jeudi 10 mai 2018

Les Invisibles d'Antoine Albertini


Éditions J-C Lattès
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Étrange de commencer un livre en pensant découvrir une fiction et soudain, se dire que non, pas du tout, cette « enquête en Corse » n'est pas un roman policier mais une vraie enquête de terrain menée par un journaliste courageux, rédacteur en chef adjoint de Corse-Matin et correspondant du Monde, qui a voulu que soient connues des pratiques dont on parle peu ou pas assez.
Et pourtant…
Pour sûr que vous ne verrez plus jamais vos clémentines corses du même œil, je dis ça mais, à mon avis, les fraises espagnoles dont le rouge séduisant explose sur tous les étals actuellement sont les fruits de la même misère.
Tout commence par un meurtre : celui de El Hassan Msarhati, 40 ans, marocain, travailleur immigré clandestin, assassiné en pleine journée d'une balle dans la tête le 16 novembre 2009 sur la route de l'ancienne voie ferrée de San Giuliano, en Corse.
Pendant plusieurs années, Antoine Albertini a mené l'enquête dans le détail pour tenter de comprendre. Mais « reconstituer le parcours d'un Invisible est une tâche difficile » avoue-t-il et pourtant, il s'y colle et l'on comprend ce qui le motive : quinze jours avant d'être sauvagement assassiné, le travailleur immigré avait prévenu le journaliste : « Si je parle, je vais prendre une balle dans la tête » et il avait parlé.
En effet, devant le micro même d'Antoine Albertini, il avait expliqué ce que tout le monde savait déjà. Un système tout simple : pour ramasser les fruits (clémentines, kiwis, raisins) sur la plaine orientale de l'île (à l'est, entre Bastia et Porto-Vecchio), il faut de la main- d'oeuvre. Beaucoup de main-d'oeuvre. Ça tombe bien parce que de l'autre côté de la Méditerranée, ils sont nombreux à vouloir tenter leur chance en France, obtenir des papiers, et travailler pour que ceux restés au pays s'en sortent un peu moins mal.
Pour ça, des passeurs leur proposent, contre une somme exorbitante (entre six et dix mille euros), un contrat de travail temporaire (au bout de quatre mois, ils doivent repartir) et leur font aussi miroiter l'espoir d'obtenir des papiers. Alors, ils deviennent ce que l'on peut appeler des esclaves modernes : ils sont logés dans des caves humides, des hangars en ruine ou des caravanes pourries : « l'habitat des Invisibles peut être classé sur une échelle allant du « médiéval » au « quart-monde » » et ils travaillent des douze heures par jour pour une quarantaine d'euros. S'ils se plaignent, ils virent. Alors, ils se taisent, disent « oui, oui, d'accord », bossent, ne se soignent pas et vieillissent prématurément. On les appelle les Invisibles. Ils n'ont ni identité, ni statut, sont à peine considérés comme des êtres humains. Ils restent entre eux. Tout le monde sait ça sur l'île mais l'économie insulaire a besoin d'eux, que ce soit dans le domaine agricole ou la restauration, donc on ferme les yeux. C'est comme ça. Cela se nomme un trafic d'êtres humains.
Et en plus, payés en liquide, nombreux sont ceux qui se font racketter, parfois par les membres mêmes de leur communauté ! Terrible cercle vicieux… L'exploitation de l'homme par l'homme.. Pas joli joli...
Quant aux pauvres gendarmes, coincés entre le silence des travailleurs immigrés et de leurs patrons et les hauts fonctionnaires qui préfèrent faire l'autruche afin d'éviter de regarder la réalité en face, ils font tout ce qu'ils peuvent pour mener à bien leur enquête jusqu'à ce qu'on leur demande de s'occuper d'une autre affaire. À moins qu'une mutation ne leur tombe dessus...
El Hassan Msarhati voulait-il dénoncer cet insupportable trafic ? Ou bien a-t-il été victime d'un acte raciste perpétré par quelque petite frappe du coin confondant jeux sur console et réalité ?
Une enquête coup de poing intelligemment replacée dans le contexte historique et socio-économique de la Corse : avec une très grande clarté et beaucoup de minutie, Antoine Albertini explique comment, dans les années 50, les pieds-noirs marocains et algériens acquièrent des terres - des lots importants - et pas mal de subventions de la part du gouvernement français au détriment des petits agriculteurs locaux qui se sentent dépossédés. Les profits sont tels qu'ils entraînent de vives jalousies. Peu de temps après, revendications « nationalistes » et graffiti racistes explosent.
Le journaliste rappelle tous les paradoxes de notre société : on refuse des papiers à des travailleurs dont on ne peut se passer d'un point de vue économique, on les maintient dans l'illégalité ce qui entraîne moult trafics, on tente de les ficher si bien qu'ils préfèrent masquer leur identité et enfin, on accepte que, dans les cuisines des restaurants où l'on passe du bon temps, dans les bureaux, très tôt le matin, avant même que nous y mettions les pieds ou dans les plantations d'agrumes sous un soleil de plomb, souffrent des hommes qui se taisent, des hommes qui ne sont rien. D'ailleurs, quand ils disparaissent, comme ils ne « comptent pour personne » comme le dit un gendarme qui a mené l'enquête, eh bien, on passe à autre chose…
Un texte très fort, bien écrit et qui se lit d'une traite, comme un roman policier (finalement, je ne me trompais pas tant que ça!) : évidemment, je vous en recommande vivement la lecture. L'île de Beauté vire au noir. C'est sombre, bien sombre même. Loin, très loin des clichés touristiques ! Comment imaginer en effet qu'à notre époque et sur notre sol existe encore l'esclavage ?
Quand la réalité rattrape la fiction…
« Dans la France de 2018, les belles âmes rivalisent de compassion envers les migrants, ces centaines de milliers d'hommes, de femmes, de nourrissons africains, libyens, syriens, qui fuient la misère ou l'absurde cauchemar islamiste. Pas une semaine sans cette insoutenable indignation moralisatrice qui pousse les professionnels de la commisération à empoigner un micro pour crier leur solidarité.
Les mêmes ignorent-ils que d'autres migrants, africains, marocains, algériens, pakistanais, roumains, préparent leurs plats dans les cuisines de leurs restaurants préférés, nettoient leurs bureaux depuis des années, cueillent les fruits frais vendus chez l'épicier du coin, balayaient déjà leurs rues bien avant qu'ils n'y habitent ? Il suffit pourtant d'ouvrir les yeux pour apercevoir cette misère du quotidien. Il suffit de le vouloir. Les Invisibles sont partout. C'est pour cette raison qu'on ne les voit pas. »
Antoine Albertini nous donne à voir ces gens, ces Invisibles.

En espérant qu'un tel livre puisse faire changer les choses !




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