Éditions Seuil
★★★★★
Je
ne sais pas pourquoi, mais imaginer Chantal Thomas en
baroudeuse-sac-à-dos faisant du stop le long des routes brûlantes
de la banlieue de Lima, arrivant à New York, un bonnet péruvien sur
la tête et un sac de marin sur l'épaule, sans un sou en poche et ne
sachant pas trop où dormir…eh bien là, franchement, je suis
tombée des nues…
Je
voyais cette dix-huitièmiste accomplie, spécialiste de Sade,
Casanova et Marie-Antoinette, fréquenter quelque boudoir douillet de
Versailles plutôt que les bars lesbiens de Manhattan.
Comme
quoi, on se trompe beaucoup sur les gens, on les fige dans une image
qui ne correspond qu'à une infime partie de ce qu'ils sont et l'on
oublie que la vie fait de nous des êtres de contrastes et de
contraires.
En
revanche, ce que j'ai parfaitement retrouvé, c'est cette sublime
écriture, ces phrases qui se déroulent, se déploient gracieusement
dans une harmonie si parfaite et si rare.
Nous
sommes donc en juin 2017, Chantal Thomas fait sa valise pour New
York. C'est une ville qu'elle connaît bien puisqu'elle y a séjourné
à plusieurs reprises : d'abord un bref passage de 24 heures
dans les années post-bac, avec Sandra, la copine du lycée, à
l'occasion d'un voyage au Pérou. C'est le choc, l'expérience du
démesuré et du formidable dans tous les domaines, l'affolement des
sens, l'ivresse de s'y trouver, enfin : « je
m'abandonnais à la fascination ». Aucune autre ville ne
souffre la comparaison. Il y a New York et les autres, loin derrière.
La
seconde expérience a lieu en juin 1976 : Chantal Thomas vient
de soutenir sa thèse sur Sade sous la direction de Roland Barthes.
Elle part avec une vague adresse en poche et se présente chez une
certaine Jodie qui n'a pas l'intention de garder la voyageuse bien
longtemps.
Au
fond de la valise, un autre bout de papier, une autre adresse, au
sud-est de la ville : celle de Cynthia. L'accueil est
chaleureux. Le « railroad apartment » envahi par
les plantes et, la nuit, par les cafards finit de séduire la
voyageuse. Et en plus, le quartier se révèle extraordinaire :
l'East Village, peuplé d'artistes, de gens exilés et sans le sou
est composé de petits immeubles, de jardins communautaires et de
friches. Le quartier est dangereux et séduisant. Chantal Thomas se
laisse happer, transportée par cette ville pleine de vitalité,
berceau de la fameuse Beat Generation et des Kerouac, Ginsberg,
Orlovsky... : folie des week-ends, des boîtes de nuit, des
« parties », des brunches gargantuesques, des
déambulations nocturnes et des rencontres insensées… C'est non
seulement un lieu (et quel lieu!) que découvre Chantal Thomas mais
une époque, celle où l'on croise Andy Warhol dans une boîte de
nuit, où l'on passe une soirée folle au Chelsea Hotel, lieu
mythique où vécurent Arthur Miller, Thomas Wolfe, William
Burroughs, Patti Smith etc, où l'on rencontre à tous les coins de
rue des gens assis par terre sur un carton et qui se disent poètes…
Oui,
New York est le lieu de tous les possibles et notamment celui de
devenir écrivain… En France au contraire, « il en fallait
beaucoup et, surtout, il en fallait longtemps pour se déclarer
écrivain. » Là- bas, armé d'une machine à écrire,
n'importe qui s'autorise à frapper les touches et on verra après…
C'est là que Chantal Thomas a senti qu'elle pouvait se lancer elle
aussi, s'autoriser cet acte quasi sacré en France...
Une
autre rencontre avec New York a lieu en juillet 2017 : pour
explorer ce quartier qu'elle aime tant, Chantal Thomas choisit pour
guide une inconnue qu'elle suit dans la rue : une femme
japonaise tout de blanc vêtue (couleur de la mort au Japon).
Dorénavant, les magasins rose bonbon de cupcakes et de cookies ont
remplacé les bars underground : place au jus de carotte et à
la guimauve. La gentrification galopante a tué un quartier dont les
prix ont explosé. Les anciens habitants sont expulsés, les
immeubles détruits et reconstruits : c'est le règne du billet
vert. « La disparition des poètes dans un monde régi par
le seul marché de l'immobilier est une perte du côté de
l'irrémédiable, la perte de son âme. » « Il
y a quelque chose de pourri dans l'empire de » la Grande
Pomme, il ne reste désormais que des fantômes et des traces presque
disparues d'une époque à jamais perdue… (D'ailleurs, les
reproductions des photos de graffitis saisis dans les rues de l'East
Village et qui accompagnent la lecture du texte traduisent la volonté
de témoigner d'une époque et entrent donc en résonance avec le
projet même de l'auteure.)
C'est
donc une belle balade que nous propose Chantal Thomas, une découverte de
lieux qui ont changé et d'une époque, bien révolue elle aussi.
Mais ce que présente East Village
Blues, c'est peut-être aussi et surtout la façon dont elle
est née à l'écriture, ce qui lui a permis d'accéder à cette
liberté et de s'affranchir du regard du père (Barthes) ou des pairs
(l'Université française). Seule New York détenait ce pouvoir,
offrait cette folie, permettait cette audace.
Un
texte superbe qui dit toute la nostalgie pour un passé qui n'est
plus, pour un monde de liberté propice à la création littéraire
et au bonheur intense de vivre.
pour moi aussi cette écrivaine est liée au roman historique réussi , je suis ravie qu'elle ne soit pas que cela!
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