Quidam éditeur
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Quand
la littérature s'empare des problématiques engendrées par les
réseaux sociaux... Souvenez-vous, en janvier 2016, Camille Laurens
publie Celle que vous croyez. Le roman met en scène
une femme, Claire, 48 ans, maître de conférences, qui, pour
surveiller son amant volage, Jo, se crée un faux profil Facebook et
entre en contact avec Chris, un des amis de l'amant. Elle se fait
passer pour une jeune brunette de 24 ans et finit par tomber
amoureuse du copain qui ne désire qu'une chose : la rencontrer…
EN VRAI ! Qui est Claire, au fond ? Ce qu'elle est
vraiment, dans la réalité, une femme mûre sur laquelle les hommes
ne se retournent plus ? ou bien ce double qu'elle s'est créé,
une femme drôle, pleine de charme et complètement craquante ?
Cela nous amène d'ailleurs à réfléchir à la notion d'identité :
sommes-nous ce que l'on VOIT de nous ? Ce serait réducteur de
penser cela, mais pour beaucoup, on en est bien là ! Que doit
faire Claire? Disparaître de la toile (une façon de mourir) ? ou rencontrer cet homme qu'elle aime au
risque… que leur relation prenne fin ?
Plus
récemment, Fabrice Caro, dans son roman Le discours,
place Adrien, son personnage, dans une situation terrible : ce
dernier vient d'envoyer à son ex un message qui l'obsède parce
qu'il le trouve complètement stupide, d'autant qu'il s'achève sur
un point d'exclamation qui, selon lui, n'a pas lieu d'être et, le
temps d'un repas de famille qui dure pour lui plus d'un siècle, il
attend la réponse de cette ex qu'il aime encore, en se demandant de
quelle façon elle va recevoir ce message complètement décalé par
rapport à ce qu'il ressent ! Et le téléphone qui ne vibre
pas ! Et la discussion qui roule maintenant sur les avantages du
chauffage au sol ! Une torture ! Eh oui, avec nos
smartphones nous avons acquis le don d'ubiquité : nous sommes
ici et là-bas, avec ceux d'ici et ceux de là-bas, dans des espaces-
temps différents. La schizophrénie nous guette, j'en suis bien
persuadée ! Et puis, qu'est-ce que ces petits messages -
parfois déformés par les caprices de nos smartphones et ponctués
de smileys ricanant ou de GIFs caricaturaux - disent de la complexité
de nos sentiments ? Pas grand-chose, je le crains !
Philippe
Annocque, dans Seule la nuit tombe dans ses bras
s'empare, lui, d'un autre aspect du même sujet : peut-on
s'aimer sans se voir, sans se toucher, sans jamais se rencontrer ?
Peut-on s'aimer de mots que l'on poste ici ou là, de tchats, de
mails ou d'échanges téléphoniques furtifs ? Est-ce encore de
l'amour ou est-ce autre chose ?
Herbert
et Coline se sont rencontrés sur la toile. Ils sont tous deux
mariés, ont un ou des enfants, habitent à plus de 750 km l'un de
l'autre et ne se sont jamais rencontrés, physiquement je veux dire.
Herbert est professeur des écoles et écrivain (ce qui ne lui sera
pas inutile, je vous laisse découvrir pourquoi...), Coline enseigne
l'espagnol. Leurs dates de vacances ne sont pas les mêmes : ils
n'appartiennent pas à la même zone. Ce qui signifie que lorsque que
l'un doit se consacrer à sa famille, l'autre attend et trouve le
temps long car les messages sont plus rares et plus courts,
forcément. Peut-on parler de « double vie » ?
Oui, certainement, car très vite, on a l'impression que leurs
échanges les accaparent complètement, esprit et corps.
Corps ?
Oui car ils font l'amour, sans le faire, je veux dire avec des mots
et des images. Bel usage du performatif… quand dire, c'est faire.
Évidemment, cela donne des choses un peu comiques… quand il faut
par exemple continuer à taper sur les touches (et relativement vite
aussi pour qu'il n'y ait pas un décalage temporel trop important...)
et se caresser en même temps ! Ou bien appuyer un peu
longuement sur la touche H pour mimer l'orgasme… Pas très glamour
tout ça ! Ou bien encore envoyer des images pas trop nulles de
son propre corps dans des contre-plongées vaguement risquées (on
n'a pas tous des talents de photographe et le résultat peut être un
brin décevant!) Amour et technique ne riment pas ensemble et ni l'un
ni l'autre ne sont simples, alors les deux réunis…
Peut-on
vraiment parler d'amour ? Ou bien, sont-ce des échanges bien
dérisoires émis par deux pauvres adulescents un brin (voire
franchement) ridicules ?
Ce
qu'ils vivent fait-il encore partie du réel ou bien est-ce que cela
appartient au virtuel, au vide, au rien ? Est-ce que les liens
que nous bâtissons avec des gens que nous n'avons jamais rencontrés
et que nous ne rencontrerons peut-être jamais sont de vrais liens?
Est-ce qu'ils existent vraiment ?
Par
ailleurs, s'ils sont de l'ordre du vide et du vent, est-ce immoral de
tromper son conjoint par des mots, seulement des mots ? Cela
relève-t-il même du champ de la morale puisque les corps ne se
touchent pas et qu'il ne restera, au fond, aucune trace tangible de
tout cela ?
Et
si cette relation prend fin, est-ce que tout se passe comme si rien
n'avait jamais existé ? Ce qui a eu lieu n'est-il qu'illusion,
rêve, souffle de vent ?
Au
fond, ne devenons-nous pas des êtres de mots, autrement dit de
fiction, de littérature dès lors que nous n'existons que par des
phrases ?
Voilà
un
petit aperçu des
questions que soulève Seule
la nuit tombe dans ses bras,
une belle histoire d'amour, allais-je écrire, oui, car
c'est
comme
ça
que
je l'ai
lue pour
finir,
une belle histoire d'amour, peut-être même
- et
contrairement aux apparences -
plus dense, plus forte, plus sincère que bien d'autres, que
celles qui se
passent
dans la vraie vie, the
real life, celle
où les corps se rencontrent - pour de vrai.
Parce
que, dites-moi, si
les corps ne se rencontrent pas, cela signifierait-il
que rien n'existe ? Étrange conception,
non ?
Un
livre aux questionnements insondables…
Une
belle réussite !
Malgré la fin positive de ta note, les "choses un peu comiques" me semblent quelque peu ridicules ... A moins qu'elles ne soient évoquées au quatorzième degré
RépondreSupprimerRidicules mais néanmoins humaines...
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