Éditions de l'Antilope
traduit de l'hébreu par Gilles Rozier
★★★★★★ (superbe!)
Si Comme deux soeurs, le premier roman de Rachel Shalita
sorti en 2016 et qui a obtenu le prix Wizo, m'avait enchantée, je
trouve qu'avec L'ours qui cache la forêt, l'auteur
atteint une puissance romanesque exceptionnelle : ce dernier
récit remarquablement construit et magnifiquement écrit est une
œuvre profonde, riche, fascinante. Franchement, j'ai rarement
rencontré dans la littérature des personnages dont la complexité
psychologique est aussi bien rendue.
Oui,
L'ours qui cache la forêt est un très grand texte, de
ceux qu'on n'oublie pas. Le titre original est « Ours et
forêt » : il renvoie à une expression hébraïque
assez courante qui signifierait « ni ours ni forêt »,
c'est à dire « quelque chose qui n'a pas existé.»
Le
roman est construit autour de six chapitres consacrés chacun à un
personnage de femme : Nancy, Daffy, Ruth, Mili, Haya et Zoey,
toutes plus ou moins liées les unes aux autres, sans qu'elles le
sachent forcément d'ailleurs.
Tout
commence par une rencontre : Zoey se présente chez Nancy afin
de louer une chambre pour écrire. Déjà, quand on dit ça,
finalement, on ne dit rien car la réalité est toujours plus
complexe, plus nuancée : non, Zoey n'est pas écrivain. Alors
pourquoi loue-t-elle cette pièce ? Cherche-t-elle un refuge,
une chambre à elle et quel est, au fond, le but de sa quête ? Et cette chambre dans la maison de Nancy, pourquoi
est-elle vide ? Qui y logeait avant la venue de Zoey ? Que
s'est-il passé pour que Nancy soit si mal à l'aise lorsqu'une
personne se présente pour la louer ? Elle ne semble pas
vraiment prête...
Dans
ce roman, tout se découvre petit à petit, se laisse saisir
doucement… C'est pour cela que finalement, j'ose à peine dévoiler
les faits, parler des personnages dont on apprend progressivement à
connaître les peurs, les angoisses, les doutes.
Il y
a donc Nancy, divorcée, qui vit seule dorénavant avec sa fille
Daffy dont le père Guidi est reparti vivre en Israël à Tel Aviv.
Il a fondé une nouvelle famille et sa fille passe un mois de
vacances chez lui. Nancy est psychologue et s'emploie à aider les
autres mais on a le sentiment qu'elle a bien du mal à gérer ses
propres angoisses, notamment vis-à-vis de sa fille Daffy.
Il y
a aussi Ruth (magnifique personnage!) qui vient de perdre son mari,
Ehud. Elle est désorientée au sens propre et figuré : après
les funérailles, elle prend sa voiture et roule sans savoir où elle
va, sans suivre les indications données par sa fille.
« Une
bouffée de chaleur envahit sa poitrine, et avec elle, un silence qui
signifie « Tu t'es trompée. » C'est clair. « Voilà,
à présent, plus personne ne sait où tu te trouves. » Le
bien-être qu'elle ressent se répand dans ses muscles. Comme une
petite fille dissimulée à la vue des adultes derrière un arbre. »
« Trois
chemins, se dit-elle, comme dans un conte. Un seul mène à la maison
où l'attendent sa fille et les invités, un buffet garni et des
condoléances. Le deuxième mène à l'aéroport, où elle pourra
prendre un avion pour partir loin d'ici, vers une terre qui lui
manque depuis tant d'années. Le troisième chemin continue tout
droit, il la mènera dans la forêt profonde, vers un lieu qu'elle ne
connaît pas, où elle n'est jamais allée. Il y a aussi le chemin
qui retourne d'où elle vient. »
Quel
sens a sa vie maintenant ? Que doit-elle faire, rester à Boston
ou bien retourner en Israël, là où elle est née ?
Ces
personnages arrivent à un croisement de leur vie qui les oblige à
faire des choix. Mais que désirent-ils au fond ? Est-ce si
simple de savoir ce que l'on veut, ce qui nous rendrait heureux ?
Sont-ils à la recherche d'un rêve, d'une illusion, d'un idéal qui
n'existe pas davantage que ces ours qui ne hantent plus depuis fort
longtemps les forêts, ou même que ces forêts qui au fond
n'existent pas vraiment en Israël ? Comment être sûr de
prendre la bonne voie, de ne pas faire d'erreur ? Alors qu'ils
vivent une période de grande fragilité, de peurs, ils sont parfois
tentés de s'égarer plus ou moins volontairement, de s'en remettre
un peu au hasard pour voir où il les conduira.
Ces
personnages tourmentés ont tous subi des traumatismes : celui
d'une diaspora, d'un exil qui les a jetés sur des chemins qui ne
sont pas les leurs, où leurs aïeux ne sont jamais passés, des
chemins qui ne sont pas ceux de leur enfance. Souvent, ils sont
déchirés entre cette terre d'Israël où ils sont nés et qu'ils
ont quittée il y a fort longtemps et celle d'Amérique où ils
vivent et où ils ne se sentent pas toujours bien intégrés. Ils
s'interrogent : sont-ils bien là où ils doivent être,
pourraient-ils habiter ailleurs, doivent-ils rester, partir ?
Tout se passe comme s'ils étaient confrontés à un choix
impossible : le retour, pour de nombreuses raisons, n'est pas
envisageable, mais en même temps, ils ne peuvent s'empêcher d'être
nostalgiques de cette terre qui est la leur.
«- Il
n'y a pas de rivière en Eretz-Israel, c'est la chose que j'ai
découverte à mon arrivée, dit
la vieille Haya originaire de
Lituanie, pas de rivière, pas de buissons comme ceux que
nous avions là-bas, pas de forêt. Comment ai-je pu passer une vie
entière sans forêt ni rivière ?
-…
En Israël, vous avez les monts de Jérusalem et le Carmel, ce ne
sont pas des forêts ? Ça
fait des années que j'envoie de l'argent pour elles, lui
répond son frère.
-
Mais ce n'est rien, crois-moi, des arbres tout secs, de la poussière,
des ronces, de la rocaille... »
À
Boston, on a l'impression que la forêt dense et généreuse est un
lieu de refuge, de souvenirs où le retour sur soi est possible, loin
du regard des autres. La forêt protège, cache, abrite ces femmes un
peu perdues. Les personnages contemplent les arbres, y puisent des
forces. Les pages évoquant le rapport des personnages à la forêt
touchent au sublime et vraiment, je pèse mes mots.
Les
descriptions de la nature sont vraiment magnifiques et cette forêt
devient quasiment un personnage de l'histoire vers lequel les femmes
sont attirées comme si elles avaient besoin de s'y réfugier pour
s'y ressourcer.
Je
pourrais vous parler aussi de Mili, une femme qui n'a pas su
surveiller correctement son petit Tom, une femme qui refuse de placer
son petit garçon pas comme les autres dans une institution. Elle
communique très difficilement avec son mari, un universitaire
spécialiste de la littérature hébraïque moderne…
Tous
ces personnages sont peints si finement, si justement qu'on les sent
respirer et vivre près de nous, qu'ils deviennent des proches, des
compagnons de route, des membres de notre famille. Encore une fois,
et j'ai bien conscience de me répéter, ce livre est superbe et
j'aimerais être une fée pour vous convaincre d'un coup de plume
magique de vous y plonger. Et à mon avis, il est d'une telle
richesse (on pourrait proposer pour certaines scènes un bon nombre
d'interprétations) qu'il mérite plusieurs lectures. Car plus l'on
avance, plus les liens entre les personnages apparaissent, et l'on
comprend que toutes ces femmes sont étroitement liées et qu'elles
ne sont peut-être qu'une au fond.
C'est
un très grand coup de coeur, vous l'aurez compris !
J'ai aussi beaucoup aimé ce livre et la puissance des symboles.
RépondreSupprimerOui, il y a tellement de choses dans ce texte qui se prêtent à l'analyse! Quelle richesse!
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