vendredi 26 février 2021

Un enterrement et quatre saisons de Nathalie Prince

Éditions Flammarion
💜💜💜

Nathalie, ma sœur (permets-moi cela), je ne réfléchis pas, je laisse mes doigts courir sur le clavier et mon coeur s'affoler… Si tu savais comme j'ai aimé ton texte si plein de vie, d'énergie, de rires, de couleurs, de mouvements, de poésie, un texte qui pourtant parle de la disparition de l'être aimé, de ton homme adoré et de toi, de ton effondrement, de ta façon de t'accrocher aux branches si minces sur les bords des chemins, histoire de tenir debout, à peu près…

Tu n'as rien lâché, tu as su dire aux uns et aux autres leur inhumanité, leur médiocrité, leur petitesse. Tu leur as balancé ça à la figure, tu as pris ce temps, tu as eu ce courage, cette patience… Tu es une reine, Nathalie, et j'admire ta force, ta volonté, ta détermination, j'admire aussi les mots qui sont les tiens, emplis de grâce, d'humanité, de sincérité, de vérité, de poésie (le nom des fleurs, Nathalie, le nom des fleurs…) : « je ferai de ce double mètre carré (dis-tu de la « petite tombe avec un jardin ») un Terra Botanica en réduction, une tête de Jivaro, un jardin à la française en miniature, avec ses buis et sa symétrie, un minuscule jardin à l'anglaise avec des herbes folles et des collerettes d'ancolies ou de Coeurs de Marie. » Savoir que des gens comme toi existent, là, sur cette terre où rien ne tourne bien rond, me comble de bonheur… On peut encore y croire alors...

Une multitudes d'images me viennent à l'esprit dans un joyeux mélange : le petit lopin de terre (deux mètres carrés pour la sépulture de ton amour) où s'entremêlent dans une douce folie fleurs et plantes et la petite grille devant la tombe… Qu'est-ce que j'ai ri des courriers avec le maire au sujet de cette petite grille et de ses 12 cm de trop… Et cet inventaire absurde pour la succession… la découverte du canon dans le jardin… J'en pleurais (de rire), oui, vraiment! Et la prof de philo d'Armance avec sa robe « qui n'existe pas» et son écharpe en peau de chat... Incroyable récit de cette rencontre où tu te dis que pour la philo, c'est mort… Et puis, j'ai tellement aimé tout ce que tu dis sur les mots, la langue… J'y suis sensible aussi. L'insupportable « ça va ? » : «Où va-t-on dans « ça va » ? Pas de volonté géographique d'aller quelque part. Une débandade, même. Un fiasco sur toute la ligne. Rien ne va dans « ça va »... » Je te cite encore « ...je ne pose jamais cette question, parce que je sais trop combien chacun porte sa part de malheur, sa barre de fer dans le coeur, et parce que je sais que personne n'en a rien à cirer. » Et ta lettre à la greffière du juge des tutelles sur sa « ponctuation défaillante » et sa « syntaxe douteuse » : comme tu as eu raison de pointer leurs limites à eux, les pinailleurs, les chicaneurs, les ergoteurs, ceux qui croient être du côté du vrai, du droit, du juste… J'ai beaucoup aimé aussi (la liste est longue, je sais) ce que tu imagines derrière un « -oui ?» qui t'est adressé de derrière un bureau, la vie de celui ou celle qui balance médiocrement cette non-réponse, ce non-sens, à l'autre (toi en l'occurrence!) qui attend depuis longtemps, qui n'en peut déjà plus avant d'arriver et à qui on ne dit même pas bonjour…

Et puis, tes enfants... J'y ai retrouvé les miens, évidemment… Je tente, moi aussi, d'être une mère « possible », ce n'est pas facile et je trébuche souvent… Eux aussi me disent aussi parfois de me taire, gentiment bien sûr... On a trop de choses à raconter, nous. Et puis, on n'est pas des taiseuses, on aime trop l'existence pour ne rien avoir à en dire, pour cacher nos émotions ou nos larmes, pour taire nos envies et nos désirs.

De tout coeur, merci pour toutes ces belles émotions et ce regard sur la vie...


 

jeudi 25 février 2021

American Dirt de Jeanine Cummins

Éditions Philippe Rey


Roman-documentaire coup de poing d'une efficacité redoutable, « American Dirt » montre comment les cartels de drogue ont corrompu toute la société mexicaine (policiers, membres de l'administration, chauffeurs de bus, maîtres d'hôtel...), terrorisant la population en se livrant à des tueries d'une violence inouïe.

Le lecteur est projeté in medias res dans une terrible scène inaugurale : une femme, Lydia, se cache dans une salle de bain avec Luca, son fils de huit ans, tandis que toute sa famille, réunie pour une fête, est sauvagement assassinée par le principal cartel de narcotrafiquants d'Acapulco « Los Jardineros. » Son mari, journaliste d'investigation, a en effet publié un article sur un certain Javier, chef de ce cartel, surnommé « Lechuza » (La Chouette) et la vengeance ne se fait pas attendre...

Seule rescapée de ce massacre avec son fils Luca et dans l'impossibilité de se faire aider par qui que ce soit (la police est gangrenée par ces réseaux et lorsqu'on s'adresse à un policier, on ne sait finalement jamais s'il fait oui ou non partie du cartel), elle se voit obligée de fuir vers les États-Unis. Commence alors un long et douloureux périple de deux mois vers le Nord, sur la voie des migrants, à pied ou sur le toit du fameux train de marchandises surnommé « La Bestia » sur lequel chacun tente de grimper au péril de sa vie. Mais ont-ils le choix, ces gens qui fuient ? Rester c'est mourir, alors, autant partir, risquer le tout pour le tout pour tenter de vivre ailleurs.

« American Dirt » est un texte très cinématographique : le souci du détail dans la description et un travail de documentation que j'imagine colossal produisent un effet de réel puissant. Impossible d'oublier cette lecture: les personnages sont très attachants et l'on a vraiment l'impression de partager leur terrible quotidien, tellement tous les aspects de la migration sont abordés de façon concrète, et le suspense est tel que l'on a peine à reposer le livre.

Bref, c'est fort, haletant, inoubliable et tellement nécessaire : si ça pouvait en effet permettre à certains de comprendre ce qu'est un.e migrant.e, à savoir un être humain qui n'a pas d'autre choix que de partir (c'est une question de vie ou de mort - qui abandonnerait tout, sa famille, sa maison, son pays, pour le plaisir?) En cela, « American Dirt » est un livre d'utilité publique qui saura, je l'espère, éveiller nos consciences…

PS1 : Merci beaucoup Catherine pour ce conseil de lecture ! Ce livre m'a touchée au coeur moi aussi ! On en reparlera bientôt dès que mon cher COVID britannique aura la délicatesse de me laisser un peu respirer…

PS2 : Je vous fais grâce du récit des pires ennuis que Jeanine Cummins a eus à la sortie de ce livre pour des raisons bien fumeuses « d'appropriation culturelle ». Il y a des limites à la connerie, on les a atteintes ici me semble-t-il, inutile d'en parler davantage...



 

mercredi 24 février 2021

Un dimanche à Ville-d'Avray de Dominique Barbéris

Éditions Folio

Je le savais ! Je le savais qu'il était pour moi celui-là… Comme j'ai aimé ce roman, l'atmosphère mélancolique qui s'en dégage, ce sentiment de tristesse et de nostalgie qui s'empare des êtres et des lieux…

Deux sœurs se retrouvent un dimanche chez l'une d'entre elles, l'aînée, Claire Marie, installée à Ville-d'Avray dans une banlieue pavillonnaire cossue de l'Ouest parisien. Après une enfance complice (un vrai délice que cette évocation de l'enfance...), des lectures communes et un amour fou pour certains personnages romanesques tel Rochester dans « Jane Eyre » (comme je comprends!), la vie semble les avoir toutes deux un peu déçues et séparées aussi...

Or, dans la tiédeur de cette après-midi de septembre, autour de la table du jardin, Claire Marie va raconter, sur le ton de la confidence, une rencontre qu'elle a faite des années plus tôt, celle d'un homme, d'un inconnu, qu'elle a vu, qu'elle a suivi dans des bois, aux abords d'étangs, dans des gares, sans même savoir qui il était, s'il lui mentait, s'il y avait du danger… Et la cadette découvre éberluée que sa sœur, femme de médecin rangée et plutôt sage, s'était livrée à des rencontres troubles, faites d'attirance et de désir, dans des lieux isolés et glauques avec un inconnu énigmatique pour le moins inquiétant.

« Qui nous connaît vraiment ? Nous disons si peu de choses, et nous mentons presque sur tout. Qui sait la vérité ? »

Un texte magnifique (on pense à Duras, Modiano), à la fois désenchanté et magique, qui petit à petit enferme son lecteur dans une tension envoûtante faite d'ambiguïté et de mystère.

Superbe !


 

mardi 23 février 2021

La fille du bois d'Anne Maurel

Éditions Verdier

Certains gestes disent ce que nous sommes, révèlent le plus profond de notre être. Pour évoquer son grand-père, Anne Maurel raconte un épisode de la vie de son aïeul qui, selon elle, renferme l'essence même de cet homme qu'elle aimait tant: tandis qu'en 1917, il reçoit les honneurs militaires et qu'en grande solennité, on le décore, il a soudain l'idée d'accrocher au cou d'un chien errant la médaille qu'il vient de recevoir. Un supérieur y lit la pire des offenses et le jeune homme doit passer au tribunal de guerre. Il devra la vie sauve à son lieutenant, professeur de lettres au lycée de Brest, qui aura eu l'intelligence de voir dans son geste une plaisanterie sans gravité.

« Je me figure les soldats un instant distraits par un chien surgi devant leurs rangs, trottinant et balançant autour de son cou une médaille de fer-blanc qui brille au soleil; leurs éclats de rire dans l'intervalle entre des tirs d'obus; plus tard, le jeune homme (mon grand-père), traîné dans sa tenue militaire devant le conseil de guerre - il ne baisse pas les yeux, garde le regard levé-; le silence, tandis que la salle résonne de la voix vibrante du lieutenant; leur soulagement à tous les deux à l'énoncé de la sentence: le pardon accordé à sa jeunesse, à sa gaieté espiègle, au vu, sans doute, de la bravoure dont il s'est montré capable. »

Pour l'autrice, tout son grand-père se résume dans ce geste: il dit sa fantaisie, son antimilitarisme, sa simplicité, son humour, le refus des grands mots et des honneurs. Que fait le jeune homme dans cet acte sinon introduire joyeusement un chien dans un jeu de quilles, sans même penser aux conséquences qui auraient pu être terribles ?

Anne Maurel raconte comment, le jour des obsèques de son grand-père, elle voit une étrange lumière blanche tournant autour du cercueil, qui, tel un petit chien joyeux, lui fait comme un signe, un dernier adieu furtif. Cet épisode troublant, elle le garde en elle longtemps, elle sait qu'il sera le point de départ d'un texte sur son grand-père, cet homme simple qui aimait la marche, la nature et la lecture. Elle dresse de lui un portrait sensible, délicat, tout en retenue, dans une langue d'une très grande beauté. Ne possédant que très peu de documents sur lui, elle fait avec ce dont elle dispose: ses souvenirs, ses impressions, les images qu'elle garde de lui mais aussi ce qu'elle a lu ou entendu sur la Grande Guerre, Verdun, le Chemin des Dames, sur ces hommes qui ont vécu le pire, l'insoutenable, l'indicible. Elle convoque aussi la littérature qui tisse avec la vie réelle des échos, des liens parfois surprenants jusqu'à finir par se mêler, se confondre avec la vie elle-même.

« J'ai parfois espéré qu'on m'apporte une correspondance, un journal, des carnets à retranscrire. J'aurais senti le grain du papier qu'il avait touché, remarqué peut-être, sur un coin de la feuille, l'empreinte de ses doigts, une tache de café ou de terre. J'aurais pu guider ma main sur la sienne, reformer le dessin de ses lettres là où l'encre a pâli, inventer les mots oubliés ou effacés par la pluie. »

Et ce qu'elle dit de ce grand-père est très beau parce que l'on sent ce qu'il a été à travers l'évocation de petites choses ténues, des images fugaces qui survivent du passé, des impressions qu'il faut fixer avant que d'autres n'arrivent jusqu'à la conscience: on y perçoit ses silences, sa façon de contempler le jardin, debout sur le seuil de la porte ou de poser la première poire sur la table en la nommant.

L'autrice semble porter en elle cette existence qu'elle restitue ici, comme si, destinataire de ces signes dans le temps présent, elle éprouvait le besoin, une forme de nécessité même, peut-être, par ses phrases, ses mots, son souffle, de montrer à quel point, il est encore vivant en elle.

Pour qu'en nous aussi, il devienne présence...


 

mercredi 17 février 2021

Un hamster à l'école de Nathalie Quintane

La Fabrique éditions
★★★★★

Je crois que je suis « mal placée » pour chroniquer « Un hamster à l'école ». Ou trop bien, tout dépend du point de vue. Je vous explique : je n'ai pas fait d'études de sociologie, mais il me semble que, lorsqu'on a le même âge, le même sexe, la même origine géographique, que l'on a fait les mêmes études et passé les mêmes concours pour faire le même boulot… il me semble que l'on risque fort de se trouver deux/trois points en commun, ce qui évidemment est le cas ! Alors, inutile de vous dire que ces petits chapitres en vers libres (rien de tel que cette forme inattendue pour nous faire sortir de notre zone de confort et nous réveiller, nous secouer !) sur l'institution scolaire, qui me renvoient à mon quotidien depuis plus de trente ans maintenant, m'ont ravie! Pas dépaysée mais ravie ! Évidemment, je m'y retrouve complètement et je n'ai pas résisté à cette écriture mordante et offensive, à l'humour pince-sans-rire et incisif de Nathalie Quintane. C'est bien simple, j'ai bassiné tous mes collègues pour qu'ils écoutent ma lecture de tel ou tel passage de son livre : je profitais des longues minutes perdues à la photocopieuse pour en coincer un.e/des (collègue.s) : « Tiens, écoute ça… », tandis que d'autres ont retrouvé des photocopies-tracts dans leurs casiers et pour ceux qui pensaient avoir échappé aux vers quintaniens, ils n'avaient qu'à regarder les murs de la salle des profs, généreusement tapissés d'extraits du livre (à cause de moi, on n'aura peut-être pas notre label « éco-collège » cette année)...

Un délice. Un vrai délice. Les sujets abordés ? Ils sont nombreux ! Par quoi commencer ? Ah si, bien sûr, parlons par exemple des notes qu'il a fallu transformer en compétences - matérialisées par des codes-couleurs (ça allait tout changer…) : « il aura fallu que les mots de/ l'entreprise pénètrent bien profondément/ toute la société pour qu'elle nous les refile/ comme on refile la chtouille. »

D'ambitieux missionnaires se sont courageusement aventurés jusque dans nos bleds de fin fond de campagne pour nous transmettre la bonne parole institutionnelle… Je me souviens de nos incompréhensions (réelles surtout et feintes un peu aussi) au sujet de ces dites compétences (sont-ce « des savoirs identifiés » ou « des savoirs mobilisés » ou les deux à la fois?), des colères qui les accompagnaient et des fous rires aussi avec mon collègue de lettres classiques… Et les sigles, les sigles… une spécialité de l'EN (quoique…) Quand soudain, en réunion, tu ne sais même plus de quoi on parle ! Et avec ces compétences, les bulletins, tels des tableaux de Pollock, devinrent très vite illisibles : « j'y comprenais rien/ c'était écrit tout petit, y avait des couleurs partout/ quatre pages en tout. Il a fallu que je me penche/ sur la question un bon quart d'heure avant de / comprendre, moi qui remplissais des bulletins/ depuis trente ans »

Un autre point : les projets... « Projet de ceci, projet de cela ; j'ai/ jamais vraiment compris ce que ça recoupait sinon/ que quand t'as un projet, tu dois remplir des objectifs/ (c'est comme ça que ça se dit) » (au passage, je me souviens d'une inspection où l'on m'avait interrogée bille en tête sur le « projet académique »… j'avais fini par avouer à mon inspectrice que je ne comprenais pas la question. Je flottais dans un étrange univers kafkaïen - un cauchemar que cette inspection.)

Il y a eu aussi le parachutage du fameux « oral d'Histoire des Arts » (sans prof dédié) : qui faisait quoi ? Tout le monde. Ah oui, tout le monde ? Et le prof de physique, il allait parler de quoi ? Et le prof de maths ? Je me souviens d'un échange fastidieux autour du « nombre d'or » pour nous démontrer qu'on avait bien besoin des maths aussi pour commenter un tableau. Et les discussions interminables autour de cela. Les refus des uns, l'engouement un peu forcé des autres, les modalités de l'examen qu'il fallait aller chercher je ne sais où sur Internet… « du coup, pendant sept ans, on a préparé surtout/ à la tour Eiffel, à la Joconde, et aussi aux affiches de / Norman Rockwell, surtout celle de la petite fille noire/ parce que ça permettait de parler de la/ ségrégation raciale aux États-Unis qui était/ au programme de 3e. Vers la fin, j'ai remarqué/ qu'il y avait de plus en plus de peintres pompiers/ genre les gladiateurs de Jean-Léon Gérôme./ Des peintures vraiment bien peintes./ Ça devait pas être facile d'expliquer aux élèves/ que ces peintures tellement bien peintes/ en fait c'était de la merde. »

Et ces oraux du bac où les gamins, fiers d'eux, balancent à la tête de l'examinateur des noms de figures de style comme s'il s'agissait d'un Sésame ouvre-toi leur permettant d'obtenir un 19/20 haut la main, et ce sans penser une seule seconde qu'ils en oublient de mettre en évidence le sens même du texte : « les candidats te sortaient des noms de figures de style/que j'avais jamais rencontrées personnellement/ comme la polysyndète ou l'homéotéleute/ après ils recopiaient scrupuleusement/ tous les mots qui appartenaient au champ lexical/ (ça veut dire vocabulaire)/ de la navigation ou de la pâtisserie, puis c'était la/ liste de tous les verbes à l'imparfait du subjonctif/ et ainsi de suite ». Voilà comment l'école vide de son sens la notion même de « littérature » en dépiautant le texte à l'infini et en lui faisant dire parfois le contraire même de ce qu'il dit ! Et puis, le bac, pour l'examinateur, ça signifie une semaine loin de chez soi. Le brevet, c'est mieux : « une journée à compter/ des points et demi sur des questions un peu floues/ de compréhension de textes de Le Clézio. » Les « questions un peu floues », ah, ah, c'est exactement ça ! T'es obligé d'admettre toutes les réponses, du coup...

Il faut aussi que je vous parle des « îlots » (non, non, on ne part pas en voyage : il s'agit d'un concept dans l'air du temps qui consiste à regrouper quatre tables, les élèves sont donc face à face, bavardent -forcément- et souvent tournent le dos au tableau) : tiens, je me souviens d'une Principale qui m'avait demandé un jour pourquoi je ne mettais pas mes tables en îlots (les îlots, c'est tendance aussi bien dans les classes que dans les cuisines). Je lui avais répondu que mes élèves étaient là pour travailler, pas pour discuter. Et puis, j'avais fini par lui demander pourquoi elle insistait pour que je change. Sans ironie aucune et avec une franchise désarmante, elle m'avait répondu : « C'est la mode ». Outre les îlots, le prof devait (doit - c'est toujours d'actualité ce truc?) « quasi disparaître/ au moins de leur champ de vision, on leur donne une A4/ avec des phrases toutes prêtes, à compléter, à manipuler, à inventer, à chambouler, et vite vite/ on se carapate derrière notre ordi dont on ne bouge plus », oui, les gamins doivent tout trouver tout seuls. Ça prend du temps (mais paraît-il qu'on en a suffisamment !) Et parfois ils ne trouvent rien, forcément…

Je pense aussi aux interventions des uns, des autres parce que c'est l'école qui doit résoudre tous les problèmes de la société : prévention drogues, problèmes auditifs, réseaux sociaux et cyber harcèlement, éducation à la santé et à la sexualité, lutte contre l'homophobie, initiation à la nutrition, théâtres forum pour l'égalité des sexes, petits-déjeuners allemands, espagnols, anglais… Et les heures de cours qui partent en fumée… ( déjà que quatre heures de français hebdomadaire, c'est un peu juste, hein !)

Et le temps perdu à se connecter à l'ENT (qui bloque), aux codes (qui marchent pas)…

Un livre-critique vivant, vibrant, drôle, désespéré, sensible, touchant qui dénonce, dans une langue-torrent où se mêlent tous les registres de langue, un système scolaire souvent absurde, des réformes dénuées de bons sens qui s'accompagnent d'un verbiage abscons et incompréhensible. Un beau portrait en relief d'une institution en liquidation...

Et puis, au milieu de tout ça, il y a des profs usés, sonnés, désarçonnés, consternés et des élèves qui suivent comme ils peuvent, cahin-caha, s'accrochant aux branches, si les hasards de l'orientation ne les envoient pas valser là où ils n'ont jamais pensé mettre les pieds, des élèves dont l'un d'eux, un jour, à la fin d'un cours, lèvera la main pour demander, tandis que sa voix sera presque recouverte par une horrible sonnerie tonitruante « -Mais Madame, finalement, c'est quand qu'on va profiter de la vie ? »

Magnifique !


 

samedi 13 février 2021

La vengeance m'appartient de Marie NDiaye

Éditions Gallimard


Je suis K.O, au sol, sans vie. Je viens de me prendre deux directs et un uppercut. J'ai bien tenté de cadrer mon adversaire, résister à ses assauts, organiser mes attaques et ma défense. Rien n'y a fait. Je déclare forfait.

Lui, c'est le dernier roman de Marie Ndiaye « La vengeance m'appartient » : je me suis laissé surprendre, je n'avais jamais lu cette autrice. Est-ce que tous ses romans sont de la même veine ? Est-ce que lire ses précédents écrits m'auraient un peu mise sur la voie ? Je n'en sais rien. Par contre, ce que je sais, c'est que je me suis complètement perdue. Enfin, elle m'a perdue. Je ne veux pas endosser toutes les responsabilités. Des textes entièrement symboliques/métaphoriques/allégoriques hyper allusifs, imagés, tarabiscotés et à lire au vingt-sixième degré, c'est pas pour dire mais je connais. Ce n'est pas forcément ce que je préfère mais bon, s'il faut, je prends, même si j'aime bien qu'on me laisse le choix, une certaine « marge de manoeuvre », une forme de liberté quoi. J'apprécie cette possibilité de me balader comme bon me semble entre différents degrés de lecture. Là, on est immédiatement prié de se diriger vers le « voyons voyons, qu'est-ce qu'elle veut dire par là... » Et j'avoue qu'à plusieurs reprises, ça a coincé, je me suis retrouvée un peu dans le noir, à avancer à tâtons et forcément, je me suis cassé la figure... Tout est question de dosage… Les personnages désincarnés sont froids, hiératiques à force de n'être que des idées. Franchement, ça m'a lassée, j'avais l'impression d'être là mais de ne pas avoir été invitée. Et puis aussi, dans le fond, qu'on se foutait un peu de ma gueule. Pourtant, je n'ai pas lâché l'affaire : vous verriez l'état du bouquin. J'ai coché, souligné, surligné, fait des croix, des traits, des flèches, corné des pages, lu, relu. J'ai tenu bon mais vers la fin, alors là, trop c'est trop…

Bon allez, deux mots sur « l'histoire » même si ce terme n'a aucun sens ici. Une avocate, Maître Susane, reçoit à son cabinet un homme dont l'épouse vient d'assassiner leurs trois enfants. Il souhaite que l'avocate prenne la défense de sa femme. Or, Maître Susane croit reconnaître un certain Monsieur Gilles Principaux qu'elle aurait déjà rencontré trente-deux ans auparavant alors qu'ils étaient tous deux enfants et que la mère de l'avocate faisait des ménages dans cette famille bourgeoise. Ce jour-là, ils se seraient enfermés tous deux dans une pièce et... on ne sait pas ce qu'ils ont fait. En tout cas, l'avocate, obsédée par la question de savoir si c'est bien cet homme qu'elle a devant elle, va interroger sa mère qui n'a aucun souvenir du nom de la personne chez qui elle travaillait. Voilà l'axe principal du roman même si d'autres éléments viennent se greffer sur ce nœud central.

Que dire de tout ça ?

Encore une fois, non familière de l'oeuvre de Marie NDiaye et un brin paumée, je suis allée lire et écouter ce que l'autrice disait de son travail et ce que les uns et les autres avaient pensé de ce roman. Eh bien, ça ne m'a pas franchement aidée : entre Arnaud Viviant au « Masque et la Plume » qui pense qu'il s'agit d'une dénonciation du passé colonialiste de la ville (alors là, franchement, c'est fort!) ou Laure Adler qui dans son émission « L'heure bleue » semble être passée légèrement à côté... (C'est d'ailleurs amusant de voir comment Marie NDiaye de sa douce voix au lent débit corrige avec aménité ses analyses quelque peu erronées.) Bref, les uns commentent la forme (à défaut du fond), d'autres se pâment d'admiration devant le chef-d'oeuvre , mais les vraies analyses, personne ne s'y colle. Et pour cause…

Je veux bien en tenter une mais franchement, je ne garantis rien. Il me semble ici que l'autrice met en scène trois femmes puissantes qui veulent se libérer de tous les poids qui pèsent sur elles : une mère infanticide (ancienne prof de français en collège - et heureuse de l'être) qui, pour faire plaisir à son gentil mari, a dû démissionner lorsqu'elle s'est mariée (il disait « ton collège de crotte » - entre nous, j'aurais tué le mec, pas les gosses...) Ce dernier lui a gentiment conseillé de rester plutôt à la maison pour confectionner de bons petits plats bien équilibrés et très sains pour leurs enfants si beaux et en pleine santé. La mère a tenu bon. Un certain temps. Et un jour, elle a plongé la tête des trois loupiots sous l'eau du bain, sachant que cet acte la conduirait immanquablement en prison, là où elle souhaitait aller. Enfin, une chambre à soi. Quitter un enfer pour un autre, plus léger, plus supportable. Et d'une. Libre, en prison... c'est dire l'enfer de la maison. « Mais un petit espace comme ça, tout à moi, mais l'enclos bien précis de mon lit, mais le nid que je m'y suis fait, mais jamais je ne l'avais eu de cette qualité. Mais c'est un véritable sweet home... Mais je suis heureuse ici, je ne veux pas être défendue... »

La seconde qui se libère, c'est l'avocate elle-même. Souvenez-vous de cet épisode dans la chambre : il s'est passé ce qui s'est passé mais dans tous les cas, Maître Susane en a gardé un souvenir éblouissant. Un des plus beaux de sa vie peut-être… Ce garçon, dira-t-elle, est « l'enkystement d'une pure joie. » Or, son père pense qu'elle a été violée et veut donc lui imposer SA vision des choses et par là même « souiller son souvenir ». Elle n'en veut pas et finit plus ou moins par rompre avec les siens, malgré tout l'amour qu'elle leur porte et le besoin qu'elle a d'eux « Pourquoi, mon Dieu, ne puis-je appeler ma mère ? ». C'est le prix à payer pour être libre, libre de ses pensées et de ses fantasmes. « Je dois lutter contre mon propre père pour ne pas transformer mon souvenir, pour ne pas l'ajuster à ce qu'il se représente. »

Enfin, la troisième, c'est la femme de ménage qu'emploie Maître Susane : une Mauricienne, sans papiers, elle travaille au noir. Et il se trouve que l'avocate, dans sa volonté maladive de faire le bien et d'être aimée, veut absolument récupérer une copie de son acte de mariage pour tenter de régulariser la situation de cette femme. L'autre refuse. Pourquoi ? J'ai pas bien compris mais ELLE NE VEUT PAS et donc ne l'apporte pas. En relisant la fin, on peut peut-être comprendre ce refus mais j'ai vraiment la flemme de m'y replonger…

Et puis tiens, j'en vois encore une femme toute-puissante que je découvre à l'instant (et de quatre!) : p 93, voici ce que dit l'avocate au sujet de la femme d'un de ses amis : « elle éprouvait une vague amitié pour cette femme qui s'était dégagée de l'amour fou. » Se dégager de l'amour fou, partir non parce qu'on n'aime plus mais parce qu'on aime trop et qu'on sent que ça va nous tuer, nous empêcher de vivre, nous ôter toute liberté…

Bref, quatre femmes vacillantes et déterminées, titubantes et résolues, chancelantes et obstinées… Quatre femmes qui peuvent chacune dire : « La vengeance m'appartient. » Voilà ce que j'ai compris.

Encore deux mots : outre cette lecture imposée au trente-sixième degré (la concentration de symboles par page est tellement poussée, notamment vers la fin, qu'on frôle l'opacité complète), s'ajoutent des techniques narratives que je trouve a priori intéressantes mais qui ici viennent encore parfois obscurcir le propos : on retrouve en effet le flux de conscience woolfien concrétisé par l'emploi de l'italique (je fais telle chose mais ma pensée est envahie par tout autre chose.) On a aussi les paroles non rapportées à savoir celles que le personnage ne dit pas : « Car nous souffrons, Principaux, car nous souffrons, ne lui dit pas Me Susane. »

Encore une fois, pourquoi pas mais tout est une question de dosage.

Enfin, et c'est peut-être finalement le plus triste, je n'ai pas aimé l'écriture qui selon moi manque de souplesse, de fluidité. Je trouve que c'est lourd, répétitif et que ça accroche. Non, l'écriture n'est pas belle et rend le propos (volontairement je pense) confus. (Ou alors, j'étais très fatiguée cette semaine, ce qui n'est pas à exclure.)

Bref, trop c'est trop.

Et c'est bien dommage parce que je pense qu'il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce roman.

Je me sens prête à aimer ce qu'écrit Marie NDiaye mais encore faut-il qu'elle m'en laisse la possibilité, qu'elle m'invite à entrer dans son œuvre sans me claquer la porte au nez.

C'est un peu dur de rester dehors, avec le froid qu'il fait en ce moment… 


 

dimanche 7 février 2021

L' ami de Tiffany Tavernier

Éditions Sabine Wespieser
★★★★★ (j'ai A-DO-RÉ!)

Pas facile de parler d'un texte aussi fort, aussi fascinant…

Je vous préviens, cet article va être le plus grand teasing de l'histoire de la chronique : je veux AB-SO-LU-MENT vous donner envie de lire cet incroyable roman mais sans en divulgâcher l'intrigue (même s'il est vrai que l'essentiel n'est pas non plus dans ce « terrible » événement déclencheur)…

Pas facile mais je vais m'y tenir, promis (surtout n'allez rien lire ailleurs non plus, évidemment...)

Bon, on va faire court, moins de risque de laisser filer le moindre indice...

Imaginez un couple, Thierry et sa femme Élisabeth. Lui s'occupe de la maintenance des machines dans une usine, elle est infirmière. Leur fils unique, Marc, est parti vivre au Vietnam. C'est un peu dur pour eux, ce fils si éloigné… Ce matin, Thierry, le narrateur, s'est levé tôt. Il prend tranquillement son petit-déjeuner en admirant le paysage autour de sa maison qu'il aime tant. Il faut dire qu'il a quasiment tout fait avec ses mains... Chez les voisins tout le monde dort encore. Quand je parle de « voisins », le mot exact serait plutôt « amis ». Oui, Guy et Chantal, sont des amis, des vrais : ce sont des gens sur qui l'on peut compter : gentils, serviables, à l'écoute, toujours là pour dépanner… C'est rare les gens comme ça ! Et puis, si on y réfléchit bien, Guy est le seul ami de Thierry. Ils ont plusieurs passions communes : les insectes, les plantes, le bricolage, la bonne bouffe… Ils se donnent des coups de main, se prêtent les outils…. Il manque de la farine, des œufs ? On sonne à côté, c'est simple, et puis ça donne l'occasion de papoter un peu. Heureusement qu'ils sont là, les voisins, parce qu'il n'y a pas âme qui vive à moins de cinq kilomètres... D'ailleurs, ce matin, Thierry va devoir encore sonner chez Guy et Chantal, il a besoin d'une longue échelle, il y a certainement une fuite dans le toit…

Alors, pourquoi ce texte m'a-t-il tant plu ? 

D'abord, il y a cet effet de surprise inouï qui nous saisit, nous laisse sans voix et complètement ahuri. Vous savez… Thierry qui doit aller chercher l'échelle chez les voisins… Hé, hé… Si vous saviez... Il faut vivre ce qui va se passer ensuite, ce choc, cette incompréhension face à cette « chose » innommable et que personne n'a vue venir... (Je vous tiens un peu, là, non? Pas encore, ah bon, continuons alors...)

Et puis, comme le titre ne nous laissait pas présager un tel événement, finalement, on ne sait plus ce qu'on lit et l'on poursuit pour le moins éberlué comme le sont les personnages de la fiction et sans trop savoir dans quelle direction l'autrice va nous mener maintenant que le pire est arrivé. Attention, je vous le dis tout de suite, la balance penchera du côté de l'intime, de l'introspection, bien loin du voyeurisme et du sensationnel...

Là, on le sent très vite : on est ferré, impossible de lâcher, la nuit (la vôtre) sera courte… Quant à la journée du lendemain, n'y pensons même pas !

(Ça y est, vous avez chaussé vos baskets pour courir chez votre libraire ? Soyez polis, je n'ai pas fini… Encore deux mots, hein!)

Il y a aussi tous ces petits détails dont fourmille le texte et qui font toute sa richesse : ils nous laissent entrevoir l'immense imagination de l'écrivaine, ainsi que son incroyable travail de documentation. L'effet de réel est saisissant. Où que l'on soit : dans une usine, accroupi dans l'herbe à observer les petites bêtes ou devant un paysage du Massif Central : on y est, on y croit, les scènes se déroulent devant nous… (Bon, d'accord, quand on s'appelle Tavernier, on a été à bonne école - je pense au père, bien sûr, mais aussi à la mère scénariste!) Impossible de faire un pas de côté : on vit ce que vit le personnage principal, Thierry, sa « tempête sous un crâne » : on est embarqué comme lui dans la tourmente. Que de finesse dans ce portrait d'un homme accablé, détruit, que de subtilités, de nuances dans la description de son évolution psychologique...

Encore deux mots… (si vous êtes encore là - j'en doute!)

Il a aussi cette écriture si juste, si sensible, si poétique...

Ces fins de chapitres remarquables…

Cette grande maîtrise de la construction…

Et enfin, cette fin si belle qui nous éclate à la figure, nous transfigure et nous emporte malgré nos réticences, nos résistances, nos refus… On touche là à l'humanité dans ce qu'elle a de plus absolu, de plus sublime...

Allez, je n'ai pas de mots, c'est magnifique et Tiffany Tavernier est la plus grande.






 

mercredi 3 février 2021

Narcisse était jaloux de Fabrice Chillet

Éditions Finitude
j'ai beaucoup aimé

 

Léo n'est pas un être de passion : originaire de la région d'Angers, il a suivi son ami Paul à Paris pour étudier… Pourquoi Paris ? Pourquoi pas, vous répondrait-il... Sans ambition ni volonté, il a laissé la vie se dérouler gentiment, a trouvé un emploi d'enseignant dans un institut privé où de riches familles asiatiques inscrivent leurs grands enfants, a rencontré une jeune Japonaise à la peau douce et blanche. Ce n'est pas l'amour fou mais les plaisir charnels l'aident à surmonter le vague ennui de cette relation… Comme vous l'aurez compris, notre narrateur déambule dans la vie comme on se promène le long de la Seine en regardant les péniches passer et l'eau du fleuve s'écouler lentement. Un jour, son ami Paul lui demande de l'aide : il a rencontré une certaine Julia, artiste peintre, dont il est fou amoureux. Il souhaiterait la présenter à Léo afin que ce dernier rédige un petit texte au sujet de la prochaine exposition. Oui, pourquoi pas, mais Léo n'est pas un spécialiste de ce troisième art. Il manque de références et ne voit pas trop comment il va être capable de se lancer dans une quelconque analyse du travail de Julia. Qu'à cela ne tienne, cela aura au moins le mérite de mettre un peu de piment dans sa vie un peu terne… Aussi accepte-t-il 1° de rencontrer Julia, 2° de rédiger un petit quelque chose…

Ce qui fascine dans ce roman, c'est tout d'abord la complexité des personnages : qui sont-ils vraiment ? Que veulent-ils ? J'aime m'interroger sur les motivations de Léo, ses arrière-pensées, ses desseins… Pourquoi tourne-t-il ainsi autour du personnage de Julia : par jalousie (comme le suggère le titre) ? par amour ? par désir ? par volonté de séduire ? de dominer (façon de rassurer son ego) ? par curiosité ? par ennui ? par jeu ? par perversité ? ou bien parce que sa peinture finit par le fasciner réellement ?

En effet, tout se passe comme si les natures mortes de Julia permettaient à Léo d'accéder au monde, de le voir autrement que comme un vase en morceaux. De fait, il semblait avant cette rencontre vivre dans un monde d'illusions où tout n'était que déformation du réel. Léo aime les selfies (lieu même de la falsification des corps), son reflet dans les vitrines ou dans les miroirs des cafés… Il prend plaisir à jouer avec les photos que sa fiancée asiatique au « corps en puzzle » lui envoie  : il les agrandit exagérément, s'amuse des gros plans : « le lobe de son oreille droite, un minuscule grain de beauté, le pli au coin de ses lèvres charnues.  » Voit-il vraiment la jeune femme ? Pas sûr !

Son « découpage » du monde semble révéler son incapacité à en appréhender l'unité : « Avec mon miroir, ma loupe, ma longue vue, je faisais le tri des sujets. Ce qui valait la peine ou pas d'être retenu, d'être sauvé. J'observais, j'évaluais et je statuais. Tout ce qui n'était pas dans le cadre demeurerait invisible à jamais. »

De même qu'il ne voit pas, Léo ne se connaît pas. Son propre moi lui échappe. Il joue un rôle, se met en scène. Paris est pour lui le lieu idéal : « Pour moi, Paris était la ville de tous les décors, de toutes les ambiances pour changer de costumes, de partenaires. »

C'est par l'entremise de la peinture de Julia qu'il parviendra à une réelle connaissance de lui-même, à une construction de son identité, de son intériorité et à une vraie capacité à observer le monde qui l'entoure et peut-être aussi à aimer...

« Narcisse était jaloux » s'apparente en cela à un roman de formation : ce Léo, égocentrique (mais l'est-il plus que n'importe qui, à notre époque ?) et pervers, cet homme seul, mélancolique, désenchanté, va apprendre à contempler le monde. Julia le lui dira : «  vous ne savez pas regarder… Il ne s'agit pas de penser. Regarder d'abord, pour comprendre. » C'est précisément la voie qu'il suivra.

Enfin, disons-le, fluide et élégante, l'écriture de Fabrice Chillet est un délice, on se laisse porter par ses phrases qui coulent agréablement… L'auteur est très doué pour créer une atmosphère particulière et l'évocation des errances parisiennes de notre personnage un brin balzacien dans son désir de ne pas s'enterrer en province est particulièrement bien rendue. Paris va bien à Léo. La ville est à son image, à moins que ce ne soit elle qui ait déteint sur lui... En tout cas, la façon dont il traîne son vague à l'âme dans le VIe arrondissement m'a ravie...

Après Un feu éteint (Finitude, 2018), Fabrice Chillet nous offre encore une fois un roman original et subtil dont l'atmosphère envoûtante et la profondeur psychologique des personnages achèvent de nous ravir : encore une fois, une très belle réussite !