Éditions Grasset
★★★★★
J'ai
une certaine fascination -dois-je l'avouer ?- pour les
imposteurs, leur capacité à imaginer des choses qui ne sont pas, à
s'inventer des rôles, à les jouer et à pousser parfois le bouchon
si loin qu'ils finissent plus ou moins par croire à leurs mensonges.
Ils ont l'imagination des romanciers, le talent des comédiens et la
folie des grands malades. Bref, ils me fascinent.
Je
suis intriguée par les gens qui mentent et le premier texte qui a
fait naître tout ça en moi est celui d'Emmanuel Carrère :
L'adversaire, dans lequel il raconte avec le don qui
est le sien, la tragique histoire de Jean-Claude Romand qui, n'ayant
jamais dépassé sa seconde année de médecine, n'a cessé de mentir
à tous, à sa famille, à ses amis, à ses maîtresses en se faisant
passer pour un médecin-chercheur travaillant à l'OMS alors qu'il
passait tout son temps dans sa voiture sur des aires d'autoroute.
Cela a duré dix-huit ans. Dix-huit ans de mensonge. Le problème,
c'est qu'à un moment donné, le réel s'agite, refait surface, finit
par s'imposer et généralement, le retour à la réalité est
particulièrement violent.
Vous
imaginez aisément à quel point je me suis régalée avec le dernier
livre d'Antoine Bello, Scherbius(et moi) : un
jeune psychiatre sur le point d'ouvrir un cabinet reçoit la visite
d'un collègue très renommé et un peu débordé qui lui propose de
s'occuper d'un certain Scherbius, un homme qui a eu des problèmes
avec les services du Premier Ministre et qu'il faudrait absolument
tenter de soigner. Mais qui est ce Scherbius ? Un escroc
parfaitement conscient de ses faits et gestes ? Un grand malade
qu'il faudrait enfermer au plus vite ? Un roman complètement
jubilatoire que je vous recommande !
Venons-en
au roman dont je veux vous parler : dernièrement, j'écoute
« La Librairie francophone » sur France Inter. Emmanuel
Khérad interviewe un certain Alexandre Brandy. Je suis en voiture et
je capte très mal France Inter (ce qui a le don de m'énerver au
plus HAUT point!).
A
sa voix, cet homme a l'air d'être jeune et ce qu'il raconte me
sidère. Je mets mon clignotant et m'arrête sur le côté de la
route : oui, il s'est fait passer pour le neveu du colonel
Kadhafi et pour le neveu de Bachar al-Assad (ah, la force de
l'illusion, le mirage de l'argent!), non on ne lui a jamais demandé
de fournir de pièces d'identité (demande-t-on aux grands de ce
monde de montrer leurs papiers?), oui il a visité les plus beaux
hôtels particuliers de Paris (à cent millions d'euros, mais bon, on
vous le laisse à cinquante millions...), manipulant des agents
immobiliers d'une crédulité effarante et complètement éblouis par
le mirage de la fortune colossale qui, imaginaient-ils, allait tomber
dans leur escarcelle, oui il prenait son temps pour négocier le prix
des biens et se volatilisait au moment où il fallait passer chez le
notaire. Tout lui était payé, le tapis rouge se déroulait sous
chacun de ses pas, les portes s'ouvraient, les femmes se dévêtaient,
les invitations pleuvaient.
Tous
étaient prêts à se vendre pour récupérer ne serait-ce que
quelques miettes de la fortune colossale qu'il leur faisait miroiter.
Comme il l'écrit : « D'une manière générale,
mes interlocuteurs me parlaient beaucoup. Je les écoutais. C'était
à eux de me séduire. »
Tant mieux pour Alexandre : limiter sa parole lui permet sans doute d'éviter de laisser passer une bourde qui risquerait de faire tomber le masque.
Tant mieux pour Alexandre : limiter sa parole lui permet sans doute d'éviter de laisser passer une bourde qui risquerait de faire tomber le masque.
À la radio, Alexandre Brandy raconte, calmement. On sent qu'Emmanuel
Khérad est un peu désarçonné face à cet individu pour le moins
étonnant.
« Mais
pourquoi ? » interroge le journaliste. L'auteur lui répond
que c'était une forme de divertissement dangereux, de jeu avec la
mort, de suicide au fond, d'ailleurs, il trouve que la police a tardé
à l'attraper et à le mettre en prison. « Me dites-vous la
vérité ? » demande Emmanuel Khérad. « Uniquement
la vérité » répond-il. Je regarde la couverture du livre. Le
mot « roman » figure sous le titre. Je m'interroge...
C'est
un texte fascinant qui tient du récit d'apprentissage, et le
personnage principal ne l'est pas moins : une espèce de jeune
gamin propre sur lui et cultivé, quittant régulièrement la maison
de sa mère (chez qui il vit encore) pour prendre un train, direction
la capitale où il devient quelqu'un d'autre, une sorte de gentleman,
et s'adonne à un jeu d'acteur hors du commun. D'ailleurs, certaines
scènes sont tout simplement fabuleuses, on frôle la découverte de
la tromperie et on tremble pour lui. Pour lui ? Oui parce que
franchement, le portrait qui est fait de cette société de gens
friqués qui ne savent pas quoi faire de l'argent qu'ils ont amassé,
comme ce libraire pourri, puant l'antisémitisme, prêt à tout pour
remplir sa cagnotte, est franchement écoeurant.
Quant
aux agents immobiliers, comme le dit l'auteur : ils furent
pour moi « -pour mon mensonge- des sortes de cariatides, des
atlantes, des télamons. » Ils prononçaient le Sésame
ouvre toi et la voie s'ouvrait vers les richissimes propriétaires
aux coffres-forts et chambres fortes multiples et pleins à craquer.
Des
retours sur les traumatismes de l'enfance, des liens familiaux
conflictuels et un profond mal-être permettent peut-être de mieux
comprendre le processus qui se met en place et comment on en vient à
jouer un rôle et à mentir dès l'enfance : « Très
tôt, il m'a fallu mentir… Quelques années seulement séparent mon
apprentissage de la parole de celui du mensonge. »
Et
lorsque tout cela nous est raconté par un homme visiblement fin,
intelligent, qui manie la langue comme un écrivain - car il n'y a
aucun doute, il en est un -, cela devient un texte complètement
passionnant.
Il
ne reste plus qu'à souhaiter qu'il poursuive son travail de
romancier car, à mon avis, vu son imagination, il ne peut que nous
surprendre encore !
Allez,
je termine par une citation : « Son ennemi, c'est
l'ennui. Il s'est interdit une bonne fois pour toutes de vivre deux
fois la même journée, de se lever le matin en sachant ce qu'il fera
le soir, de jeter un œil à la carte des desserts au début du
repas. Son existence est une œuvre d'art, une fresque dont la
véritable grandeur n'apparaîtra qu'avec le recul du temps. »
Scherbius
(et moi) A.Bello
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