mardi 28 avril 2020

Domovoï de Julie Moulin


 Éditions Alma
 ★★★★★ (j'ai beaucoup aimé)

Imaginez : vous faites changer la porte de votre appartement. Oui, vous avez décidé d'investir dans une porte blindée. Ça coûte un bras ces petites choses-là… Deux ouvriers arrivent enfin avec votre nouvelle porte. Ils enlèvent l'ancienne, celle qui ne vaut pas un kopeck et disparaissent avec... la porte blindée qui vaut de l'or  ? Non ! Avec la vieille, juste bonne à être jetée ! Et vous restez là, ahuri, sur le seuil de votre appartement désormais ouvert au tout-venant, avec une porte blindée aussi rutilante qu'inutile posée contre le mur décrépi de la cage d'escalier…
Eh bien, sachez-le, vous touchez là quelque chose qui relève du non-sens, de l'absurde, de l'irrationnel, peut-être même du mystère, en deux mots, de l'âme russe.
C'est précisément, je crois, ce que Julie Moulin a tenté d'approcher dans « Domovoï », cette fameuse « âme russe » si difficile à cerner sans que nous ayons sans cesse l'impression d'être toujours un peu à côté, fondamentalement étrangers à ce monde assujetti à des années de tsarisme, puis de communisme dont on ne sort pas indemne, loin de là, mais qui ne permettent pas non plus de définir ce qu'est un peuple devenu.
Et cette fameuse et quasi indéfinissable « âme russe », eh bien, j'ai eu le sentiment de la sentir, de l'approcher, voire de la toucher du bout des doigts, tout au long de ce roman que l'on avale d'un trait (comme un p'tit verre de vodka en temps de confinement!) tellement on est pris par ses personnages. Le sujet en deux mots : Clarisse, étudiante à Sciences-Po, décide de faire un voyage d'études en Russie sur les traces de sa mère, décédée dans un accident.
En effet, tout comme elle, la jeune femme est fascinée par ce pays et elle a le sentiment qu'en y séjournant, elle pourrait peut-être mettre des mots sur des silences et des non-dits que son père refuse de dissiper par le moindre début d'explication susceptible de mettre un peu de lumière sur ce que fut cette mère et ce qu'elle vécut lors de ce voyage fondateur.
Clarisse est donc à la recherche de celle dont elle a hérité, corps et esprit, et dont elle ne sait rien ou presque…
Et les tâtonnements de Clarisse en proie à cette quête des origines sont extrêmement touchants : on sent à quel point la jeune fille a besoin de combler des vides pour enfin pouvoir tenter de se construire.
Nous lisons en alternance le périple de la mère puis celui de la fille dans ce pays où, malgré les vingt ans séparant les deux époques et les nombreux changements ayant suivi l'ouverture à la société de consommation (qui, paraît-il, rend les gens heureux), on a l'impression que fondamentalement, les choses n'ont pas vraiment changé : pénurie récurrente, logements vétustes, alcoolisme, chômage, misère, machisme, toujours la même débrouille, le même recours à la ruse si l'on veut survivre, à tel point que certains Russes éprouvent même de la nostalgie pour l'ère soviétique !
Bon, ce que nous dit aussi Julie Moulin, c'est que la Russie, on aime ou on n'aime pas. Pas de juste milieu, pas d'eau tiède.
 Moscou, objectivement, n'est pas la plus belle ville du monde (oui d'accord, le Kremlin, la Place Rouge etc etc...) Eh bien, Julie Moulin, Clarisse et Anne en sont folles.
Ajoutez-moi sur la liste.
Je n'y ai jamais mis les pieds, je vais rattraper ça bien vite. Et je sais que j'aimerai tout là-bas. Je me pâmerai devant les immeubles délabrés, les trottoirs défoncés par le gel, les parcs poussiéreux, les enseignes criardes et les chopes bling-bling à l'effigie de Rambo-Poutine.
Je le sais d'avance, le glauque, le terne et le lugubre enchanteront chacune de mes déambulations. J'aime ce pays que je ne connais que par la littérature et aussi peut-être parce qu'il y a fort longtemps, au début du siècle, mon arrière-grand-mère, née Véra Bobrov, quittait la ville de Serpoukhov pour la France…
Si j'ai connu Véra, j'étais bien trop petite pour qu'elle ait pu me transmettre quoi que ce soit… Quant à ma grand-mère, elle est morte tellement jeune que mon propre père et ses frères en ont été privés… Et pourtant, je reste bien persuadée que cette « âme russe » ne m'est pas étrangère… Une part de moi vient de là, d'un pays que je ne connais pas.
Et précisément, Domovoï m'a permis d'y entrer un peu plus, de rencontrer des Maria Grigorevna et des Serioja avec qui j'espère bien, un jour, trinquer et retrinquer et faire quelques pas aussi, du côté de Souzdal peut-être, entre les petites maisons peintes en bois et une jolie forêt sortie tout droit d'un tableau de Chichkine…

En attendant, le très beau texte de Julie Moulin m'a permis de partir en « âme russe », un beau pays dont on ne revient jamais vraiment… 

                           

samedi 11 avril 2020

La certitude des pierres de Jérôme Bonnetto


  Éditions Inculte
★★★★★ (ATTENTION : immense coup de coeur ++++)


Si mes chroniques littéraires devaient un jour servir à quelque chose, eh bien ce serait à faire connaître des livres comme celui-ci. Car, oui, vraiment, ce roman est une splendeur et je pèse mes mots… Le récit tendu à l'extrême est servi par une écriture intense, sensuelle et poétique de toute beauté… Dès les premières lignes, on est saisi et l'on comprend que l'oeuvre que l'on commence à peine va nous emporter, nous tenir en haleine jusqu'au bout… Franchement, lisez-le, lisez-le, lisez-le… Je vais tenter de vous convaincre mais mes mots seront bien pauvres par rapport à la force de ce texte et à la puissance qui s'en dégage.
En fait, nous entrons dans un monde tragique où, d'une certaine façon, la règle des trois unités est parfaitement respectée : unité de temps, six années dont les tensions s'exacerbent autour d'une fête : la saint Barthélemy (24 août) où l'on déguste la traditionnelle soupe au pistou ; unité de lieu : un petit village du Sud, entre mer et montagne : Ségurian, quatre cents habitants ; unité d'action : un certain Guillaume Levasseur qui, après avoir baroudé à droite à gauche, arrive au village avec un projet bien précis en tête : construire de ses propres mains une bergerie et s'installer comme berger.
Seulement, Ségurian est depuis toujours une terre de chasseurs à la tête desquels règne la dynastie des Anfosso, notamment Joseph, l'aîné, chasseur de sangliers, bâtisseur de la quasi totalité des maisons du village, un gars du pays, un enraciné, un du cru à qui on n'impose rien, à qui on ne la fait pas. À qui on obéit. « Ségurian, un village de chasseurs donc, avec une grande famille de chasseurs et un chef chasseur. »
Alors évidemment, l'arrivée de ce néo-berger, de cet étranger, titille fortement le Joseph… Parce que, non content de s'installer sur une terre qui n'est pas la sienne, ce Guillaume en impose : il est beau, grand aussi… Mais pas seulement… Il est aussi courageux, déterminé, méthodique, bosseur acharné et en plus, il sait parler, il serait même un peu intello sur les bords… Il sait mener son projet à bien, en restant réglo avec la loi, tout lui sourit à ce gars...
« Au village, Joseph se moquait un peu du berger quand le berger n’était pas là, mais il lui fallait cacher en même temps une certaine admiration. Au fond de lui, il reconnaissait des valeurs communes – le travail, l’abnégation, la détermination – et subodorait tout à la fois d’autres qualités qu’il craignait de ne pas avoir. Le berger dérangeait l’ordre des choses. Il redistribuait les cartes. »
Et ses premières bêtes, de belles bêtes, triées sur le volet et avec amour, une cinquantaine de moutons et de brebis, paissent tranquillement dans la montagne comme si elles étaient chez elles…
Insupportable pour le gars Joseph, vraiment insupportable… D'autant que la bergerie du gars Guillaume, elles est juste au-dessus de la maison de Joseph… Elle domine en quelque sorte...
Il y en a bien eu un berger au village, un certain Jacquou, mais ça fait des lustres qu'il est mort, on n'en parle plus… Alors, qu'est-ce qu'il vient faire là, ce type, pour qui il se prend ?
Il va falloir qu'il les range, ses bestioles parce que les chiens pourraient bien, par accident hein, bien sûr, en saisir une ou deux à la gorge, comme ça, en passant, histoire que le berger comprenne qu'il n'est pas chez lui... Ça ferait mauvais effet tout ce rouge sang sur la blancheur immaculée de la bête… (Ceux qui connaissent ma passion pour Un Roi sans divertissement de Giono sauront à quel point ces contrastes me saisissent...)
Deux mondes, des valeurs opposées, des incompréhensions mutuelles, des tensions terribles…
Vous verrez : tandis que les clans s'affrontent dans un silence plein de haine, de détestation et de fureur, le choeur des villageois essaie tant bien que mal de maintenir une paix devenue impossible, cependant que le fou du village annonce, à travers d'étranges paroles sibyllines et prophétiques, des choses imminentes que l'on sent redoutables…
L'écriture à la fois imagée et réaliste, poétique et crue, sensuelle et âpre dit parfaitement la folie et la bêtise des hommes, leur impossibilité de calmer leur passion, leur jalousie, leur haine au point de redevenir des brutes, des sauvages, des bêtes.
Un roman noir, très noir...
Un IMMENSE coup de coeur, un très très grand texte que vous pouvez, à défaut du format papier, vous procurer dès à présent (comment attendre?) en epub sur le site des éditions Inculte. Vous allez vraiment être saisi par ce roman et vous régaler, allez, allez, foncez !

vendredi 10 avril 2020

Champion de Maria Pourchet


Éditions Folio (Gallimard)
★★★☆☆ (J'aurais aimé aimer)


C'est pêchu Pourchet : surtout qu'ici elle fait parler un ado rebelle, insolent, subversif et bien déprimé, Fabien, tête à claques de 14 ans (redondance?), Fabien Bréckard, né le 4 janvier 1978 à Troyes, 5eB au moment des faits. Il a fait une connerie, le gosse, une grosse paraît-il…
Depuis, il vit dans un centre de repos (un asile psychiatrique) d'où il ne sortira que lorsqu'il aura raconté à sa psy le comment et le pourquoi de ses actions. La thérapie par l'écriture, pourquoi pas...
C'est lui le Champion du titre ? Non, Champion, c'est son loup imaginaire qu'il trimbale avec lui, espèce de ça ou de surmoi ou de double (la psychanalyse et moi…)
Bref, Fabien Bréckard doit écrire et, si possible, la vérité : il nous livre ainsi - et très très à contre-coeur, je vous l'avais dit que c'était un sale gosse hypersensible - sous la forme de six cahiers, le quotidien de ses dernières années dans son petit collège catholique, les copains timbrés, les profs lourdingues, ses parents distants et violents, l'internat refuge, les week-ends où on préférerait rester collé au collège plutôt que de se taper des claques ou des gueules de dix pieds de long en famille, les conneries à gogo… Il a l'esprit vif, le morpion, il comprend vite, pas besoin de lui faire un dessin. Il est lucide et son regard acéré sur la société le pousserait bien à renouveler l'exploit de cesser de respirer un peu plus longtemps que la dernière fois… Il finirait bien par y passer avec un peu de patience… Mais, il y a ce projet de partir en Amérique qui le tient en vie.
Que cherche-t-il dans le fond ? A nous éclairer VRAIMENT ou à nous perdre, nous tromper ? Nous apporte-t-il la vérité sur un plateau ou sème-t-il autour de lui des leurres dans lesquels on se prendra les pieds ? Sème-t-il des petits cailloux pour nous conduire sur la voie de la vérité ou pour nous égarer ? Aura-t-il les mots pour dire pourquoi ses parents ont eu une attitude pour le moins étrange à son égard… Hein, le poids de la culpabilité qu'on traîne et qui nous tue à petit feu... Il maîtrise la langue, le môme, justement où nous mène-t-il ?
Oui, c'est pêchu Pourchet (elle est pas belle, mon allitération?) : chaque phrase « pulse », claque, pique, pétille, le jeu de mots surgit, la bonne formule jaillit, on se dit qu'elle a l'esprit vif, l'autrice, du répondant, le sens de la répartie : elle m'épate, moi qui mets du temps pour tout, qui ai l'esprit de l'escalier et la fulgurance de l'escargot. Elle connaît les expressions des kids, leurs tournures, leurs tics de langage… Il y a un p'tit côté brut, direct, cash qui me plaît beaucoup. Un exemple, première page : « La saison, c'est l'hiver, le décor, on s'en fout.Une ville bâclée autour d'un fleuve marron... » On s'en fout peut-être de la description mais ça y est, elle nous l'a posée là, à travers deux adjectifs : « bâclée » et « marron ». Pas besoin d'aller plus loin, vous êtes chez Pourchet. « L'époque, c'est 1992, c'est assez ennuyeux, 1992. Je m'ennuie...» (Tiens, ça me rappelle le style du Giono des chroniques, vous savez, Un Roi… Laissez, je suis assez obsédée par Giono, j'dis peut-être des conneries). Bref, c'est drôle, intelligent, rythmé, original, plein de sensibilité, ça en envoie pas mal, oui, ça décape…. mais mais mais, (fait chier d'être honnête - parce que je l'aime bien, Pourchet), allez, j'avoue, il a fini par me saouler un peu le Bréckard, je l'ai trouvé un peu longuet son récit, j'ai eu l'impression qu'on patinait un peu souvent dans la semoule. Franchement ? Pour moi, c'est l'histoire qui ne tient pas la route (sur 250 pages) et j'ai eu beau m'accrocher des deux mains à l'écriture, il m'est arrivé de frôler l'abandon… Aaahhh, je n'aime pas dire ça parce que c'est pêchu Pourchet, oui, j'avais tellement aimé Toutes les femmes sauf une, tiens, je vous mets le lien, cliquez sur le titre, il vous emmènera au paradis…
Si, franchement, c'est bien Pourchet...
Et puis, allez, faites-vous votre avis et on en discutera, hein ?