Éditions J-C Lattès
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Étrange
de commencer un livre en pensant découvrir une fiction et soudain,
se dire que non, pas du tout, cette « enquête en Corse »
n'est pas un roman policier mais une vraie enquête de terrain menée
par un journaliste courageux, rédacteur en chef adjoint de
Corse-Matin et correspondant du Monde, qui a voulu que
soient connues des pratiques dont on parle peu ou pas assez.
Et
pourtant…
Pour
sûr que vous ne verrez plus jamais vos clémentines corses du même
œil, je dis ça mais, à mon avis, les fraises espagnoles dont le
rouge séduisant explose sur tous les étals actuellement sont les
fruits de la même misère.
Tout
commence par un meurtre : celui de El Hassan Msarhati, 40 ans,
marocain, travailleur immigré clandestin, assassiné en pleine
journée d'une balle dans la tête le 16 novembre 2009 sur la route
de l'ancienne voie ferrée de San Giuliano, en Corse.
Pendant
plusieurs années, Antoine Albertini a mené l'enquête dans le
détail pour tenter de comprendre. Mais « reconstituer le
parcours d'un Invisible est une tâche difficile »
avoue-t-il et pourtant, il s'y colle et l'on comprend ce qui le
motive : quinze jours avant d'être sauvagement assassiné, le
travailleur immigré avait prévenu le journaliste : « Si
je parle, je vais prendre une balle dans la tête » et il
avait parlé.
En
effet, devant le micro même d'Antoine Albertini, il avait
expliqué ce que tout le monde savait déjà. Un système tout
simple : pour ramasser les fruits (clémentines, kiwis, raisins)
sur la plaine orientale de l'île (à l'est, entre Bastia et
Porto-Vecchio), il faut de la main- d'oeuvre. Beaucoup de
main-d'oeuvre. Ça tombe bien parce que de l'autre côté de la
Méditerranée, ils sont nombreux à vouloir tenter leur chance en
France, obtenir des papiers, et travailler pour que ceux restés au
pays s'en sortent un peu moins mal.
Pour
ça, des passeurs leur proposent, contre une somme exorbitante (entre
six et dix mille euros), un contrat de travail temporaire (au bout de
quatre mois, ils doivent repartir) et leur
font aussi miroiter l'espoir d'obtenir des papiers. Alors, ils
deviennent ce que l'on peut appeler des esclaves modernes : ils
sont logés dans des caves humides, des hangars en ruine ou des
caravanes pourries : « l'habitat des Invisibles peut
être classé sur une échelle allant du « médiéval »
au « quart-monde » » et ils travaillent des
douze heures par jour pour une quarantaine d'euros. S'ils se
plaignent, ils virent. Alors, ils se taisent, disent « oui,
oui, d'accord », bossent, ne se
soignent pas et vieillissent prématurément. On les appelle les
Invisibles. Ils n'ont ni identité, ni statut, sont à peine
considérés comme des êtres humains. Ils restent entre eux. Tout le
monde sait ça sur l'île mais l'économie insulaire a besoin d'eux,
que ce soit dans le domaine agricole ou la restauration, donc on
ferme les yeux. C'est comme ça. Cela se nomme un trafic d'êtres
humains.
Et
en plus, payés en liquide, nombreux sont ceux qui se font racketter,
parfois par les membres mêmes de leur communauté ! Terrible
cercle vicieux… L'exploitation de l'homme par l'homme.. Pas joli
joli...
Quant
aux pauvres gendarmes, coincés entre le silence des travailleurs
immigrés et de leurs patrons et les hauts fonctionnaires qui
préfèrent faire l'autruche afin d'éviter de regarder la réalité
en face, ils font tout ce qu'ils peuvent pour mener à bien leur enquête jusqu'à ce qu'on leur demande de s'occuper d'une autre
affaire. À moins qu'une
mutation ne leur tombe dessus...
El
Hassan Msarhati voulait-il dénoncer cet insupportable trafic ?
Ou bien a-t-il été victime d'un acte raciste perpétré par quelque
petite frappe du coin confondant jeux sur console et réalité ?
Une
enquête coup de poing intelligemment replacée dans le contexte
historique et socio-économique de la Corse : avec une très
grande clarté et beaucoup de minutie, Antoine Albertini explique
comment, dans les années 50, les pieds-noirs marocains et algériens
acquièrent des terres - des lots importants - et pas mal de
subventions de la part du gouvernement français au détriment des
petits agriculteurs locaux qui se sentent dépossédés. Les profits
sont tels qu'ils entraînent de vives jalousies. Peu de temps après,
revendications « nationalistes » et graffiti racistes
explosent.
Le
journaliste rappelle tous les paradoxes de notre société : on
refuse des papiers à des travailleurs dont on ne peut se passer d'un
point de vue économique, on les maintient dans l'illégalité ce qui
entraîne moult trafics, on tente de les ficher si bien qu'ils
préfèrent masquer leur identité et enfin, on accepte que, dans les
cuisines des restaurants où l'on passe du bon temps, dans les
bureaux, très tôt le matin, avant même que nous y mettions les
pieds ou dans les plantations d'agrumes sous un soleil de plomb,
souffrent des hommes qui se taisent, des hommes qui ne sont rien.
D'ailleurs, quand ils disparaissent, comme ils ne « comptent
pour personne » comme le dit un gendarme qui a mené
l'enquête, eh bien, on passe à autre chose…
Un
texte très fort, bien écrit et qui se lit d'une traite, comme un
roman policier (finalement, je ne me trompais pas tant que ça!) :
évidemment, je vous en recommande vivement la lecture. L'île de
Beauté vire au noir. C'est sombre, bien sombre même. Loin, très
loin des clichés touristiques ! Comment imaginer en effet qu'à
notre époque et sur notre sol existe encore l'esclavage ?
Quand
la réalité rattrape la fiction…
« Dans
la France de 2018, les belles âmes rivalisent de compassion envers
les migrants, ces centaines de milliers d'hommes, de femmes, de
nourrissons africains, libyens, syriens, qui fuient la misère ou
l'absurde cauchemar islamiste. Pas une semaine sans cette
insoutenable indignation moralisatrice qui pousse les professionnels
de la commisération à empoigner un micro pour crier
leur solidarité.
Les
mêmes ignorent-ils que d'autres migrants, africains, marocains,
algériens, pakistanais, roumains, préparent leurs plats dans les
cuisines de leurs restaurants préférés, nettoient leurs bureaux
depuis des années, cueillent les fruits frais vendus chez
l'épicier du coin, balayaient déjà leurs rues bien avant qu'ils
n'y habitent ? Il suffit pourtant d'ouvrir les yeux pour
apercevoir cette misère du quotidien. Il suffit de le vouloir. Les
Invisibles sont partout. C'est pour cette raison qu'on ne les voit
pas. »
Antoine
Albertini nous donne à voir ces gens, ces Invisibles.
En
espérant qu'un tel livre puisse faire changer les choses !
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