vendredi 30 juillet 2021

Le goût du vrai d'Étienne Klein

Tracts Gallimard
★★★★★

Deux mots sur ce court essai extrêmement clair et lumineux comme tous les textes d'Étienne Klein.

L'auteur s'appuie sur un sondage du Parisien datant d'avril 2020 ; à cette question complètement absurde : « D'après vous, tel médicament est-il efficace contre le coronavirus ? », 59 % des personnes interrogées répondent oui, 20 % non. Seules 21 % répondent qu'elles ne savent pas.

Bilan des courses : 80 % des gens répondent à une question dont ils sont dans l'incapacité totale de connaître la réponse.

Ahurissant…

Rapport complexe des hommes à la vérité…

Il apparaît tout d'abord que nous tenons pour vrai ce qui nous plaît, ce qui nous arrange, ce qui répond à nos vœux : autrement dit, nous aimons prendre nos désirs pour la réalité. Nietzsche prédit déjà en 1878 que « le goût du vrai va disparaître au fur et à mesure qu'il garantira moins de plaisir.» Donc, je juge faux ce qui me déplaît, ce qui me gêne, ce qui remet en cause mes convictions.

Par ailleurs, on a tendance à considérer comme vrais les propos des gens que l'on admire. J'aime X, il est beau, populaire, riche, du même parti politique que moi, donc ce qu'il dit est vrai.

Enfin, on aime parler des choses que l'on ne connaît pas. Et ce, avec un aplomb étonnant ! C'est une façon d'asseoir notre pouvoir. Ça fait con de dire « je ne sais pas ». Ça fait con de douter.

Alors, pour asséner notre vérité que l'on juge être LA vérité, on s'appuie sur notre intuition personnelle, notre expérience, notre vécu et l'on oublie que la science n'a rien d'intuitif et que les vérités scientifiques sont non seulement assez souvent contre-intuitives mais changeantes.

Le risque est que l'on finisse par considérer la science comme une « une croyance parmi d'autres ». De peur d'être manipulé, trompé, on la remet en question et on finit par douter de son existence. On arrive donc à une situation étonnante : on veut à tout prix la vérité mais on met en doute la parole des scientifiques. Du coup, on ne croit plus en rien sinon en notre vision personnelle de la vérité.

Ce qui nous gêne aux entournures, c'est le fait que la vérité scientifique s'inscrit dans une temporalité longue à une époque où il faut aller vite. Et comme il est difficile pour les chercheurs interrogés par les journalistes de dire qu'ils ne savent pas, ils tombent dans le piège, lancent des hypothèses avant d'avoir de véritables preuves et cela se retourne contre eux.

Peut-être que pour tenter de résoudre ce problème, il faudrait que la science soit mieux partagée, or les canaux de communication actuels mélangent informations, croyances, opinions, commentaires. Tout est logé à la même enseigne, mis sur le même plan. Tout se confond sur la toile et donc dans l'esprit des gens.

Je vous invite à lire ce texte intelligent et très éclairant qui nous ramènera peut-être sur le chemin des Lumières dont on s'écarte dangereusement, plus ou moins volontairement d'ailleurs, tant il est confortable de vivre dans son petit cocon de certitudes…


 

mercredi 28 juillet 2021

La Marche du canard sans tête d'Iegor Gran

Éditions POL
★★★★☆


Bon, on est bien d'accord, je viens ici faire la recension d'un petit livre engagé qui dresse un bilan, hélas provisoire, de nos années COVID. Les propos qui suivent n'engagent que l'auteur, même si je dois bien l'avouer, certaines de ses idées ont fini par me convaincre. Visiblement Iegor Gran est fâché, très fâché même après le gouvernement français tout en ayant parfaitement conscience que nos voisins européens n'ont pas fait beaucoup mieux dans la gestion de cette crise sans précédent…

D'abord, parce que, selon lui, certains choix politiques sont parfaitement contestables : on a confiné à plusieurs reprises toute la population, arrêtant de force l'intégralité du système économique français. Les crèches, les écoles, les facs ont fermé. Les conséquences dramatiques de ces choix n'ont pas tardé à se faire sentir (et on est loin d'être au bout de nos peines!) : le taux de chômage a explosé, les faillites des petits commerces se sont multipliées, les suicides aussi. On le sait, les décrochages scolaires ont été nombreux et pour beaucoup, il faut en être conscient, ils sont irrémédiables. Les prépas, elles, n'ont pas fermé lors du second confinement malgré leurs 40 élèves par classe contrairement aux TD des facs : « le réflexe sociologique de reproduction de l'élite française n'a pas été amoindri par le COVID. » Pourquoi ?

L'impact psychologique sur les jeunes est immense et durable si j'en juge par l'attitude de certains élèves dans les collèges en cette fin d'année 2021. Du jamais vu.

Donc, toute une société à l'arrêt. Une dette qui va peser longtemps sur les épaules des jeunes. Question : était-ce nécessaire ? Était-ce nécessaire dans la mesure où, finalement, la tranche d'âge des 0-45 était très peu touchée ? (en novembre 2020, ils représentent un pour cent des décès en hôpital contre 90 pour cent pour les plus de 65 ans.)

Iegor Gran pense que l'on a sacrifié les plus jeunes, ceux qui construisaient leur avenir et qu'on en a même fait des boucs émissaires. Solidarité, oui, à condition que les efforts soient partagés ! Beaucoup de jeunes ont abandonné leurs études, se sont retrouvés sans petits boulots, exit les stages, les séjours à l'étranger, exit les copains, les rencontres, exit la vie quoi. Ils ont morflé et ils morfleront encore longtemps pour payer la dette alors que finalement, encore une fois, ils étaient très peu touchés par le COVID.

Jamais au contraire les gens plus âgés n'ont été invités à se protéger davantage que les autres (ou alors, le projet a vite été enterré), ce qui aurait été logique vu leur fragilité.

On a fermé certains petits commerces jugés non essentiels : était-ce là qu'il y avait foule, chez les libraires, les fleuristes, les cordonniers? N'aurait-on pas pu continuer à vivre, à se rendre dans une librairie, chez le coiffeur, au restaurant, en respectant les distances, bien sûr ?

Et ce fameux masque : pourquoi une société aussi riche que la nôtre a-t-elle mis autant de temps à en produire ? ( et j'ajoute cela : pourquoi ces masques ont-ils été vendus aussi cher au début ? Cinq euros le paquet de 10 ! Les familles dans le besoin avaient-elles les moyens de s'en procurer? Je m'interroge.)

On a sacralisé l'hôpital pour protéger l’État. Pourquoi aucun lit d'hôpital n'a t-il été créé entre le premier et le second confinement ? On avait bien dit qu'on en manquait. Et les chiffres prouvent qu'on en aurait même perdu !

On a nagé dans la pire des absurdités (on en rirait, tiens, maintenant si ce n'était pas si grave!) Inutile que je vous donne des exemples, vous les avez en tête ! N'oublions pas quand même qu'à un moment donné on ne pouvait s'habiller, se chausser que via Internet… Pratique pour essayer… Amazon s'est régalé… Il a fallu emballer les présentoirs de livres, de sous-vêtements et de chaussettes ...

Et dans les églises, c'était trente. Peu importe la taille de l'édifice. Trente.

L'État a voulu nous protéger, il a voulu bien faire, répondrez-vous à l'auteur. On était dans l'urgence, la situation était exceptionnelle. Du coup, on a vécu dans le présent, dans l'immédiateté, sans penser aux conséquences à long terme sur les jeunes notamment.

Et puis, si l'on veut réellement préserver la santé des Français, on pourrait par exemple tenter de diminuer la pollution, l'usage des pesticides, proposer des salaires décents et des logements salubres et des fruits pour l'été à moins de cinq euros…

Allez, vous l'aurez compris, Iegor Gran nous livre ici un pamphlet cinglant, décapant, vif, drôle aussi, pour dénoncer les choix politiques posés par le gouvernement face à la pandémie, les improvisations, les incohérences, les cafouillages qui ont souvent donné lieu à des règles absurdes et injustes.

On peut ne pas être d'accord… En tout cas, ce petit livre a le mérite de faire réfléchir et pourquoi pas, de remettre en question toutes nos belles certitudes.

Salvateur donc !

 

mardi 27 juillet 2021

Ainsi nous leur faisons la guerre de Joseph Andras

Éditions Actes Sud
★★★★★

Si je n'ai pas tout oublié de ma lecture un peu ancienne de ce petit livre qui a bien failli échapper à mes radars, c'est qu'il m'a marquée. Je précise quand même que je l'ai lu deux fois, une écriture un peu serrée à la Éric Vuillard m'y invitait…

Trois nouvelles donc dont le thème fédérateur est la cause animale. Dans la première, il est question du fameux chien de Battersea : un pauvre croisé terrier de six kilos qui, en 1903, dans une université londonienne, sert à plusieurs reprises de cobaye à une équipe de médecins particulièrement insensible… Les uns rient, les autres fument pendant que la bête souffre. Ce triste spectacle ne fait pas marrer tout le monde : deux femmes présentes dans l'assistance ne lâcheront pas le morceau, elles écriront, contacteront les journalistes, les politiques, se déplaceront, gueuleront. Or, quand on est une femme, à cette époque, on est plutôt invité à se la fermer. Comme si on était un chien.

Non, elles n'ont pas ri, Lizzy Lind-af-Hageby et Leisa K. Schartau, (j'écris leur nom parce qu'elles en ont un) et leurs actions ont conduit à un procès. L'entêtement d'une troisième femme sera à l'origine de la World League Against Vivisection. Ce n'est pas rien. Tiens, d'elle aussi vous allez connaître le nom : Louisa Woodward.

Et le maire de Battersea (ah, Battersea, « une tanière de frondeurs – par paquets des rouges, des républicains, des autonomistes irlandais, des féministes, des opposants aux colonies et au saccage des bêtes, bref, la canaille au grand complet. »), le maire de Battersea donc, suite à tout ce bazar, fait ériger une statue de chien, un bronze et granit rose poli à la mémoire de l'animal mort dans les laboratoires de l'University College. Alors là, c'est la débâcle : manifestations, bagarres, pétages de plomb ont lieu autour de cette statue placée nuit et jour sous surveillance policière, déboulonnée, reboulonnée, mise en pièces.

Une autre sera réinstallée en 1985.

La seconde nouvelle met en scène ce qui se passe en 1984 dans les labos d'un campus californien où l'on teste un sonar électronique sur des macaques. 24 bêtes. On les aveugle et tout le reste. Impossible de tester ça sur de l'humain, ce serait inhumain. Sur le macaque on peut. Mais Val pense qu'on ne peut pas. Elle attend Josh sur un parking. Lui et les autres doivent libérer quelque 700 animaux. Pour le moment, Josh n'arrive pas et Val pense que tout est foutu et que jamais elle ne pourra conduire chez un véto un pauvre petit macaque nommé Britches (nommons ceux qu'on ne nomme jamais) qui n'a jamais vu grand-chose de la lumière ni rien vécu de bien sympathique sur cette foutue terre…

Enfin, c'est l'histoire d'une fuite, d'une course folle et terrible, celle d'une vache et de son veau qui ne veulent pas mourir. Ils se sont barrés, ils ont couru, de toutes leurs forces, sautant ravins et ruisseaux, chemins creux et fossés, deux bêtes en cavale, pour rester en vie, deux bêtes poursuivies par une horde de flics chargés de faire respecter la loi. La mère se prendra 70 balles dans le ventre. Rien que ça. Ce texte, c'est sûr, je m'en souviendrai toute ma vie.

C'est évidemment très fort, très beau, « supportable » si je puis dire (en tout cas, moi j'en ai supporté la lecture) malgré l'horreur du propos.

Indéniablement un grand texte. Un grand texte engagé. Et qui fait sacrément réfléchir.    

                                           




 

mercredi 7 juillet 2021

Double vitrage de Halldora Thoroddsen

Les Éditions Bleu et Jaune
traduit de l'islandais par J-C Salaün


Derrière les fenêtres de son appartement du centre de Reykjavik, une femme âgée contemple le monde dont les échos lui parviennent comme assourdis. Si son cocon la protège de toute la violence dont elle entend parler, il la soustrait aussi à cette vie du dehors qu'elle contemple comme on regarderait un film ou un tableau. Un chat qui passe, la vie des gens dans les immeubles autour, un homme qui court, des enfants qui jouent. Elle ne fait plus vraiment partie de ce monde et pourtant, elle sort encore un peu pour voir les quelques amis qui lui restent, ceux qui ne sont pas encore morts, se rend au club pour discuter avec Magga, Stefan, va certains soirs au pub boire un verre de gin… Et puis, son frère, ses enfants sont là, ils lui rendent visite, elle n'est pas seule.

Et pourtant...

Dans le fond, se dit-elle, elle a toujours vécu « à la lisière », « au seuil ». Elle est bien chez elle, dans cet appartement où tout lui est cher. Elle écoute les informations, serait prête à descendre dans la rue manifester s'il le fallait… Dans le silence qui est le sien, elle écoute le flux de ses pensées, se laisse porter là où sa conscience l'entraîne, souvent dans le passé…

Mais qui est-il celui qui la regarde et qui semble vouloir se rapprocher d'elle ?

« - Quel âge avez-vous ? demande-t-elle.

- Soixante-quinze ans. Si vous voulez le bilan complet : mon audition n'est pas mauvaise, sauf lorsqu'il y a beaucoup de monde, mes yeux me sont encore utiles et mes genoux sont en piteux état, je marche avec une canne, comme vous avez pu le constater.

- Et l'odorat ?

- Acceptable, merci. Et vous, qu'est-ce qu'il vous reste ?

- L'odorat est devenu plus subjectif avec l'âge, il m'envoie constamment des parfums de ma jeunesse. J'ai probablement cessé de sentir le présent. Je ne suis pas apte à juger le toucher et le goût, je n'en ai pas suffisamment fait l'expérience. »

Elle rencontre Sverrir. Un amour est-il encore possible ? À 78 ans ?

« La seule chose qui ne se soucie guère de l'âge est l'amour, il colore l'existence tout entière, même si les couleurs changent au fil du temps. »

Et si cette relation allait transformer la narratrice ? Si, de celle qui voit, elle devenait celle qui est, par ce monde et dans ce monde qu'elle a tant contemplé sans jamais oser en être vraiment ?

Un texte poétique, intime et délicat qui ne cherche pas à idéaliser la vieillesse ni à masquer les souffrances du corps et les errances de l'âme. Avec beaucoup de pudeur, les mots nous permettent de suivre les pensées d'une femme sensible et perméable au monde. Ces mots nous disent aussi que tout est possible, à tout âge, aussi bien la vie que l'amour. Et c'est tellement beau...