Tout part d’un frigo, celui du grand-père maternel qui vient de mourir. Un petit frigo, parfait pour un petit appartement parisien. Un frigo qui ne sent ni la carpe farcie, plat traditionnel de la cuisine ashkénaze, ni les oignons frits. Mais il a dû contenir de ces nourritures de l’enfance qui surgissent soudain à la mémoire de l’autrice. Attention, c’est un banquet, une orgie : beignets d’Haman, bortsch, cornichons sucrés (énormes) (dont vous aurez une étude comparée digne de 60 millions de consommateurs !), pattes de poulets, genoux de veau, chou en veux-tu en voilà, truites aux amandes et cakes au miel. Mais attendez attendez, il faut les mots pour apprécier les mets: shnitzels, leykekh, meyguèlè, guèbrentè soup. Vous reprendrez bien un peu de kroupnik ? À moins que vous préfériez du kouguel ou du tshoulnt ? Ah… ces mots… on se régale à les entendre!
Et attention, clou du spectacle : la gefilte fish, la fameuse carpe farcie. En darnes ou en boulettes ? Parce que ce n’est pas la même chose hein !
Avec tout ça, la cuisine ashkénaze vous met l’eau à la bouche ? Lisez ce qui suit… En effet, pour l’autrice, elle serait plutôt : « le triomphe de l’irrégularité, les créations de pâte à modeler d’un enfant de cinq ans érigées en art… c’est un foie pas complètement haché, où la dent cherche les grumeaux de viande et d’oignons, ce sont les darnes boursoufflées de farce du gefilte fish, ce sont les ferfels dont aucun ne ressemble à sa germaine, ce sont des raviolis, kreplekh, qui ne ressemblent à rien, c’est un gâteau au fromage fissuré sous le coup de chaud des deux cents degrés. Elle ne se soucie guère de faire bonne impression. Si la cuisine ashkénaze était une personne, ce serait un genre de quidam pas coiffé, les habits froissés, que vous auriez surpris au saut du lit, des traces d’oreiller sur la figure et qui, pour couronner le tout, vous accueillerait en vous tirant une tête de douze pieds. »
Des mets qui convoquent immédiatement la mémoire, les fragments de l’enfance, les traditions et la culture d’une famille juive polonaise...
Des mets aux maux, à la douleur de l’histoire familiale dont l’autrice essaie de recoller les morceaux, à l’Histoire tout court… Tout se mêle, les recettes, les citations, les souvenirs, les réflexions, les confidences : on passe de Columbo dont l’autrice regardait les épisodes avec son père : « Columbo ne sait pas faire marcher un fax. Le meurtrier doit lui expliquer comment fonctionne le stylo qu’il lui rend. Bref, c’est un shlèmil. Columbo, c’est un pouilleux. Un shlèppèr, un shnorrèr : un pauvre hère. Il ne craint pas de fouiller dans les poubelles- prêt à récupérer le reste du fromage sur la table où gît la victime. N’allez pas croire que Columbo soit issu de l’immigration italienne. Columbo, c’est un vrai Juif ashkénaze et je jurerais qu’en réalité, son plat préféré n’est pas le chili con carne, mais le gefilte fish. », on passe donc de Columbo à la page Facebook « des éplucheurs de boulbès », des blagues juives au destin tragique de la famille et à la Shoah.
Carpe farcie et humour pour évoquer, pudiquement, la Catastrophe…
C’est aborder le pire en le tenant à distance. Rire et sourire pour ne pas pleurer, pour retenir l’émotion, qui est là, toujours, à fleur de mots. Car, ils ne reste plus qu’eux, les mots, et leur pouvoir infini d’évocation, pour témoigner, faire exister. Ils sont porteurs d’un monde disparu et à eux seuls font renaître ce qui n’est plus.
Un livre merveilleux, tendre, drôle, émouvant et plein d’autodérision… Un vrai délice !