mercredi 24 novembre 2021

La plus secrète mémoire des hommes Mohamed Mbougar Sarr

 

Éditions Philippe Rey
★★★★★

 Quel livre étonnant que le Goncourt 2021 ! On plonge littéralement dans une œuvre foisonnante, polyphonique, protéiforme, aux registres multiples, une toile d’araignée labyrinthique aux pouvoirs hypnotiques de laquelle je vais tenter de m’extraire en me servant de la dédicace comme d’un fil d’Ariane, seule façon d’échapper à son sortilège et d’en percer le mystère ...

« Pour Yambo Ouologuem »… Une petite recherche sur Google m’apprend que cet homme est un écrivain d’origine Malienne qui a reçu en 1968 le Prix Renaudot pour Le devoir de violence.

Très vite, il fut accusé de plagiat. Discrédité, il retourna au Mali en 1970, devint marabout et se fit oublier... à tel point qu’on le déclara mort dix ans avant son décès !

Est-il le fameux T.C. Elimane, l’auteur de l’oeuvre mythique écrite en 1938 : « Le Labyrinthe de l’inhumain » au coeur du roman de Mbougar Sarr ? En tout cas, il en fut certainement le modèle.

Et c’est bien la première chose qui fascine dans ce Goncourt, à savoir la façon dont l’auteur fait de cet homme magnétique un mystère, une énigme, une ombre.

En effet, T.C. Elimane est la quête centrale de l’oeuvre : tout converge vers son absence, son effacement, sa disparition.

Qui est-il ? Où est-il ?

Tous s’interrogent. Tous émettent des hypothèses. Il est au coeur du dispositif narratif : les voix que l’on entend se confient, racontent, témoignent, révèlent, confessent... Il a été vu ici, là, mais était-ce bien lui ? Personne ne sait. Sa trace s’est effacée. Où se cache l’écrivain de génie ? L’envoûtant T.C. Eliman ? Pourquoi a-t-il disparu ? Pourquoi se cache-t-il ? Est-ce parce qu’on l’a accusé de plagiat ? Est-ce parce qu’il a jugé que son œuvre n’avait pas été bien comprise ?

En 2018, 80 ans plus tard, un jeune écrivain sénégalais, Diégane Latyr Faye lit « Le labyrinthe de l’inhumain.» Fasciné par ce roman, il part en quête de cet écrivain fantôme, interroge, écoute…

Les témoignages se croisent, les pièces du puzzle tentent de coïncider. Mais les propos recueillis sont fragmentaires, faux, imaginaires, empreints de la plus grande passion ou de la plus terrible colère. Et les gens, bavards, causent des nuits entières jusqu’à l’aube, imaginent, affabulent. On ne saura pas. Ils font chacun, par leur discours, œuvre de littérature, créent le mythe.

Parfois, il faut bien le dire, on ne sait plus qui parle. Les mots tiennent tout seuls, tourbillons, vertige, ivresse, la logorrhée se fait personnage, elle prend corps, elle a toutes les formes, tous les aspects. Sur la pointe des pieds, elle va chercher le mot rare, joue l’érudition, tout en plongeant volontiers dans la fange avec l’emploi de termes familiers ou vulgaires.

La langue est celle du griot, l’artisan du verbe, l’éveilleur de conscience, la voix des esprits, qui ne s’arrête jamais de conter… Elle saoule, enivre, sature, nourrit. Elle produit le vertige, le ravissement, le saisissement. Elle vous pompe, vous vide. Elle ne s’arrête jamais. Le livre fermé, vous l’entendez encore.

À la fin, vous n’êtes plus rien comme si vous sortiez d’un songe.

Il vous faut pourtant retourner au rivage, quitter l’envoûtement, vous défaire du charme. Reprendre pied, dans la vie réelle. Pas simple.

Je me suis laissé porter, je n’ai pas toujours cherché d’où venaient les voix. J’ai plutôt tenté de comprendre ce qu’elles disaient : elles m’ont parlé de littérature africaine et de sa réception en France, elles m’ont hurlé le désespoir de ceux qui ont le sentiment de n’être pas lus correctement, de n’être pas compris, elles se sont fâchées très fort au sujet de ces livres dépourvus d’écriture, de style et qu’on appelle malgré tout « œuvres littéraires ». Elle m’ont dit aussi que certains écrivains noirs s’étaient perdus à vouloir enfiler des costumes d’hommes blancs, en cherchant à tout prix à être reconnus dans les cénacles européens. Inutile complaisance...

Certains sont partis pour cela, ils ont quitté leur mère, comme Perceval, sans se retourner.

Et l’on sait où cela mène...

Ils ont abandonné père et terre, ont erré, comme on erre quand on veut conquérir un Occident que l’on imagine accueillant et souverain. Aveuglés par leur désir de reconnaissance, leur grande naïveté et leur jeunesse, ces jeunes écrivains noirs ont été incapables d’entrevoir qu’ils resteraient à jamais des étrangers et que si un jour acceptation il y avait, elle ne serait que passagère et au fond, illusoire.

Et puis, rejetés car au fond incompris, seuls à jamais, ces écrivains à l’écriture unique, singulière, inouïe, insolente et libre ont renoncé, sont revenus au pays pour se réfugier dans le silence et mourir.

Doit-on absolument répondre à la vocation de la littérature et ce, à n’importe quel prix ? Pourquoi, pour qui et de quel lieu écrit-on, dans le fond, quand on écrit ? Pour chercher la gloire en Occident ? Écrit-on du lieu où l’on est ou du lieu où l’on a vécu son enfance ? Et avec quelle écriture est-ce possible, quelle voix ? Celle du pays où l’on vit ou celle du pays d’où l’on vient ? Finalement, la seule terre d’accueil de ces écrivains africains n’est-elle pas la littérature, seul lieu de refuge, seul endroit où aller, où garder quelques traces du pays natal ?

Peut-être, la voix de Sarr donne-t-elle quelques éléments de réponse ici... Ne dit-elle pas que si l’on veut partir, il faut surtout ne rien renier, refuser la moindre concession, ne pas chercher à être un autre, ne jamais détourner la tête au risque d’oublier son passé, ses racines ?

Seule façon d’être vrai et honnête.

« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront », écrit R. Char dans « Rougeur des matinaux ».

Le temps est arrivé où c’est enfin possible.

Puisse-t-il durer, ce temps-là …




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