soi-même ?
Elle le sait, Stevan est perdu à jamais pour elle. « … je sais que rien, ni personne, ne peut plus m'aider du dehors, que rien du dehors ne viendra jamais plus jusqu'à moi. Le mur est maintenant sans fissure. »
La désillusion n'empêche pas la présence de « fragments » de souvenirs, moments uniques et fugaces passés auprès de lui, instants teintés de tristesse et de mélancolie. Les pages évoquant ces rencontres assez rares et dont la narratrice sait qu'elles sont sans lendemain apparaissent comme d'une pure beauté et je ne me lasse pas de les relire…
Comment espérer ce que l'on sait au fond impossible ? Comment ne pas rechercher alors, pour se protéger, une forme de « détachement sans aigreur, une indifférence sans mélancolie » pour enfin accéder à un certain « apaisement ». Faire en sorte d' « être » le moins possible, s'oublier dans le travail, l'étude, ne plus sortir.
Évidemment, le lecteur s'interroge sur cet homme, Stevan, communiste comme Aude, et qui, à demi-mot avoue être « enfin libéré d'une ancienne liaison... »
Quelle terrible souffrance traîne -t- il comme un poids mort l'empêchant d'avancer ?
C'est la rencontre avec une femme, Claude, qui va permettre à Aude de tenter d'exister de nouveau malgré une époque terrible qu'il lui faudra traverser, celle de la Seconde Guerre, du nazisme, du fascisme, des bombes atomiques, bref, de la folie humaine. « C'est à Claude que je dois d'avoir pu reprendre pied dans ce monde absurde », confie Aude.
Comment supporter l'insupportable ?
Les journaux intimes d'Édith Thomas regorgent de pages sur cette période : on la sent touchée au coeur, meurtrie au plus profond de son être, tentant d'agir comme elle peut en tant que Résistante. Elle fut d'ailleurs une des premières à participer au Comité national des écrivains, organisant des réunions chez elle. Elle collabora à des journaux liés à la Résistance, publia des textes aux Éditions de Minuit, créées, on le sait, de façon clandestine par Jean Bruller, autrement dit, Vercors. Elle organise, chez elle, des réunions du Conseil National de la Résistance, ira rejoindre le maquis.
Revenons à Aude…
« Que me restait-il entre le néant de ma vie personnelle, l'horreur du monde et l'absence de Dieu ? » La sincérité de la déclaration, l'absence encore une fois d'illusions m'interpellent, comme on dit. Il y a quelque chose de viscéral dans la façon dont l'auteure à travers son personnage vit son époque et son rapport au monde. Il y a du Meursault chez Aude, du Camus chez É.Thomas dans ce sentiment profond d'absurdité qui est le leur et qui constitue la matière même de leur existence.
« J'avais perdu Claude et je n'avais jamais atteint Stevan. Le travail d'archéologie que je faisais pour gagner ma vie n'était pas un but, mais le moyen de vivre une vie sans but. Je me moquais éperdument des chapiteaux de romans.
Mes collègues du musée m'ennuyaient. Mes amis m'étaient indifférents. Aller au cinéma ou au théâtre m'ennuyait autant que de tricoter, de lire des romans ou de ne rien faire. Tout était en somme égal, et égal à zéro. »
Terrible lucidité dans l'analyse que quiconque s'empêcherait de faire pour se protéger du néant. Aude a le courage (mais a-t-elle le choix?) de sa clairvoyance, de son discernement, de son analyse, sans illusions, d'elle-même. Elle semble marcher sans cesse sur un fil, au risque, à tout moment, de chuter. Aude est archéologue de métier (Édith était archiviste paléographe) : elle semble s'observer elle-même, classant, analysant ses sentiments, ses émotions avec la rigueur d'une scientifique, ce qui la conduit à un bilan pour le moins désespéré, s'il en est.
Ce qui fascine chez Aude, c'est aussi la modernité de sa pensée. Est-elle féministe ? Oui, elle l'est assurément et remet en cause ce que l'on assigne aux femmes, la place où la société leur demande de se tenir : « je n'ai jamais accepté d'être une femme, ou plutôt je me suis toujours révoltée contre l'idée qu'on m'en proposait. L' « éternel féminin » me semblait ridicule, une invention masculine fabriquée au cours des siècles par les hommes et pour eux. », « Une femme n'est-elle jamais qu'un reflet qui change au gré de l'homme qu'elle rencontre ? » Mais cela va bien plus loin : Aude refuse presque la notion de genre et ce qu'elle dit de ses sentiments pour Claude me semble d'une modernité incroyable : « En y réfléchissant, je m'apercevais que je ne songeais jamais à Claude comme à une femme. Nous étions seulement deux êtres humains en face l'un de l'autre, spirituels, presque asexués ». Quant aux relations physiques, ses propos frappent par leur sincérité : « J'avais cru aimer les hommes et ils n'avaient pas été mes amants. J'avais pris des amants, et c'étaient des hommes que je n'aimais pas. L'amour et l'acte de l'amour avaient toujours été pour moi parfaitement distincts. Ces expériences me permettaient de considérer l'acte physique de l'amour comme dénué de toute importance. Parmi les différentes actions que l'on peut commettre, c'est encore celle qui vous engage le moins. »
Quelle honnêteté dans les propos de cette femme qui refuse, au nom de sa liberté, de se plier aux convenances de la morale bourgeoise, une femme qui « ne se paye pas de mots. » Seule, la vérité est son guide. Tant pis si les autres n'ont pas la même. Elle l'exprime à plusieurs reprises dans le texte : tous ses actes, ses propos sont réfléchis et assumés. Aude est une femme libre, elle fera ce qu'elle croit être juste et en correspondance avec sa vision de la vie.
Inutile de vous dire, encore une fois, que la découverte de ce texte et de cette auteure ont été pour moi une expérience essentielle : ce refus du mensonge et de l'illusion m'apparaît digne du plus grand respect . « Ni à travers un être, ni à travers une idée je n'avais su donner un sens à ma vie. Des millions de gens vivent ainsi et s'en contentent. Je n'étais pas de ceux-là. » Qui peut avoir le courage d'oser penser cela ?
De plus, j'admire cette nécessité fondamentale qu'elle a d'être en accord avec elle-même et d'assumer jusqu'au bout ses moindres actions, si opposées soient-elles à la morale de la société. Comment ne pas l'admirer ?
Une postface passionnante de Nicolas Chevassus-au-Louis rappelle à quel point Édith Thomas a été de tous les combats, osant dire à voix haute, à travers de nombreux articles de journaux notamment, ce que d'aucuns préféraient passer sous silence, et ce, avec une telle perspicacité dans ses analyses et une telle indépendance d'esprit que l'on ne peut qu'être fasciné par l'intelligence et le courage de cette femme.
Je ne peux que vous conseiller de lire Le Jeu d'échecs. Qui sait ? Vous n'aurez peut-être pas l'occasion de recroiser Édith Thomas et donc de la rencontrer et croyez-moi sur parole, vous perdriez beaucoup. Vous serez inévitablement touché par la modernité de son propos et la sincérité qui est la sienne à chaque page. Quant à son écriture, elle achèvera de vous enchanter.
A découvrir (auteure et œuvre) de TOUTE URGENCE !!!

                      






mercredi 16 mai 2018

Le manuscrit inachevé de Franck Thilliez


 Fleuve Éditions
★★★★★ (J'ai adoré)

Bon allez, j'arrête.
Quoi ? Le dernier roman de Thilliez ?
Ah non, pas vraiment ! Celui-là, ça fait trois nuits qu'il m'empêche de dormir (lecture + stress , donc impossible de trouver le sommeil) et trois jours qu'il me mange mes journées (je cherche, je cherche…) Et aujourd'hui, j'ai pris une feuille et j'ai tout noté. Et maintenant, j'arrête de me casser la tête !
Tout noté ? Que je vous explique… Vous êtes prêt ? Je vous préviens, ce n'est pas simple et question suspense, vous en aurez pour votre argent !
J'y vais.
Niveau 1 : une préface dans laquelle J.-L. Traskman, fils de Caleb Traskman, nous explique que son père, romancier à succès, n'a pas terminé son dernier roman policier, à quelque dix pages près. Il est mort avant. Son éditrice est effondrée : comment vendre un polar inachevé ? Toute l'équipe se rassemble autour du livre et cherche la clef du mystère. Pourquoi Caleb n'a t-il pas terminé son thriller ? N'avait-il pas de fin à proposer ? Non, car si l'on observe bien le texte, tout laisse penser que dès le début l'auteur savait très bien où il allait. Ils en sont bien tous persuadés, il suffit de regarder le texte à la loupe. Soudain, l'éditrice crie victoire, elle a trouvé LA solution, elle est là, sous nos yeux (paraît-il, parce que MOI, je ne la trouve pas, enfin, attention, une semi-relecture m'a permis quand même de voir qu'effectivement, dès le début, on a UNE solution mais est-ce LA solution???)
Niveau 2 : le fameux polar écrit par Caleb Traskman. (Ça va ? Tout le monde suit?) Alors, voilà : il était une fois un couple, Léane et Jullian Morgan, dont la fille Sarah a été enlevée. Les années passent, le mari occupe tout son temps à rechercher sa fille. La mère, Léane, tente de faire son deuil de cet enfant dont on n'a jamais retrouvé le corps. Le couple s'est séparé et Léane, de son côté et sous le pseudo d'Enaël Miraure, a écrit un roman policier qui est en passe de devenir un best-seller…
Plus au sud, pas loin de Grenoble, va être retrouvé dans le coffre d'une voiture un cadavre… Un duo choc de policiers (Vic Altran et Vadim Morel) va enquêter...
Niveau 3 : je vous ai bien dit que Léane écrivait un roman policier ? Eh bien sachez qu'il met en scène un auteur, Janus Arpageon, romancier, qui sera séquestré par une femme qui l'obligera à achever son roman.
Niveau 4 : le roman de Janus Arpageon ? L'histoire d'un écrivain qui tue des adolescentes…
Waouh, les belles mises en abyme… (J'adore ça!) Vertigineux, non ?
Bon alors, c'est quoi mon problème ? Eh bien, sachez que le niveau 2 est farci d'indices en tous genres, de pistes : certaines sont à suivre, d'autres sont des « misdirections », autrement dit des leurres. Elles ne mènent nulle part. Enfin, voici ce qu'en dit Vic, un des policiers : « Une technique d'illusionniste, qui consiste à focaliser l'attention de l'auditoire sur un point précis pendant qu'une autre action est en cours. Ça fonctionne parce qu'il est impossible pour un être humain de traduire avec précision l'intégralité des stimuli qu'il reçoit. » Par exemple, des mots, plus exactement des palindromes sont soulignés tout au long du texte (Senones, DVD …) Je les ai tous notés sur ma feuille, lus dans tous les sens, pris le premier et le dernier… Je n'en tire RIEN. Pourquoi Caleb Traskman les a-t-il soulignés ? Qu'a-t-il voulu dire à son lecteur ? A-t-il donné des pistes concernant la fin (qu'il n'a pas écrite, je vous le rappelle) ? Qu'a vu l'éditrice que moi je ne vois PAS ??? Une évidence, paraît-il ! « Si vous avez été attentif durant votre lecture, la réponse à la question que vous vous poserez forcément s'y trouve. » Évidemment que je me pose une question, vous vous poserez la même, c'est sûr. Mais la réponse ???
Et c'est pour cela que, depuis le début de l'après midi, je fouine dans ce roman, note les plaques d'immatriculation des véhicules (loin d'être données au hasard, ça j'ai bien compris, effectivement!), les chiffres, les noms propres, j'ai cherché les symboles, mis en parallèle les personnages des différents niveaux. Bon, je ne dis pas que je n'ai rien trouvé MAIS, il me semble que je n'ai pas TOUT trouvé et qu'il me manque un élément pour éclairer la fin du roman.
Gênant ?
Non, je vous rassure ! Le manuscrit inachevé est un super-roman hyper-stressant avec un suspense à couper le souffle (impossible d'arrêter la lecture : la fin des chapitres vous oblige à poursuivre!), des scènes parfois insupportables mais ça fait partie du genre. C'est « tordu, labyrinthique, angoissant à souhait » comme le dit J.-L. Traskman au sujet du livre de son père. On peut très bien aimer ce roman sans voir ou sans être capable d'interpréter la multitude de petits indices cachés un peu partout, mais comprenez-vous, c'est une histoire de cerise sur le gâteau : si on veut aller plus loin, on peut jouer au flic et chercher. J'ai lu je ne sais où que Franck Thilliez concevait son roman comme une partie d'échecs qu'il jouerait avec son lecteur. Même si on ne gagne pas, on apprécie la performance. Pas de souci là-dessus !
Mais, ça m'énerve quand même et puis, tous ces indices, ces chiffres, ces palindromes, ce mystérieux incipit « Juste un mot en avant : un xiphophore », ces mises en abyme me titillent tellement (j'ai honte de le dire…) que j'ai laissé quelques petits messages ici et là pour interroger les lecteurs qui se vantent de détenir le Graal…
Peut-être que d'ici ce soir j'aurai la solution…
Bon, il vaut mieux chercher tout seul…
Mais ça m 'énerve !
Si vous peinez, et si quelques bonnes âmes ont bien voulu m'éclairer, je vous promets que je vous aiderai à mon tour ! Il faut de la solidarité pour venir à bout des livres de Thilliez.
Est-ce à dire qu'il a gagné la partie d'échecs ? Je crois que oui, parce que c'est un grand, incontestablement !

PS : Je viens à l'instant de recevoir le premier message. Intéressant tout ça, mais je vous rassure, certains mystères demeurent...




dimanche 13 mai 2018

Lucia et l'âme russe de Vladimir Vertlib


Éditions Métailié
★★☆☆☆ (J'ai moyennement aimé)

Bon, autant le dire tout de suite, j'ai eu du mal à mener à bout cette lecture et il me semble tout simplement que le sens profond m'a complètement échappé.
Et pourtant, le titre m'avait vraiment attirée. Pour la petite histoire, Lucia est le surnom que des copains anglais m'ont donné en référence aux livres de E. F Benson : le cycle de Mapp et Lucia - publié de nouveau récemment chez Payot- (oh, si vous ne connaissez pas… C'est un pur délice, très très anglais…) Bref, avec une copine, MAP, nous allions tous les étés à Londres faire les quatre cents coups… Quant à l'âme russe, j'ai déjà raconté ici et là, (j'ai tendance à radoter un peu) que ma grand-mère paternelle était russe. Bref, Lucia et l'âme russe, c'était forcément pour moi ! En plus, sur la 4e de couv, il est question d'un de mes romans russes préférés : Le Maître et Marguerite de Boulgakov.
Donc imaginez mon attente et du coup, ma déception !
Le sujet, hum, hum, ça coince (beau début de chronique). Une vieille femme, Lucia Binar, immobilisée chez elle pour cause de clavicule cassée lors d'un accident de bus, attend que les services sociaux lui livrent son repas. Mais rien ne vient, et lorsqu'elle parvient enfin à joindre le service d'urgence sociale, une employée un peu débordée se moque d'elle et l'invite à manger les biscottes ou les gaufrettes qui traînent dans son placard. Très bien, se dit Lucia, elle ne perd rien pour attendre, celle-là !
Arrive ensuite un étudiant, membre de l'association « Non au racisme dans nos rues » : il souhaite que la rue des Maures Mohrengasse soit rebaptisée la rue des Carottes Möhrengasse, ce qui fait évidemment beaucoup rire Lucia, elle qui est née et a toujours vécu dans cette rue de Vienne. Elle a traversé tout le XXe siècle dans cet appartement et elle ne le quittera que les pieds devant. « Lorsque notre rue fut pavoisée de croix gammées, j'avais cinq ans. Lorsque les derniers juifs de notre quartier ont été déportés, j'en avais neuf ; lorsque sont tombées les premières bombes, j'en avais dix ; durant la bataille de Vienne et à la fin de la guerre, peu de temps après, j'en avais douze ; quand l'Autriche a été de nouveau libérée, j'en avais vingt-et-un ; quand les premiers travailleurs immigrés sont arrivés dans notre quartier, j'en avais trente-trois. » Mais l'immeuble est de plus en plus mal fréquenté : des squatters y vivent et le propriétaire trouve cela très bien car au fond, il souhaite le départ de ses occupants afin de récupérer son immeuble. Lucia va devoir se battre pour rester…
Le XXIe siècle ne se présente pas très bien pour elle...
Puis, un autre personnage entre dans le roman : Alexander, un jeune émigré russe. Il se retrouve plus ou moins coincé dans un ascenseur fou avec une jeune femme, Élisabeth. Cet incident les rapprochera et un peu plus tard, Alexander se mettra à lui raconter sa vie, la mort de sa tante, sa rencontre avec un certain Viktor Viktorovitch, une espèce de charlatan-magicien qui veut créer une entreprise pour aider les gens à se découvrir et à voyager dans l'âme russe, ses relations avec ses demi-sœurs Ludmilla et Polina, ses mésaventures avec son beau-frère… La pauvre Élisabeth qui l'écoute raconter ses histoires est d'une patience… Elle en redemande même…
J'avoue que, de mon côté, j'ai vite été rassasiée par les propos d'Alexander, me suis perdue dans le sens général du texte, à la recherche d'une unité et d'une réelle progression narrative et rien ne m'a vraiment amusée dans cette histoire un peu forcée.
J'ai bien compris tout de même que Vienne apparaît comme une ville où les gens sont racistes, xénophobes, antisémites, que la modernité fait peur à certains personnages qui semblent avoir du mal à faire le lien entre leur vie d'autrefois et les grands changements actuels (ère du numérique etc, etc...)
J'ai cependant trouvé le personnage de Lucia attachant : ancienne institutrice et dévoreuse de livres, elle cite régulièrement des œuvres, connaît des vers par coeur et l'on sent que la littérature l'aide à surmonter les difficultés de l'existence. « Ma soif de mots est plus forte que mon désir de m'alimenter d'une nourriture plus substantielle que des poèmes. » J'aurais aimé que le roman soit davantage centré sur ce personnage plein d'humour et n'ayant pas l'intention de se faire dicter une ligne de conduite quelle qu'elle soit…(J'ai eu l'impression de retrouver un peu Aaliya Saleh, le personnage d'Une vie de papier de Rabih Alameddine.)
Oui, bien sûr, c'est une oeuvre originale, étrange, excentrique à souhait, bien déjantée, les événements improbables et les rencontres folles s'accumulent mais l'on peine (moi en tout cas) à y voir clair. Si quelqu'un peut me venir en aide… Je suis disposée à prendre en compte toutes les interprétations que vous me proposerez...





jeudi 10 mai 2018

Les Invisibles d'Antoine Albertini


Éditions J-C Lattès
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Étrange de commencer un livre en pensant découvrir une fiction et soudain, se dire que non, pas du tout, cette « enquête en Corse » n'est pas un roman policier mais une vraie enquête de terrain menée par un journaliste courageux, rédacteur en chef adjoint de Corse-Matin et correspondant du Monde, qui a voulu que soient connues des pratiques dont on parle peu ou pas assez.
Et pourtant…
Pour sûr que vous ne verrez plus jamais vos clémentines corses du même œil, je dis ça mais, à mon avis, les fraises espagnoles dont le rouge séduisant explose sur tous les étals actuellement sont les fruits de la même misère.
Tout commence par un meurtre : celui de El Hassan Msarhati, 40 ans, marocain, travailleur immigré clandestin, assassiné en pleine journée d'une balle dans la tête le 16 novembre 2009 sur la route de l'ancienne voie ferrée de San Giuliano, en Corse.
Pendant plusieurs années, Antoine Albertini a mené l'enquête dans le détail pour tenter de comprendre. Mais « reconstituer le parcours d'un Invisible est une tâche difficile » avoue-t-il et pourtant, il s'y colle et l'on comprend ce qui le motive : quinze jours avant d'être sauvagement assassiné, le travailleur immigré avait prévenu le journaliste : « Si je parle, je vais prendre une balle dans la tête » et il avait parlé.
En effet, devant le micro même d'Antoine Albertini, il avait expliqué ce que tout le monde savait déjà. Un système tout simple : pour ramasser les fruits (clémentines, kiwis, raisins) sur la plaine orientale de l'île (à l'est, entre Bastia et Porto-Vecchio), il faut de la main- d'oeuvre. Beaucoup de main-d'oeuvre. Ça tombe bien parce que de l'autre côté de la Méditerranée, ils sont nombreux à vouloir tenter leur chance en France, obtenir des papiers, et travailler pour que ceux restés au pays s'en sortent un peu moins mal.
Pour ça, des passeurs leur proposent, contre une somme exorbitante (entre six et dix mille euros), un contrat de travail temporaire (au bout de quatre mois, ils doivent repartir) et leur font aussi miroiter l'espoir d'obtenir des papiers. Alors, ils deviennent ce que l'on peut appeler des esclaves modernes : ils sont logés dans des caves humides, des hangars en ruine ou des caravanes pourries : « l'habitat des Invisibles peut être classé sur une échelle allant du « médiéval » au « quart-monde » » et ils travaillent des douze heures par jour pour une quarantaine d'euros. S'ils se plaignent, ils virent. Alors, ils se taisent, disent « oui, oui, d'accord », bossent, ne se soignent pas et vieillissent prématurément. On les appelle les Invisibles. Ils n'ont ni identité, ni statut, sont à peine considérés comme des êtres humains. Ils restent entre eux. Tout le monde sait ça sur l'île mais l'économie insulaire a besoin d'eux, que ce soit dans le domaine agricole ou la restauration, donc on ferme les yeux. C'est comme ça. Cela se nomme un trafic d'êtres humains.
Et en plus, payés en liquide, nombreux sont ceux qui se font racketter, parfois par les membres mêmes de leur communauté ! Terrible cercle vicieux… L'exploitation de l'homme par l'homme.. Pas joli joli...
Quant aux pauvres gendarmes, coincés entre le silence des travailleurs immigrés et de leurs patrons et les hauts fonctionnaires qui préfèrent faire l'autruche afin d'éviter de regarder la réalité en face, ils font tout ce qu'ils peuvent pour mener à bien leur enquête jusqu'à ce qu'on leur demande de s'occuper d'une autre affaire. À moins qu'une mutation ne leur tombe dessus...
El Hassan Msarhati voulait-il dénoncer cet insupportable trafic ? Ou bien a-t-il été victime d'un acte raciste perpétré par quelque petite frappe du coin confondant jeux sur console et réalité ?
Une enquête coup de poing intelligemment replacée dans le contexte historique et socio-économique de la Corse : avec une très grande clarté et beaucoup de minutie, Antoine Albertini explique comment, dans les années 50, les pieds-noirs marocains et algériens acquièrent des terres - des lots importants - et pas mal de subventions de la part du gouvernement français au détriment des petits agriculteurs locaux qui se sentent dépossédés. Les profits sont tels qu'ils entraînent de vives jalousies. Peu de temps après, revendications « nationalistes » et graffiti racistes explosent.
Le journaliste rappelle tous les paradoxes de notre société : on refuse des papiers à des travailleurs dont on ne peut se passer d'un point de vue économique, on les maintient dans l'illégalité ce qui entraîne moult trafics, on tente de les ficher si bien qu'ils préfèrent masquer leur identité et enfin, on accepte que, dans les cuisines des restaurants où l'on passe du bon temps, dans les bureaux, très tôt le matin, avant même que nous y mettions les pieds ou dans les plantations d'agrumes sous un soleil de plomb, souffrent des hommes qui se taisent, des hommes qui ne sont rien. D'ailleurs, quand ils disparaissent, comme ils ne « comptent pour personne » comme le dit un gendarme qui a mené l'enquête, eh bien, on passe à autre chose…
Un texte très fort, bien écrit et qui se lit d'une traite, comme un roman policier (finalement, je ne me trompais pas tant que ça!) : évidemment, je vous en recommande vivement la lecture. L'île de Beauté vire au noir. C'est sombre, bien sombre même. Loin, très loin des clichés touristiques ! Comment imaginer en effet qu'à notre époque et sur notre sol existe encore l'esclavage ?
Quand la réalité rattrape la fiction…
« Dans la France de 2018, les belles âmes rivalisent de compassion envers les migrants, ces centaines de milliers d'hommes, de femmes, de nourrissons africains, libyens, syriens, qui fuient la misère ou l'absurde cauchemar islamiste. Pas une semaine sans cette insoutenable indignation moralisatrice qui pousse les professionnels de la commisération à empoigner un micro pour crier leur solidarité.
Les mêmes ignorent-ils que d'autres migrants, africains, marocains, algériens, pakistanais, roumains, préparent leurs plats dans les cuisines de leurs restaurants préférés, nettoient leurs bureaux depuis des années, cueillent les fruits frais vendus chez l'épicier du coin, balayaient déjà leurs rues bien avant qu'ils n'y habitent ? Il suffit pourtant d'ouvrir les yeux pour apercevoir cette misère du quotidien. Il suffit de le vouloir. Les Invisibles sont partout. C'est pour cette raison qu'on ne les voit pas. »
Antoine Albertini nous donne à voir ces gens, ces Invisibles.

En espérant qu'un tel livre puisse faire changer les choses !




mardi 8 mai 2018

Une ombre au tableau de Myriam Chirousse


Éditions Buchet.Chastel
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

En deux pages, c'est plié : un soir d'été, sur les hauteurs de Cannes, alors que les invités à une garden-party dégustent une coupe de champagne en parlant de choses et d'autres, un gamin de trois ans tombe discrètement dans la piscine. Personne ne le voit ni ne l'entend. Les bulles de champagne continuent de claquer contre les palais, les petits fours fondent sur les langues tandis qu'un petit air frais adoucit délicatement l'atmosphère. Un vrai paradis… avant l'enfer.
Très vite la maison est mise en vente et en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, elle est vendue. La raison ? Un prix inférieur à celui du marché…
Grégoire Delgado, Greg pour les intimes, employé de banque, déjeune justement avec un client, Stéphane Ogier, agent immobilier. C'est lui qui lui propose la maison de ses rêves dans une résidence privée. Une affaire incroyable et qui va se vendre comme un p'tit pain sortant du four. Bien sûr, il y a l'histoire du môme noyé mais bon, et alors ? On ne va pas en faire tout un plat ! Pour Greg, pas de problème, il a une revanche sociale à prendre et la montre un peu chère qu'il arbore ostensiblement à son poignet, ce n'est pas suffisant.
Donc pour lui, cette histoire de noyade, c'est du passé, en revanche il ne faut pas que sa femme le sache. En effet, Melissa, ostéopathe, est plutôt du genre à sentir les choses, les ondes positives et négatives, si vous voyez ce que je veux dire. Les énergies qui circulent ou pas. Feng shui et compagnie... Elle a voyagé en Inde, est à l'écoute de son corps et de celui des autres, aime le yoga et la méditation. Alors lui avouer qu'un enfant s'est noyé dans la piscine revient tout bonnement à renoncer à ce projet. D'autant qu'un enfant, justement, ils en ont un et... il a précisément l'âge de celui qui s'est noyé…
Inutile de vous dire que vous n'êtes pas près de poser ce thriller psychologique dont l'atmosphère particulièrement étouffante vous saisira à la gorge. Car très vite, on sent, comme le dit un des personnages, qu'il y a un loup dans la bergerie. Melissa mesure chaque jour, tétanisée, son angoisse galopante et se sent vite prisonnière de sa jolie prison dorée. Mais le danger vient-il forcément d'où on l'attend ?
Entre l'installation dans la nouvelle maison, la découverte des nouveaux voisins, la chaleur de cet été caniculaire et les incendies qui font rage sur les hauteurs de Cannes, le couple Delgado n'est pas au bout de ses peines… Un monde nouveau s'offre à eux, un monde de champagne, de jacuzzi, de homards et… de piscine…
Le bonheur ?
Tout dépend de la façon dont on voit les choses… Le soleil a ses zones d'ombre… Encore faut-il ne pas être trop aveuglé...

L'atmosphère pesante et malsaine de ce roman est particulièrement bien rendue par l'écriture ciselée de Myriam Chirousse. Sa construction, tel un trompe-l'oeil, égare, surprend et plonge dans le doute un lecteur qui finalement ne se trouvait pas si mal au bord de la piscine. Pas facile d'être jeté hors de sa zone de confort… Mais l'on y fait de belles découvertes et ce roman en est une, à n'en pas douter !


lundi 7 mai 2018

Un mariage anglais de Claire Fuller


 Éditions Stock
traduit de l'anglais par Mathilde Bach
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Il y a fort longtemps, je m'étais entichée de Carson McCullers au point de dévorer toute son oeuvre et toutes les biographies à son sujet. Or, il m'a semblé retrouver dans le dernier roman de Claire Fuller : Un mariage anglais des éléments qui m'ont rappelé les textes de l'écrivaine américaine. Quoi précisément ? Alors là, je vais avoir du mal à justifier ma pensée car ces lectures commencent à dater, mais peut-être... le portrait de certains personnages comme Flora, jeune femme sensible, fragile, un peu en marge, la présence aussi de dialogues parfois énigmatiques et pas toujours très logiques dans leur progression, mimant en cela le réel, et enfin une certaine dimension féministe.
J'ai beaucoup aimé ce roman fondé sur une triple temporalité : 2004, 1992, 1976.
Nous sommes en 2004 donc : tandis qu'il fouinait dans une librairie de livres d'occasion à la recherche de la perle rare, Gil Coleman a cru apercevoir Ingrid, sa femme, dans la rue. Le problème, c'est que son épouse a disparu en 1992. S'est-elle noyée accidentellement comme tout le monde le pense, ou bien a-t-elle volontairement quitté le domicile conjugal pour refaire sa vie ailleurs ?
Des lettres d'Ingrid datées de 1992 qu'elle destinait à son mari, préférant lui écrire ce qu'elle n'osait lui dire, lettres qu'elle a cachées dans différents romans, vont petit à petit livrer au lecteur leurs secrets et révéler la façon dont en 1976, la jeune étudiante est tombée amoureuse de son professeur de littérature à l'université, le séduisant et très séducteur Gil Coleman. C'est alors que le destin de cette femme qui rêvait de voyager avec son amie Louise, d'être indépendante et de ne surtout pas suivre le modèle de sa propre mère va totalement basculer : elle va se retrouver dans un petit village du sud de l'Angleterre, mariée, avec deux petites filles et un mari devenu écrivain à succès, souvent absent. Comment cette femme, Ingrid, va-t-elle faire face à une situation qu'elle n'avait absolument pas envisagée ?
Ce que j'ai aimé dans ce roman, c'est que tout se met en place très progressivement, aussi bien le portrait des personnages que les événements qui ont eu lieu dans le passé. Le mystère se dévoile petit à petit et le puzzle prend forme, ce qui tient évidemment le lecteur en haleine jusqu'au bout.
Par ailleurs, comme je le disais au début de l'article, j'ai apprécié la vivacité des dialogues et leur caractère parfois décousu et ainsi très crédible, notamment lorsque la plus jeune des deux filles de Gil, Flora, d'un tempérament entier et vif, s'emporte ou s'interroge avec angoisse sur le sens de la vie et des événements qu'elle traverse. J'ai trouvé ce personnage, qu'on croirait directement sorti d'un roman de Carson McCullers, particulièrement attachant . Elle est entière, spontanée, souvent obstinée et, au fond, très naïve. Elle n'a pas compris le sens de ce qui se passait chez elle quand sa mère a disparu et c'est normal puisqu'elle était très jeune. La voir prendre progressivement conscience de la réalité est très émouvant. Elle veut croire que la femme que son père a vue sur le trottoir est bien sa mère et s'attache comme elle peut à ses rêves. Or, la réalité la heurte constamment et souvent violemment. Proche de son père Gil, elle ressemble, à la réflexion, beaucoup à sa mère. Quant à sa sœur, Nan, elle en sait peut-être plus que ce qu'elle veut bien dire sur les événements passés...
Que cache ce mariage anglais ? De l'amour, c'est certain mais aussi beaucoup de souffrance, de regrets et surtout, une culpabilité telle qu'elle torture les êtres au point de les empêcher de vivre.
Je voulais ajouter aussi deux choses qui me resteront de ce roman : l'admirable évocation de la nature, notamment de la mer et du plaisir indicible de nager et d'offrir son corps au mouvement des vagues.
Enfin et surtout, l'évocation des livres qui envahissent petit à petit toute la maison de Gil, des piles et des piles qui atteignent une hauteur vertigineuse menaçant à tout moment de s'effondrer...
Des personnages McCullersiens (?), des livres jusqu'au plafond et la mer, la mer… Tout ce que j'aime au fond !


PS : J'en profite pour préciser qu'en 2017, les Éditions Stock ont réédité en grand format les titres suivants : Frankie AddamsLe Coeur est un chasseur solitaireReflets dans un œil d'orL'Horloge sans aiguilles et La Ballade du café triste et autres nouvelles. Ces titres sont préfacés par Arnaud Cathrine, Eva Ionesco, Nelly Kaprièlan, Véronique Ovaldé.