Éditions Grasset
★★★★★ (coup de coeur absolu!)
2015 :
je découvre par je ne sais quel hasard (mais les hasards
existent-ils vraiment?) le livre de Claudie Hunzinger : La
Survivance. Coup de foudre ABSOLU. Je profite de quelques
vacances pour trimbaler toute ma petite famille en Alsace et tenter
de retrouver la fameuse « Survivance », une vieille
métairie perchée dans la montagne. Livre ouvert dans une main et
bâton de marche dans l'autre, j'ouvre la route tandis que mes quatre
gamins s'égaillent joyeusement dans le massif du Brézouard, à six
heures à cheval, comme le dit l'auteure, du couvent d'Issenheim, au
bord de la plaine du Rhin.
J'ai
pris des notes, consulte régulièrement mon bout de papier, nous
perds, nous reperds et à chaque virage, je crois voir au loin la
vieille maison en ruine que mes deux Robinson-libraires, personnages
du roman La Survivance, ont décidé d'acheter après
avoir vendu à contre-coeur leur librairie-maison de la vallée. Ils
sont partis avec leur âne, leur chienne, leurs bouquins de Kafka,
Walser, Bolano et Sebald, oui, ils sont partis au bout du monde, loin
de la société de consommation et des Black Fridays en veux-tu en
voilà. Loin. Près des cerfs, des hérissons, des chenilles
dévoreuses et des buses aux serres jaune d'or. L'eau pénètre
parfois dans la maison. La température peine à grimper. Ils ont
froid. Mais tant pis.
Ils
sont heureux. Ils lisent le De natura rerum de Lucrèce
et c'est bien là l'essentiel.
Mes
enfants finissent par oublier le but de notre grande balade. Ils ont
soif et faim et froid. Des gosses, quoi. Quant à moi, je sens que je
ne suis pas loin de cette vieille métairie du 18e siècle,
qu'elle est là à la lisière de cette forêt, cachée derrière ces
arbres que je vois au loin. Elle est là, j'en suis certaine...
Quel
immense plaisir j'ai eu à retrouver « La Survivance »
(appelée « Bambois » dans un précédent livre, puis
« Hautes-Huttes » dans Les grands cerfs…)
Il faut dire que les mots et les phrases de Claudie Hunzinger, je les
goûte comme parmi les plus beaux écrits actuels : ils disent
la nature, les plantes, les animaux, l'air, les arbres, la neige
comme on ne sait plus les nommer.
Ils
nous montrent ce que l'on ne sait plus voir. Et moi-même, ancienne
citadine mutée depuis fort longtemps dans le fin fond du bocage
normand et vivant maintenant à l'orée d'une immense forêt, ces
mots m'apprennent à voir la beauté qui m'entoure, ce que j'ai
refusé de faire pendant longtemps, perdue que j'étais d'avoir été
parachutée au bout du monde… Maintenant, je SAIS que je vis au
coeur de cette beauté mais il m'a fallu les mots de Claudie pour
VOIR le monde où je vis et l'aimer…
Revenons
à ce merveilleux livre Les grands cerfs. Il m'est
arrivé, il y a quelques années de cela, tandis que je me promenais
en forêt avec Onyx, mon chien, de me retrouver nez à nez avec un
cerf, certainement poursuivi par des chasseurs. Il était resté
immobile à quelques mètres de moi. Nous nous étions regardés,
puis il avait repris son chemin. Mon pauvre chien vieillissant
n'avait fort heureusement rien vu du spectacle. J'en ai gardé un
souvenir puissant comme si j'avais assisté à une apparition.
Depuis, j'aime retrouver dans les textes littéraires l'image du
cerf. Cela me fascine. Du Saint Julien l'Hospitalier de
Flaubert à Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel,
l'animal s'est emparé de
mon imaginaire.
Dans
son dernier roman (oui, je sais, j'ai encore fait un petit détour)
la narratrice, Pamina, qui vit dans la montagne avec son compagnon
Nils, s'est liée d'amitié avec un certain Léo, photographe
animalier. Celui-ci passe tout son temps, jumelles au cou, à guetter
des cerfs dans une cabane d'affût.
« À
l'approche, on se glisse dans les forêts, on avance, on dérange, on
surprend, on fait fuir. À l'affût, on attend. »
Initiée,
guidée par cet homme, et affrontant des températures peu clémentes,
elle va découvrir tout un monde qui lui était jusque là étranger :
celui des cerfs, des clans, des traces, des excréments qui disent
tant de choses, des odeurs, de la repousse, de la perte des bois, du
brame, du vent qu'il faut avoir pour soi, de leur larmier qui n'a
rien à voir avec des larmes… Un monde nouveau et fascinant s'ouvre
à la narratrice...
Seuls
les mots de Claudie Hunzinger sont capables d'exprimer avec autant de
justesse et de poésie toute la beauté d'une horde de cerfs, de
leurs folles ramures aux 12 ou 18 cors, de leurs terribles rivalités.
Les voir, les observer, les nommer… Comment s'appelle celui qui a
l'oreille gauche coupée net ? Est-ce le Vieil Apollon ? Et
l'autre et son double maître andouiller ? Est-ce Wow, Arador ou
bien Pâris ?
La
narratrice se fond dans la nature, devient la nature, devient le
cerf.
« C'était
ça le but. Le but et le délice. Le délice de ne pas me sentir
assignée à résidence dans le genre humain, mais de m'en affranchir
pour m'élargir, m'augmenter dans une sorte de bond vers la nuit, y
affronter un air si âpre que j'en tremblais. »
« Je
découvrais à quel bord j'appartenais. À celui des
proies. Étrangeté amplifiée par le genre qui m'incarnait, comme si
depuis toujours le féminin et l'animal allaient ensemble,
passionnément, dans le même qui-vive. »
Allez,
je ne résiste pas à l'envie de vous livrer la page 73, si belle, la
voici : « C'était devenu une obsession. Contempler des
cerfs. J'aurais aimé approcher leurs présences, connaître leurs
pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux,
écouter dans leurs oreilles, me glisser dans leur mufle, être leur
salive verdie du suc des herbes, frémir sous leur pelage, bondir
dans leurs muscles, m'enfoncer profondément dans leurs sabots, dans
leur fonds d'expérience, parcourir le temps qui existe et le temps
qui n'existe pas, nager dans les vapeurs qui montent des prairies ou
dans celles qui montent des grottes, cinq cerfs nageant dans la brume
aux parois de Lascaux, porter le poids de leur couronne, connaître
une seconde, une seule, leur souveraineté, la mêler aux branches
des forêts traversées, ne plus savoir si je suis cerf ou forêt en
train de nager, de bondir. D'exister. »
Silence...
Mais
ce dont nous parle l'auteure, c'est aussi des oiseaux qui
disparaissent. Et des insectes. Elle se rend compte qu'elle est
témoin de la fin d'une époque. Un témoin impuissant. Et terrifié.
« En
dix ans. Ça s'est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et
j'en ai pris conscience seulement cet été-là. En dix ans, quelque
chose autour de nous, une invention, une variété de formes, une
extravagance, une jubilation d'être qui s'accompagnait d'infinis
coloris, de moirures, d'étincelles, de brumes, tout ça avait
disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri,
uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se
répandaient comme des virus. Et ce n'était pas un phénomène
cloisonné mais un saccage général. »
Et
puis, il y a les chasseurs et les gardes forestiers de l'ONF... Et ce
Léo, l'initiateur, le guide. Quel est son camp ? Le sait-il
lui-même ?
Un
texte sublime qui dit toute la beauté du monde.
Celle
que l'on peut admirer.
Pour
combien de temps encore ?