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samedi 30 novembre 2019

Les grands cerfs de Claudie Hunzinger


Éditions Grasset
★★★★★ (coup de coeur absolu!)


2015 : je découvre par je ne sais quel hasard (mais les hasards existent-ils vraiment?) le livre de Claudie Hunzinger : La Survivance. Coup de foudre ABSOLU. Je profite de quelques vacances pour trimbaler toute ma petite famille en Alsace et tenter de retrouver la fameuse « Survivance », une vieille métairie perchée dans la montagne. Livre ouvert dans une main et bâton de marche dans l'autre, j'ouvre la route tandis que mes quatre gamins s'égaillent joyeusement dans le massif du Brézouard, à six heures à cheval, comme le dit l'auteure, du couvent d'Issenheim, au bord de la plaine du Rhin.
J'ai pris des notes, consulte régulièrement mon bout de papier, nous perds, nous reperds et à chaque virage, je crois voir au loin la vieille maison en ruine que mes deux Robinson-libraires, personnages du roman La Survivance, ont décidé d'acheter après avoir vendu à contre-coeur leur librairie-maison de la vallée. Ils sont partis avec leur âne, leur chienne, leurs bouquins de Kafka, Walser, Bolano et Sebald, oui, ils sont partis au bout du monde, loin de la société de consommation et des Black Fridays en veux-tu en voilà. Loin. Près des cerfs, des hérissons, des chenilles dévoreuses et des buses aux serres jaune d'or. L'eau pénètre parfois dans la maison. La température peine à grimper. Ils ont froid. Mais tant pis.
Ils sont heureux. Ils lisent le De natura rerum de Lucrèce et c'est bien là l'essentiel.
Mes enfants finissent par oublier le but de notre grande balade. Ils ont soif et faim et froid. Des gosses, quoi. Quant à moi, je sens que je ne suis pas loin de cette vieille métairie du 18e siècle, qu'elle est là à la lisière de cette forêt, cachée derrière ces arbres que je vois au loin. Elle est là, j'en suis certaine...
Quel immense plaisir j'ai eu à retrouver « La Survivance » (appelée « Bambois » dans un précédent livre, puis « Hautes-Huttes » dans Les grands cerfs…) Il faut dire que les mots et les phrases de Claudie Hunzinger, je les goûte comme parmi les plus beaux écrits actuels : ils disent la nature, les plantes, les animaux, l'air, les arbres, la neige comme on ne sait plus les nommer.
Ils nous montrent ce que l'on ne sait plus voir. Et moi-même, ancienne citadine mutée depuis fort longtemps dans le fin fond du bocage normand et vivant maintenant à l'orée d'une immense forêt, ces mots m'apprennent à voir la beauté qui m'entoure, ce que j'ai refusé de faire pendant longtemps, perdue que j'étais d'avoir été parachutée au bout du monde… Maintenant, je SAIS que je vis au coeur de cette beauté mais il m'a fallu les mots de Claudie pour VOIR le monde où je vis et l'aimer…
Revenons à ce merveilleux livre Les grands cerfs. Il m'est arrivé, il y a quelques années de cela, tandis que je me promenais en forêt avec Onyx, mon chien, de me retrouver nez à nez avec un cerf, certainement poursuivi par des chasseurs. Il était resté immobile à quelques mètres de moi. Nous nous étions regardés, puis il avait repris son chemin. Mon pauvre chien vieillissant n'avait fort heureusement rien vu du spectacle. J'en ai gardé un souvenir puissant comme si j'avais assisté à une apparition. Depuis, j'aime retrouver dans les textes littéraires l'image du cerf. Cela me fascine. Du Saint Julien l'Hospitalier de Flaubert à Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel, l'animal s'est emparé de mon imaginaire.
Dans son dernier roman (oui, je sais, j'ai encore fait un petit détour) la narratrice, Pamina, qui vit dans la montagne avec son compagnon Nils, s'est liée d'amitié avec un certain Léo, photographe animalier. Celui-ci passe tout son temps, jumelles au cou, à guetter des cerfs dans une cabane d'affût.
« À l'approche, on se glisse dans les forêts, on avance, on dérange, on surprend, on fait fuir. À l'affût, on attend. »
Initiée, guidée par cet homme, et affrontant des températures peu clémentes, elle va découvrir tout un monde qui lui était jusque là étranger : celui des cerfs, des clans, des traces, des excréments qui disent tant de choses, des odeurs, de la repousse, de la perte des bois, du brame, du vent qu'il faut avoir pour soi, de leur larmier qui n'a rien à voir avec des larmes… Un monde nouveau et fascinant s'ouvre à la narratrice...
Seuls les mots de Claudie Hunzinger sont capables d'exprimer avec autant de justesse et de poésie toute la beauté d'une horde de cerfs, de leurs folles ramures aux 12 ou 18 cors, de leurs terribles rivalités. Les voir, les observer, les nommer… Comment s'appelle celui qui a l'oreille gauche coupée net ? Est-ce le Vieil Apollon ? Et l'autre et son double maître andouiller ? Est-ce Wow, Arador ou bien Pâris ?
La narratrice se fond dans la nature, devient la nature, devient le cerf.
« C'était ça le but. Le but et le délice. Le délice de ne pas me sentir assignée à résidence dans le genre humain, mais de m'en affranchir pour m'élargir, m'augmenter dans une sorte de bond vers la nuit, y affronter un air si âpre que j'en tremblais. »
« Je découvrais à quel bord j'appartenais. À celui des proies. Étrangeté amplifiée par le genre qui m'incarnait, comme si depuis toujours le féminin et l'animal allaient ensemble, passionnément, dans le même qui-vive. »
Allez, je ne résiste pas à l'envie de vous livrer la page 73, si belle, la voici : « C'était devenu une obsession. Contempler des cerfs. J'aurais aimé approcher leurs présences, connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles, me glisser dans leur mufle, être leur salive verdie du suc des herbes, frémir sous leur pelage, bondir dans leurs muscles, m'enfoncer profondément dans leurs sabots, dans leur fonds d'expérience, parcourir le temps qui existe et le temps qui n'existe pas, nager dans les vapeurs qui montent des prairies ou dans celles qui montent des grottes, cinq cerfs nageant dans la brume aux parois de Lascaux, porter le poids de leur couronne, connaître une seconde, une seule, leur souveraineté, la mêler aux branches des forêts traversées, ne plus savoir si je suis cerf ou forêt en train de nager, de bondir. D'exister. »
Silence...
Mais ce dont nous parle l'auteure, c'est aussi des oiseaux qui disparaissent. Et des insectes. Elle se rend compte qu'elle est témoin de la fin d'une époque. Un témoin impuissant. Et terrifié.
« En dix ans. Ça s'est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j'en ai pris conscience seulement cet été-là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété de formes, une extravagance, une jubilation d'être qui s'accompagnait d'infinis coloris, de moirures, d'étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. Et ce n'était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. »
Et puis, il y a les chasseurs et les gardes forestiers de l'ONF... Et ce Léo, l'initiateur, le guide. Quel est son camp ? Le sait-il lui-même ?
Un texte sublime qui dit toute la beauté du monde.
Celle que l'on peut admirer.
Pour combien de temps encore ?


                              


mercredi 6 novembre 2019

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon de Jean-Paul Dubois


Éditions de l'Olivier
★★★★★ ( ♥♥♥♥♥ etc, etc...)


Si tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon, tous les hommes ne voient pas non plus le monde de la même façon.
Eh bien, je peux vous le dire, Jean-Paul Dubois et moi, ça colle et ça colle rudement bien.
Bon, je sais, je suis là pour parler du livre, pas de l'auteur. Faisons une exception si vous le permettez… Car effectivement depuis qu'il a remporté le prix Goncourt, on l'entend parler ici ou là sur les ondes, et à chaque fois je me dis : vraiment, ce mec, qu'est-ce qu'il est bien (en plus, il n'est pas mal - mais là je vais un peu loin…)
Oui, à chaque fois, qu'il parle de son travail, de son temps libre, de son rapport aux gens, aux bêtes, au temps, aux lieux, à la littérature, aux choses… à chaque fois, je me dis : ce gars, il est vraiment bien, il a un rapport juste au monde (selon moi), il n'a aucune illusion et fait ce qu'il peut pour être le plus heureux possible (et le moins malheureux possible, donc) avec ce qu'il est et dans le monde qui est le sien. C'est un pragmatique dans le fond ! Il fait avec, quoi...
Parfois, il a peur, parfois, il pleure. Souvent, il aimerait qu'on lui foute la paix parce qu'il n'a pas toujours quelque chose à dire ou bien parce qu'il craint de les dire de travers, de faire une erreur ou de blesser quelqu'un. C'est un homme sensible, Dubois, et toute son humanité, elle nous saute aux yeux quand on ouvre un de ses romans. 
Et p…., qu'est-ce que ça fait du bien de se dire qu'il y a encore des gens comme ça, des gens comme lui, qui ne sont pas passés à la moulinette de notre époque, à une pensée stéréotypée, préfabriquée et bien conventionnelle. 
Ouf ! 
Il en existe encore des hommes comme lui (des dinosaures?) qui ne ressemblent pas à la meute et ne se plient pas aux modes et aux diktats du monde.
Bon, ça va, ça va, j'arrête sur lui (je sens bien que je suis in love with him, alors…) et je reviens au fameux prix Goncourt !
C'était mon CHOUCHOU ! (même si je n'avais pas lu les autres…) De toute façon, objectivement, c'était le meilleur. Je ne me suis pas jetée dessus dès sa parution… Non non… C'est comme un dessert, un Dubois, il faut d'abord avoir avalé ses carottes râpées et ses blettes à la crème avant de déguster les macarons et la mousse au chocolat.
Ai-je aimé ? Ben oui, évidemment ! Quel conteur, mais QUEL CONTEUR !
Franchement (et comme toujours), je me suis laissé porter par l'histoire (je ne vous la résume pas, vous la découvrirez vous-même!), de la même façon que (j'en suis à peu près persuadée) lui-même se laisse porter par son récit (j'ai même eu l'impression - qu'est-ce que je suis vache! - que parfois, il ne savait pas tout à fait où il allait… Je ferme la parenthèse) Oui, Dubois est un conteur, un écrivain qui sait écrire, un poète aussi… Et surtout, il est drôle… Tellement, tellement drôle : ses personnages sont complètement craquants (vous ferez connaissance avec un certain Patrick Horton, Hells Angel et grand amateur de Harley Davidson, un homme très sensible des cheveux et qui menace de couper la moitié (seulement) de l'humanité en deux…) Franchement, un personnage comme ça, c'est du jamais vu ! 
Mais où Dubois va-t-il chercher de tels phénomènes ? Quelle invention, quelle VRAIE originalité, quelle drôlerie… C'est irrésistible ! Et je ne parle pas des multiples situations improbables et cocasses dont il nous régale à chaque page : tenez, le père du narrateur est un pasteur danois (qui doute) marié à une directrice de cinéma (pornographique… pas que, mais quand même!)
Et en prime, vous ressortez apaisé d'une telle lecture parce que, même s'il nous met sous le nez les aspects les plus sordides de la société moderne, même si ses textes sont empreints d'une grande mélancolie et d'un profond désespoir, il se dégage de ses romans une philosophie humaniste, bienveillante, tendre, généreuse, d'une très grande douceur et une philosophie à notre mesure, sans grands mots, sans grandes phrases alambiquées et pompeuses, aussi belle et lumineuse qu'un lever de soleil sur le petit port de Skagen.
Les livres de Dubois nous aident à vivre en nous montrant toute la bonté et la beauté du monde. Ils calment et consolent.
Et c'est pour ça qu'on les aime...

dimanche 3 novembre 2019

Le coeur de l'Angleterre de Jonathan Coe


Éditions Gallimard
traduit de l'anglais par Josée Kamoun
★★★★☆ (j'ai bien aimé)


Bon, pour dire les choses clairement et aller droit au but, je dirais que finalement et paradoxalement, ce qui m'a plu dans ce roman, ce n'est pas vraiment le sujet principal…
Commençons tout de même par nous pencher sur le coeur du projet de Jonathan Coe, à savoir comment et pourquoi un pays, sollicité par référendum, a voté, le 23 juin 2016, pour le « leave », décidant ainsi de quitter l'Union Européenne.
Effectivement, le fameux Brexit est donc au centre du roman de Jonathan Coe qui, par petites touches, à travers un certain nombre de personnages et de situations, montre comment une nation s'enfonce doucement mais sûrement dans une crise profonde faite de haine, de désillusion, d'aigreur, d'envie, de repli sur soi, de peur, d'incompréhension…
Racisme, nationalisme, désindustrialisation, chômage, fracture sociale, règne du politiquement correct, mépris pour les élites, autant de fléaux à l'origine d'une société qui se déchire, se scinde, se divise tant du point de vue individuel que collectif… On retrouve dans l'oeuvre, mêlée à la fiction, l'histoire politique, économique, sociale de l'Angleterre de ces dix dernières années : il est en effet question entre autres des émeutes d'août 2011, de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques en 2012, de l'assassinat de la députée travailliste Joe Cox...
Très vite, on voit à quel point le collectif a des conséquences sur l'intime : si le pays se divise, il en est de même pour les couples. Tout n'est qu'instabilité, malaise, mensonge, rêves d'ailleurs et d'autre chose. Bref, on se déchire, on se trompe, la confiance semble perdue à jamais et l'on se demande comment on va sortir de cette impasse totale.
La « démonstration » est juste, piquante, amusante, souvent ironique et grinçante mais j'ai trouvé qu'elle n'en demeurait pas moins précisément une démonstration avec tous les rouages plus ou moins apparents et les artifices que cela suppose et qui, me semble-t-il, alourdissent parfois le roman, d'autant que, dans le fond, la plupart des faits évoqués (largement connus et par ailleurs débattus) ne donnent pas lieu à une lecture particulièrement originale ou éclairante. Pour dire les choses telles que je les ai ressenties, j'ai l'impression que si l'on suit un tant soit peu l'actualité, finalement, on n'apprend pas grand-chose de nouveau sur le Brexit.
De plus, les personnages, qu'ils soient l'incarnation d'un pro ou d'un anti-Brexit, deviennent parfois vaguement manichéens et donc, frisent, à quelques reprises, la caricature au risque de perdre une certaine épaisseur psychologique, voire un peu de leur humanité…
Le dosage est délicat, l'opération risquée, et il me semble que certaines pages et quelques propos sonnent faux, sont un peu forcés... c'était peut-être inévitable.
En revanche, et j'en reviens à mon propos liminaire, Jonathan Coe est franchement brillant lorsqu'il s'emploie à évoquer les relations humaines, aussi complexes soient-elles. Là, je me suis régalée parce que l'auteur traduit de façon extrêmement nuancée les malaises, les non-dits, les silences, tout ce que chacun porte en soi de contradictions, d'incohérence, d'irrationalité, tout ce qui fait notre humanité pleine de force et de faiblesse, d'énergie et de défaillances. Et là, vraiment, Coe est génial. Certaines scènes sont d'une très grande beauté notamment lorsque l'on y voit des hommes ou des femmes face à des choix difficiles, luttant entre le coeur et la raison, se heurtant à une réalité bien différente de tout ce qu'ils avaient imaginé ou incapables d'y voir clair dans cet avenir bien sombre qui se profile.
Il est aussi très doué pour évoquer le temps qui passe - et toute la nostalgie et la mélancolie qui vont avec- (j'avoue qu'il faut avoir le moral pour lire certains passages, notamment quand on a dépassé la cinquantaine…) Il plombe un peu l'ambiance, le Coe, nous ôte d'un coup nos minces illusions et nous laisse presque à poil sur le bord de la route. Bon, on y passera tous, je sais, mais ça ne me rassure pas plus que ça et j'ai encore deux trois trucs à faire avant de partir…
Heureusement, il a l'art et la manière de nous faire sourire, rire même (des autres et surtout de nous-mêmes) et ce rire nous sauve car il est un sursaut qui rattache notre pauvre humanité à la vie, preuve que, armés d'une bonne dose d'autodérision (il en faut!), nous sommes capables de prendre de la distance, d'affronter nos ridicules, de combattre nos craintes et de continuer malgré nos désillusions, nos soucis et nos rides au coin des yeux.
Alors oui, pour toute cette humanité qu'il restitue avec tant de justesse et de sensibilité, oui, malgré quelques bémols, j'ai aimé ce texte !