jeudi 30 novembre 2023

Tout le monde n'a pas la chance d'aimer la carpe farcie d'Élise Goldberg

Éditions Verdier
★★★★★
(coup de coeur!)


 Tout part d’un frigo, celui du grand-père maternel qui vient de mourir. Un petit frigo, parfait pour un petit appartement parisien. Un frigo qui ne sent ni la carpe farcie, plat traditionnel de la cuisine ashkénaze, ni les oignons frits. Mais il a dû contenir de ces nourritures de l’enfance qui surgissent soudain à la mémoire de l’autrice. Attention, c’est un banquet, une orgie : beignets d’Haman, bortsch, cornichons sucrés (énormes) (dont vous aurez une étude comparée digne de 60 millions de consommateurs !), pattes de poulets, genoux de veau, chou en veux-tu en voilà, truites aux amandes et cakes au miel. Mais attendez attendez, il faut les mots pour apprécier les mets: shnitzels, leykekh, meyguèlè, guèbrentè soup. Vous reprendrez bien un peu de kroupnik ? À moins que vous préfériez du kouguel ou du tshoulnt ? Ah… ces mots… on se régale à les entendre!

Et attention, clou du spectacle : la gefilte fish, la fameuse carpe farcie. En darnes ou en boulettes ? Parce que ce n’est pas la même chose hein !

Avec tout ça, la cuisine ashkénaze vous met l’eau à la bouche ? Lisez ce qui suit… En effet, pour l’autrice, elle serait plutôt  : «  le triomphe de l’irrégularité, les créations de pâte à modeler d’un enfant de cinq ans érigées en art… c’est un foie pas complètement haché, où la dent cherche les grumeaux de viande et d’oignons, ce sont les darnes boursoufflées de farce du gefilte fish, ce sont les ferfels dont aucun ne ressemble à sa germaine, ce sont des raviolis, kreplekh, qui ne ressemblent à rien, c’est un gâteau au fromage fissuré sous le coup de chaud des deux cents degrés. Elle ne se soucie guère de faire bonne impression. Si la cuisine ashkénaze était une personne, ce serait un genre de quidam pas coiffé, les habits froissés, que vous auriez surpris au saut du lit, des traces d’oreiller sur la figure et qui, pour couronner le tout, vous accueillerait en vous tirant une tête de douze pieds. »

Des mets qui convoquent immédiatement la mémoire, les fragments de l’enfance, les traditions et la culture d’une famille juive polonaise...

Des mets aux maux, à la douleur de l’histoire familiale dont l’autrice essaie de recoller les morceaux, à l’Histoire tout court… Tout se mêle, les recettes, les citations, les souvenirs, les réflexions, les confidences : on passe de Columbo dont l’autrice regardait les épisodes avec son père : « Columbo ne sait pas faire marcher un fax. Le meurtrier doit lui expliquer comment fonctionne le stylo qu’il lui rend. Bref, c’est un shlèmil. Columbo, c’est un pouilleux. Un shlèppèr, un shnorrèr : un pauvre hère. Il ne craint pas de fouiller dans les poubelles- prêt à récupérer le reste du fromage sur la table où gît la victime. N’allez pas croire que Columbo soit issu de l’immigration italienne. Columbo, c’est un vrai Juif ashkénaze et je jurerais qu’en réalité, son plat préféré n’est pas le chili con carne, mais le gefilte fish. », on passe donc de Columbo à la page Facebook « des éplucheurs de boulbès », des blagues juives au destin tragique de la famille et à la Shoah.

Carpe farcie et humour pour évoquer, pudiquement, la Catastrophe…

C’est aborder le pire en le tenant à distance. Rire et sourire pour ne pas pleurer, pour retenir l’émotion, qui est là, toujours, à fleur de mots. Car, ils ne reste plus qu’eux, les mots, et leur pouvoir infini d’évocation, pour témoigner, faire exister. Ils sont porteurs d’un monde disparu et à eux seuls font renaître ce qui n’est plus.

Un livre merveilleux, tendre, drôle, émouvant et plein d’autodérision… Un vrai délice !  

 

dimanche 26 novembre 2023

Que notre joie demeure de Kévin Lambert

Éditions Le Nouvel Attila
★★☆☆☆

 Tiens, la dernière fois, dans un post IG France Inter, j’entends Laure Adler, sourire radieux et lunettes noires, affirmer au sujet du roman de Kévin Lambert : « C’est un livre qui m’a donné de la joie, de l’oxygène, de la vitalité et de l’énergie blabla… c’est de la grande littérature blabla… absolument magnifique blabla… Je l’ai lu sur le tarmac d’un avion, sur mon portable blabla... véritable thriller blabla... »

Bon et bien moi, c’est simple, c’est EXACTEMENT l’inverse !

D’abord, je lis au lit et dans un livre. Ensuite, pour être franche, je ne me suis presque jamais autant ennuyée en lisant un roman, j’ai même cru étouffer tellement les phrases à rallonge obligent à une lecture en apnée. Et plus le temps passait, plus je me réfugiais dans d’autres activités plutôt que de lire. Bref, le cauchemar. Mais, je ne veux pas en rester là. J’aimerais tenter de me justifier et de dire pourquoi je n’ai pas aimé et pourquoi d’autres ont adoré (s’ils sont honnêtes dans leur critique.) Ce livre a été primé. Il a donc été apprécié. Voyons voyons…

Pour tout dire, ce n’est pas ma première expérience malheureuse avec Kévin Lambert. J’ai tenté, autrefois, de lire « Querelle de Roberval » : en vain. J’avais trouvé ce texte sans intérêt et je n’en comprenais absolument pas le propos.

« Que notre joie demeure » se présente comme un texte très serré : pas de dialogues ou très peu, beaucoup de descriptions ou de considérations sociologiques, des phrases très longues – mais pourquoi pas. Le problème, c’est qu’à chaque page, il me semblait voir les coutures du texte, le mode de fabrication, l’effet recherché, comme si les procédés mis en œuvre n’avaient rien de digéré (alors évidemment, quand on en est arrivé aux multiples références à Proust, j’ai éclaté de rire!) (on avait compris Kévin, n’en fais pas trop quand même!) Continuons. La dimension cinématographique est omniprésente (là aussi, le procédé est très appuyé) : au début du roman, dans un très long plan-séquence, la caméra semble constamment tourner autour des personnages réunis pour une réception chez les ultra-riches. On survole tout ce beau monde, allant de l’un à l’autre et chopant ici et là des bribes de conversations. C’est une soirée d’anniversaire, les gens (qu’on ne connaît pas, donc on essaie péniblement de repérer qui ils sont …) sont tous vaguement bourrés et les conversations sans grand intérêt (ce n’est pas moi qui le dis mais le texte) se prolongent sur quatre-vingt-neuf pages.

Jusque là, il serait malhonnête de dire que cela nous donne de la joie, de l’oxygène, encore moins de la vitalité… Quant à parler de thriller… Mais bon, ce n’est que le début, on y croit encore...

Ensuite, on apprend que le personnage central du roman, une architecte hyper-friquée, Céline Wachowski, a conçu un bâtiment pour le siège social d’une entreprise Webuy à Montréal. Pour différentes raisons, elle ne pourra élever le bâtiment de ses rêves, comme toujours j’imagine quand un archi a un projet grandiose en tête et que des contraintes économiques le ramènent sur terre. Les travaux commencent. Or, un beau jour, elle découvre qu’un article paru dans le New-Yorker attaque son travail, l’accusant, entre autres, de favoriser la « gentrification ». Évidemment, ladite architecte en prend un coup. Il est vrai qu’elle nous avait été décrite p 94 comme une femme persuadée de pouvoir, grâce à son travail, changer la vie des gens, alléger leurs souffrances et leur donner l’impression de faire partie de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes. Franchement, est-ce ironique ? Eh bien, je n’en sais rien car il ne me semble pas y avoir beaucoup d’humour dans ce texte… Donc faisons le point. CW a des problèmes. Mais comme CW n’est pas spécialement un personnage attachant, on peine à avoir la moindre empathie pour cette dame.

De la joie, de l’oxygène, de la vitalité… toujours pas. Et pas l’ombre d’un thriller (je n’ai jamais vu une intrigue aussi plate!)

Partie 3 : un long passage plus ou moins sociologique sur le fait qu’il est difficile de se loger à Montréal. CW et deux autres personnages (deux homos dont un noir, personnage pour lequel il a fallu avoir recours à un sensitivity reader pour être sûr de ne pas dire trop de conneries à son sujet) fument sur une espèce de rooftop en regardant le ciel. Puis, comme CW est dans la misère, elle marche dans les rues de Montréal au lieu de rentrer directement chez elle. Elle se dit dans une espèce de stream of consciousness que le monde est vraiment pourri. Elle repense à son enfance (elle était pauvre avant… ) (tiens, on l’attendait le coup de la transfuge de classe …) (elle est de gauche, hein, c’est quelqu’un de très bien... tout ce qu’elle fait de mal, ce n’est pas de sa faute hein...) et elle lit Proust (ça n’en fait pas un personnage plus profond pour autant mais bon…) et on arrive ENFIN à la scène finale (scène de réception pour l’équilibre de la construction narrative - je le précise au cas où...) archi-ridicule dans laquelle des manifestants rentrent chez l’archi pour tout péter mais cette dernière renvoie la police parce qu’elle comprend dans le fond les agissements de ces gens-là (elle est de gauche vous dis-je) (et tant pis pour le Bruegel qu’ils ont mis en pièces). Ces manifestants, on ne les a jamais entendus dans l’oeuvre qu’en bruit de fond, à l’exception d’une certaine Marion qui dans la scène finale participe à la soirée et trouve CW franchement très bien...

Moi à ce stade, j’ai perdu toute énergie, je suis épuisée par tout ce bavardage qui part dans tous les sens, j’ai l’impression d’avoir perdu mon temps en lisant le texte de quelqu’un qui tente de se faire passer pour le nouveau Proust, qui confond sociologie et littérature, qui surfe sur les thèmes à la mode en actionnant toutes les ficelles et dont les personnages manquent singulièrement d’âme. On lit ce texte froid et ennuyeux comme on feuillette un magazine people aux pages glacées. Et finalement, on ne sait pas quel est le sens de tout ce fatras…

Être un jeune auteur canadien dans l’air du temps et titulaire d’un doctorat de création littéraire qui fait la part belle aux minorités et aux femmes modernes qui en veulent. Peut-être est-ce là la clé de la réussite...

Allez, je vais citer un article de Marceau Cormerais dans Les Échos qui résume parfaitement ce que je pense : « Il s’agit d’un roman à la construction lourde dont la langue empruntée sonne faux et où les personnages réduits à la simple allégorie de leur ethnie ou de leur sexualité, voguent sur une intrigue sans force. »

Merci Monsieur, je me sens moins seule.  


 


 

samedi 18 novembre 2023

Trust de Hernan Diaz

Éditions de l'Olivier
★★★★★

 Finalement, l’intérêt d’être débordée et de laisser passer un peu de temps avant d’écrire une chronique, c’est que l’on voit si le livre continue à « vivre » en nous ou si on l’oublie…

Eh bien, il est clair que « Trust » m’a beaucoup marquée, notamment le portrait du personnage central : Helen Rask.

Que je vous explique : « Trust » (prix Pulitzer 2023) est un roman constitué de quatre romans racontant plus ou moins la même histoire à travers quatre points de vue différents.

Au coeur de ces quatre histoires, se trouve une femme : Helen Rask, mariée à un richissime magnat de la finance, héritier d’une immense fortune. Nous sommes à New York dans les années 1920, les spéculations boursières vont bon train jusqu’au krach boursier de 29.

Or, étrangement, le mari d’Helen, Benjamin Rask, va très bien s’en sortir grâce à un flair absolument incroyable… Cette première partie est racontée par un certain Harold Vanner et a pour titre « Obligations »… C’est un délicieux récit classique à la Edith Wharton. Quelle fut ma déception de découvrir qu’il prenait fin à la page 128 !

En effet, commence ensuite un autre texte, plus ou moins inachevé, qui a pour titre « Ma Vie » écrit par un certain Andrew Bevel et que découvre-t-on ? Plus ou moins la même histoire sauf qu’Helen s’appelle Mildred et l’auteur serait... son mari …

Ah ah… c’est bien mystérieux tout ça, n’est-ce pas …

S’en suivront deux autres parties, chacune d’elles écrite dans des styles différents et vous verrez, le puzzle va petit à petit prendre forme. Ayez confiance, c’est vraiment génial ! C’est vrai qu’à certains moments je me suis demandé où on allait et si ça valait le coup de lire une seconde histoire un peu semblable. Mais si, c’est très bien fait, même si l’on peut regretter peut-être quelques longueurs ici ou là.

« Trust » est un magnifique texte féministe qui met en place des personnages forts et attachants. Oh, ce personnage d’Helen/Mildred est incroyable ! Et vous verrez, la fin est un éblouissement !

Bref, j’ai adoré !


 

dimanche 5 novembre 2023

Retour sur la rencontre avec Gaspard Koenig en terre normande le 4/11/23



 Il est arrivé à la médiathèque de Condé-en-Normandie avec ses grosses chaussures de marche. En voisin, comme il dit.

En effet, Garpard Koenig habite à Montilly-sur-Noireau, petite commune de l’Orne. 720 habitants. C’est certain, ici, il a tout loisir de les observer ses vers de terre ! Je connais bien la région, j’y vis depuis fort longtemps. Pur hasard des mutations de l’Éduc Nat ! Un peu le bout du monde. Beaucoup de vert. Mais, on s’y fait ! Bon, les maisons ne sont pas chères et les terrains encore moins. 

En tout cas, c’est en observant les petites bébêtes batifolant dans le sol que Gaspard Koenig a eu l’idée d’écrire « Humus », un roman d’apprentissage contemporain qui met en scène deux personnages pleins d’idéaux, sortant d’AgroParisTech et qui vont vouloir trouver des solutions pour améliorer l’état de notre planète. 

L’un veut créer des lombricomposteurs individuels pour que les gens puissent retraiter leurs déchets organiques tandis que l’autre va quitter le plateau de Sarclay pour un petit village de l’Orne (qui ressemblerait bien à Montilly) afin de redonner un peu de vie aux terres malmenées du grand-père. Ils vont se heurter tous deux aux illusions, aux échecs, aux compromis. L’auteur explique qu’il n’a pas de solution, qu’il n’y a pas de message dans ce roman, ce n’est pas un roman à thèse. S’il avait des solutions, il aurait écrit un essai … N’empêche qu’une question se pose : face au désastre écologique, que fait-on ? Il s’est beaucoup documenté, s’est rendu à Rouen pour visiter une usine de lombricompostage. Pour lui, un roman doit être réaliste, notamment s’il parle de la société dans laquelle on vit. 

Pourquoi le choix des vers pour parler de l’écologie ? Parce que c’est un sujet simple, on a vite fait le tour de la question : 4 vidéos sur Google et un livre de Marcel Boucher : « Des vers de terre et des hommes », chez Actes Sud... Charles Darwin en 1881 (un an avant sa mort) avait déjà parlé des vers de terre dans son livre « La Formation de la terre végétale par l’action des vers de terre.» J’ai consulté par curiosité la notice Wikipédia et franchement, c’est passionnant… si, si… (vous aussi, quand vous aurez lu « Humus », vous ne verrez plus jamais les vers de terre de la même façon !) Bref, Gaspard Koenig rappelle qu’ils forment la première biomasse de la planète ! En effet, sur un hectare de terre se trouvent trois tonnes de vers ! Impressionnant, hein ! En fait, on ne regarde pas ce que l’on a sous les pieds. Notre tête est constamment tournée vers le ciel… Et c’est bien dommage ! 

Souvenons-nous de la servante de Thrace qui rappelle à Thalès que plutôt que de passer tout son temps à observer les astres, il ferait mieux de regarder où il marche, ce qui lui éviterait de tomber dans un puits.. Bref, les vers, c’est un sujet simple, facile à aborder et surtout un sujet d’actualité car n’oublions pas que le 1er janvier 2024, nous serons dans l’obligation de traiter nos déchets organiques.

L’auteur dit se sentir plus proche d’Arthur, il avoue aimer ces personnages assez radicaux, lui qui passe son temps à faire des compromis, comme nous tous d’ailleurs. En tant que philosophe de formation, il explique qu’Arthur est du côté des intentionnalistes (une action est bonne si les intentions sont bonnes) et Kevin des conséquentialistes (la moralité d’une action dépend de ses conséquences, utiles si possible) (Elizabeth Anscombe « Modern Moral Philosophy » 1958) Autrement dit, ces derniers considèrent que « dans un débat moral, on doit attribuer plus de poids aux résultats d’une action qu’à toute autre considération. » 

Donc Kevin se lance dans la création d’une start-up (largement manipulé par une femme parce que l’on sent bien que ce n’est absolument pas son truc tout ça.) La particularité des start-up, c’est qu’elles sont là pour vendre des projets qui ne sont pas forcément rentables. Et Gaspard Koenig de nous rappeler l’incroyable histoire de la start-up Theranos, entreprise américaine fondée en 2018 par Elizabeth Holmes, qui disait avoir trouvé le moyen de faire des tests sanguins très peu coûteux. Elle lève rapidement d’énormes fonds d’investissement (700 millions de dollars) et en 2015, son entreprise « est valorisée à hauteur de 9 milliards de dollars ». Le hic, c’est qu’à aucun moment l’entreprise n’a proposé des tests fiables. Les dirigeants seront inculpés pour fraude massive et Mme Holmes sera condamnée à plus de onze ans de prison, elle qui avait dîné avec les plus grands de ce monde ! Mais sa technique n’était pas au point ! En fait, le fonctionnement des start-up est simple : prétendre que c’est vrai jusqu’à ce que ça le devienne... Elle est belle l’évolution des mécanismes économiques ! On marche complètement sur la tête mais on n’est pas à une queue de vache près, comme on dit chez nous. (là, c’est moi qui parle, pas Gaspard, hein…)

Bon, notre auteur considère que la fin de son roman est optimiste (avec la plantation du hêtre…) et rappelle que Tchernobyl est devenu un refuge pour deux cents espèces d’oiseaux et jouit d’une bio-diversité absolument incroyable. Bref, la nature a repris ses droits et les scientifiques de conclure que finalement, l’impact de l’homme sur la nature est plus négatif qu’un accident nucléaire. La zone est donc devenue un refuge pour de nombreuses espèces menacées et les hommes sont priés de ne pas y mettre les pieds.

A la fin de cet échange passionnant, nous avons bu quelques vers, pardon, verres de poiré et j’ai retraversé mes champs sous la pluie en imaginant tout ce qui se passait sous la semelle de mes vieilles bottes en plastique.

C’est chouette quand même la littérature, ça aide à trouver le bonheur à portée de pied ….


 

vendredi 3 novembre 2023

Humus de Gaspard Koenig

Editions de l'Observatoire
★★★★★

 Quelle gageure que ce texte ! Rendre passionnant un récit sur les lombricomposteurs individuels et industriels, les cinq mille espèces de vers de terre, leur fascinante sexualité (si, si!) et la manière dont ils évoluent dans le sol (selon qu’ils appartiennent à la famille des endogés, des épigés ou des anéciques), le fonctionnement d’une motte de terre, le productivisme agro-industriel et les dégâts irréversibles qu’il engendre… Eh bien, le pari est tenu : on plonge dans un roman classique dont la forme tient un peu du roman d’apprentissage balzacien.

Deux jeunes étudiants en agronomie fraîchement sortis d’AgroParisTech et du plateau bétonné de Saclay, très idéalistes (ou réalistes?), raillant les « bifurqueurs » mais leur ressemblant pas mal, veulent pour l’un, mettre en place un moyen écologique de traitement des déchets (le lombricomposteur), pour l’autre, tenter l’expérience d’un retrait façon Walden dans le bocage ornais (chez moi !) sur les terres du grand-père afin de relancer une agriculture biologique respectueuse de l’environnement. Évidemment, ils vont tous deux rencontrer moult difficultés parce qu’absolument personne ne rêve de posséder un lombricomposteur dans sa salle à manger (sauf les lecteurs du roman archi-convaincus par le projet - non, non, je ne plaisante pas!) Quant aux terres du grand-père, elles sont tellement anéanties par les pesticides et autres saloperies de ce genre que pas un ver ne s’y loge. Le jeune diplômé va donc tenter une « inoculation de lombriciens à des fins de régénération des sols.» On assiste donc aux déboires de ces deux jeunes hommes (Kevin et Arthur), extrêmement attachants l’un et l’autre, se heurtant à une société individualiste, obnubilée par l’argent, la réussite sociale, le rendement, la vitesse et peu préoccupée par les problèmes écologiques. Ils sont tous deux très purs, très authentiques et complètement convaincus, ce qui les rend touchants et terriblement humains. L’on passe donc de la campagne ornaise à la Silicon Valley, d’une usine désaffectée près de Mantes-la-Jolie aux salons de Bercy. On rencontre des « young leaders », des « chief operating officers », des « community managers » (quelle horreur que ces termes !) (je ne connais pas le monde de l’entreprise mais ça ne me donne vraiment pas envie!), des ministres, une inspectrice de la CAF et des militants d’Extinction Rebellion. J’ose à peine imaginer le travail de documentation que l’auteur a dû faire avant de se lancer dans un tel livre où sont décrits avec minutie des milieux extrêmement différents. En tout cas, c’est vraiment réussi : le roman est un VRAI roman, ambitieux et qui nous embarque immédiatement : on n’a pas une seule seconde envie de le lâcher ! Il rend passionnant un sujet a priori rébarbatif. Et surtout, il nous fait réfléchir à nos pratiques, à notre rapport à la terre, au temps, aux gens. Le propos est dans le fond très pessimiste : l’urgence est absolue. Tout le monde le sait et pourtant... Les écolos en ont ras-le-bol de n’être pas pris au sérieux. J’ai vu que certains lecteurs considéraient la fin du roman comme une dystopie apocalyptique, vaguement ridicule ou improbable. Peut-être. N’empêche qu’un de ces jours, à force de patience et fatigués d’avoir comme seul privilège « l’illusion de la révolte », certains pourraient bien devenir plus violents. Ce n’est évidemment pas souhaitable. Mais qui sait ? En tout cas, l’on voit comment l’idéal peut conduire à la violence et au crime.

Enfin,« Humus » est aussi une magnifique histoire d’amour et d’amitié (voilà ce qui sauvera le monde au fond!) dans laquelle l’union des corps est décrite avec beaucoup de sensualité. Même les vers de terre font l’amour et mieux que nous visiblement !

On ressort de cette lecture changé, oui, changé. On ne voit plus le monde de la même façon ! « Humus » est un livre fort, engagé, sensible et bouleversant. C’est une satire sociale cruelle d’une société hypocrite où les gens, le regard rivé sur le portable, avancent dans la vie comme des fantoches, seuls, malheureux et incapables d’aimer. Triste monde, tiens !

Allez, je vous laisse, j’ai mes graines de courge à planter ...