jeudi 29 août 2019

Borgo Vecchio de Giosuè Calaciura


Éditions Noir sur Blanc
★★★★☆ (j'ai beaucoup aimé)

Sept chapitres écrits dans une très belle prose poétique et lyrique nous plongent au coeur du Borgo Vecchio, quartier populaire de Palerme, où nous rencontrons une poignée de personnages hauts en couleur : Giovanni, charcutier prêt à tout pour économiser quelques grammes de mortadelle, son fils, Mimmo, le gamin des rues qui traîne avec le pauvre Cristofaro, le gosse qui reçoit tous les soirs sa dérouillée et dont les cris de douleur résonnent dans tout le faubourg...
Il y a aussi Carmela, la prostituée au corps de lumière et de feu qui a disposé le manteau d'une vierge au-dessus de son lit et a repeint le plafond en bleu pour que ses clients s'imaginent au paradis. Elle a une fille, la Carmela, une belle Celeste qui attend patiemment sur son balcon que sa mère ait cessé de rendre les hommes un peu heureux, la belle Celeste dont Mimmo est fou d'amour…
Complétons le tableau avec Totò, le pickpocket, qui range son couteau dans ses chaussettes pour éviter de couper trop souvent la gorge des belles dames du centre ville... Même que le Mimmo aimerait bien s'en servir, de ce couteau, pour l'enfoncer entre les deux côtes du père de son copain Cristofaro.
Et Nanà, le cheval à qui l'on parle, à qui l'on explique au creux d'une oreille de velours ce qu'est l'amour, à qui l'on confie tout le poids des lourds secrets et qui, dans le silence de sa douce nature animale, bat des cils pour dire qu'il a compris et qu'il ne répétera jamais les tendres mots qu'il a recueillis au fond de son coeur.
Et tout ce petit monde pleure et rit, embrasse et tue, vole et donne, se donne aux autres, à la vie, au soleil qui fait taire tout le monde aux heures lourdes de l'après-midi.
Et cette vie est palpable dans l'écriture de Giosuè Callagiura et c'est là que se trouve toute la magie de ce texte, dans le coeur qui bat, la veine qui palpite, le corps qui frémit et l'esprit qui tremble. Cette VIE, elle est là, dans l'odeur du pain chaud qui se répand doucement, délestant les épaules de l'ivrogne de tout le poids d'un monde qu'il peinait à porter, ralentissant le pas des belles dames et de leur ombre sur les murs ocres du quartier.
Et puis il y a Dieu, ici, là, partout, nulle part, dans les coeurs et dans l'air, dans le sang et les larmes, dans la vie et la mort, ici, là, partout, nulle part.
Chaque page est un autre jour dont il faudra atteindre la nuit, vivant si possible, heureux ce serait mieux, mais à Borgo Vecchio on n'en demande pas tant.

Intense, beau et frémissant d'humanité…  

vendredi 16 août 2019

Neptune Avenue de Bernard Comment


Éditions Grasset
★★★★☆ (j'ai beaucoup aimé)

Étrange période que celle des vacances où on lit sans écrire et où l'on écrit sans lire, où les paysages que l'on traverse et les gens que l'on rencontre viennent brouiller les lignes qui se mélangent, se confondent et se perdent au fil des jours.
J'ai presque oublié un bon nombre de livres lus cet été : tant pis pour eux. Les journées bien pleines m'ont finalement aidée à y voir clair et à faire le tri…
Il y a tout de même deux livres dont je voudrais vous parler : Neptune Avenue de Bernard Comment et Poésies d'Émile Nelligan. J'ai lu le premier courant juillet et je sens que je le porte encore en moi. Quant au second, c'est un coup de foudre absolu pour les textes d'une très grande beauté d'un auteur québécois (je suis d'ailleurs très étonnée de constater qu'il ne soit pas plus connu… mais c'est comme ça!)
Commençons par Neptune Avenue : un homme à la retraite vit au vingt-et-unième étage d'un immeuble de Brooklyn sur Neptune Avenue. Visiblement assez seul, sans amis, sans famille, il écoute ses voisins se plaindre de la chaleur excessive : 41 degrés sont annoncés pour l'après-midi même. Le narrateur, fatigué et handicapé par la maladie, ne peut sortir. Plus d'électricité. Une panne géante paralyse toute la ville, peut-être même le pays. Les ascenseurs sont tombés en panne. Que s'est-il passé ? Une guerre, une fin du monde ? Les épiceries sont prises d'assaut, l'eau va bientôt manquer, plus d'internet, plus de contact avec l'extérieur. Seule une jeune fille, Bijou, vient s'occuper de lui. Qui est-elle ? Que cherche-t-elle ?
Dans la touffeur de cet été sans air climatisé, l'homme va bientôt se tourner vers son passé qui lui revient par bribes : sa jeunesse en Suisse, sa famille, ses amis, une vie consacrée à l'argent, au désir d'en amasser toujours plus, d'acheter encore et encore pour combler un vide, impossible à remplir autrement que par du vide… Mais aussi un amour fou pour une femme, une rencontre au fond si fugace qu'elle a à peine eu lieu… Et la tristesse infinie qui découle de tout cela…
De ce texte émergent à la fois une grande mélancolie et une grande nostalgie qui m'ont beaucoup touchée. Le narrateur repense à ce qu'il a vécu, ces années soixante-dix/quatre-vingt, une époque heureuse, des moments inoubliables au bord de la mer puis de mauvais choix. En existait-il d'autres ? Peut-être, sûrement même. Ou peut-être pas.
Ce roman ouvre aussi une réflexion sur le monde d'hier et d'aujourd'hui, nos modes de vie, nos choix politiques, économiques, écologiques. Et toute l'inquiétude que l'on peut ressentir devant les grands de ce monde qui semblent parfois diriger sur des coups de tête, comme des gamins immatures, gâtés, capricieux et un peu fous.
« On croyait être débarrassés de la débâcle du vingtième siècle, et ça revient, partout, de la même manière, avec le même culot, la même effronterie, la même brutalité. Et ça finira probablement tout aussi mal. »
« Je devine au loin, à travers le voile de brume, la découpe de la skyline de Manhattan, celle de Downtown, sur la gauche, portée vers le ciel par la tour One, la plus haute de toutes, et à droite celle de Midtown et Uptown… J'adore regarder cet horizon et réfléchir à la ville, à sa folie des grandeurs, à sa rage ascensionnelle, à toute cette condensation de gens, d'argent, de pouvoir. Bijou a raison, il y a trop de tout dans notre monde, on aurait pu faire avec beaucoup moins depuis deux siècles. C'est l'électricité qui a donné l'énergie nouvelle de consommation éperdue, et d'un coup le monde s'écroule, plus de jus, plus de courant, le silence et l'obscurité. Je devine les arbres, çà et là, tous ces squares et parcs qui irriguent Brooklyn dans son étendue infinie, eux n'ont besoin de rien d'autre que l'alternance de la pluie et du soleil pour traverser les siècles. Ils nous survivront. »
On suit le cours des pensées du narrateur qui revient sur sa vie, celle qu'il a vécue, celle qu'il aurait voulu vivre.
Sensible, touchant, troublant parfois et d'une très grande humanité, Neptune Avenue laisse entendre la voix mélancolique d'un homme qui regarde sa vie tout en observant Bijou, une jeune femme, elle, tournée vers l'avenir, vers un monde où l'on sait que l'argent et les biens ne sont plus tout à fait les clefs du bonheur… Le narrateur aimerait en faire son héritière en lui transmettant ce qu'il possède mais Bijou refuse cet argent, elle a d'autres valeurs, d'autres aspirations. Les mouvements incessants de la jeune femme s'opposent à l'immobilité de l'homme, coincé dans un passé qu'il n'a pas su (pu?) vivre et un présent dont il ne peut rien faire.
Un livre sur le temps, la transmission (possible ou impossible), la maternité et la mort. Un très beau texte.

                         
Je voulais aussi vous dire quelques mots sur les poèmes d'Émile Nelligan. L'auteur, né à Montréal en 1879, a souffert toute sa vie de troubles schizophréniques. Il a donc très tôt été interné. Lors de mon voyage au Canada, j'ai eu l'occasion d'entendre, par hasard, un de ses poèmes. Je vous le livre ici.

Un soir d'hiver

Ah ! comme la neige a neigé !
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! comme la neige a neigé !
Qu'est-ce que le spasme de vivre 
À la douleur que j'ai, que j'ai !

Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire : où vis-je ? où vais-je ?
Tous ces espoirs gisent gelés :
Je suis la nouvelle Norvège
D'où les blonds ciels s'en sont allés.

Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.

Ah ! Comme la neige a neigé !
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! Comme la neige a neigé !
Qu'est-ce que le spasme de vivre 
À tout l'ennui que j'ai, que j'ai !...


On retrouve dans tout le recueil cette même beauté aux notes verlainiennes et baudelairiennes. Allez y jeter un petit coup d'oeil et dites-moi ce que vous en pensez !