Éditions Grasset
★★★★☆ (j'ai beaucoup aimé)
Étrange
période que celle des vacances où on lit sans écrire et où l'on
écrit sans lire, où les paysages que l'on traverse et les gens que
l'on rencontre viennent brouiller les lignes qui se mélangent, se
confondent et se perdent au fil des jours.
J'ai
presque oublié un bon nombre de livres lus cet été : tant pis
pour eux. Les journées bien pleines m'ont finalement aidée à y
voir clair et à faire le tri…
Il y
a tout de même deux livres dont je voudrais vous parler :
Neptune Avenue de Bernard Comment et Poésies
d'Émile Nelligan. J'ai lu le premier courant juillet et je sens que
je le porte encore en moi. Quant au second, c'est un coup de foudre
absolu pour les textes d'une très grande beauté d'un auteur
québécois (je suis d'ailleurs très étonnée de constater qu'il ne
soit pas plus connu… mais c'est comme ça!)
Commençons
par Neptune Avenue : un homme à la retraite vit
au vingt-et-unième étage d'un immeuble de Brooklyn sur Neptune
Avenue. Visiblement assez seul, sans amis, sans famille, il écoute
ses voisins se plaindre de la chaleur excessive : 41 degrés
sont annoncés pour l'après-midi même. Le narrateur, fatigué et
handicapé par la maladie, ne peut sortir. Plus d'électricité. Une
panne géante paralyse toute la ville, peut-être même le pays. Les
ascenseurs sont tombés en panne. Que s'est-il passé ? Une
guerre, une fin du monde ? Les épiceries sont prises d'assaut,
l'eau va bientôt manquer, plus d'internet, plus de contact avec
l'extérieur. Seule une jeune fille, Bijou, vient s'occuper de lui.
Qui est-elle ? Que cherche-t-elle ?
Dans
la touffeur de cet été sans air climatisé, l'homme va bientôt se
tourner vers son passé qui lui revient par bribes : sa jeunesse
en Suisse, sa famille, ses amis, une vie consacrée à l'argent, au
désir d'en amasser toujours plus, d'acheter encore et encore pour
combler un vide, impossible à remplir autrement que par du vide…
Mais aussi un amour fou pour une femme, une rencontre au fond si
fugace qu'elle a à peine eu lieu… Et la tristesse infinie qui
découle de tout cela…
De
ce texte émergent à la fois une grande mélancolie et une grande
nostalgie qui m'ont beaucoup touchée. Le narrateur repense à ce
qu'il a vécu, ces années soixante-dix/quatre-vingt, une époque
heureuse, des moments inoubliables au bord de la mer puis de mauvais
choix. En existait-il d'autres ? Peut-être, sûrement même. Ou
peut-être pas.
Ce
roman ouvre aussi une réflexion sur le monde d'hier et
d'aujourd'hui, nos modes de vie, nos choix politiques, économiques,
écologiques. Et toute l'inquiétude que l'on peut ressentir devant
les grands de ce monde qui semblent parfois diriger sur des coups de
tête, comme des gamins immatures, gâtés, capricieux et un peu
fous.
« On
croyait être débarrassés de la débâcle du vingtième siècle, et
ça revient, partout, de la même manière, avec le même culot, la
même effronterie, la même brutalité. Et ça finira probablement
tout aussi mal. »
« Je
devine au loin, à travers le voile de brume, la découpe de la
skyline de Manhattan, celle de Downtown, sur la gauche, portée vers
le ciel par la tour One, la plus haute de toutes, et à droite celle
de Midtown et Uptown… J'adore regarder cet horizon et réfléchir à
la ville, à sa folie des grandeurs, à sa rage ascensionnelle, à
toute cette condensation de gens, d'argent, de pouvoir. Bijou a
raison, il y a trop de tout dans notre monde, on aurait pu faire avec
beaucoup moins depuis deux siècles. C'est l'électricité qui a
donné l'énergie nouvelle de consommation éperdue, et d'un coup le
monde s'écroule, plus de jus, plus de courant, le silence et
l'obscurité. Je devine les arbres, çà et là, tous ces squares et
parcs qui irriguent Brooklyn dans son étendue infinie, eux n'ont
besoin de rien d'autre que l'alternance de la pluie et du soleil pour
traverser les siècles. Ils nous survivront. »
On
suit le cours des pensées du narrateur qui revient sur sa vie, celle
qu'il a vécue, celle qu'il aurait voulu vivre.
Sensible,
touchant, troublant parfois et d'une très grande humanité, Neptune
Avenue laisse entendre la voix mélancolique d'un homme qui
regarde sa vie tout en observant Bijou, une jeune femme, elle,
tournée vers l'avenir, vers un monde où l'on sait que l'argent et
les biens ne sont plus tout à fait les clefs du bonheur… Le
narrateur aimerait en faire son héritière en lui transmettant ce
qu'il possède mais Bijou refuse cet argent, elle a d'autres valeurs,
d'autres aspirations. Les mouvements incessants de la jeune femme
s'opposent à l'immobilité de l'homme, coincé dans un passé qu'il
n'a pas su (pu?) vivre et un présent dont il ne peut rien faire.
Un
livre sur le temps, la transmission (possible ou impossible), la
maternité et la mort. Un très beau texte.
Je
voulais aussi vous dire quelques mots sur les poèmes d'Émile
Nelligan. L'auteur, né à Montréal en 1879, a souffert toute sa vie
de troubles schizophréniques. Il a donc très tôt été interné.
Lors de mon voyage au Canada, j'ai eu l'occasion d'entendre, par
hasard, un de ses poèmes. Je vous le livre ici.
Un
soir d'hiver
Ah !
comme la neige a neigé !
Ma
vitre est un jardin de givre.
Ah !
comme la neige a neigé !
Qu'est-ce
que le spasme de vivre
À
la douleur que j'ai, que j'ai !
Tous
les étangs gisent gelés,
Mon
âme est noire : où vis-je ? où vais-je ?
Tous
ces espoirs gisent gelés :
Je
suis la nouvelle Norvège
D'où
les blonds ciels s'en sont allés.
Pleurez,
oiseaux de février,
Au
sinistre frisson des choses,
Pleurez
oiseaux de février,
Pleurez
mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux
branches du genévrier.
Ah !
Comme la neige a neigé !
Ma
vitre est un jardin de givre.
Ah !
Comme la neige a neigé !
Qu'est-ce
que le spasme de vivre
À
tout l'ennui que j'ai, que j'ai !...
On
retrouve dans tout le recueil cette même beauté aux notes
verlainiennes et baudelairiennes. Allez y jeter un petit coup d'oeil
et dites-moi ce que vous en pensez !