La première scène est magnifique, très cinématographique : une femme marche derrière sa poussette sous une pluie violente. La terre devient boue. Les herbes folles s’accrochent aux roues. C’est dur d’avancer. Alors elle chante. L’enfant hurle. La mère chante toujours …
« un peu plus tard, une corneille vient se poser sur la poignée de la poussette laissée dans le champ »
Elle, c’est L. La mère. Elle vient d’accoucher. Elle semble ne pas bien comprendre ce qui lui arrive. Donner la vie. C’est déjà énorme. L’épuisement assuré. Et après. Que faut-il faire encore ? Elle regarde médusée l’être qu’elle doit nourrir, laver, changer. Toutes les heures, tous les jours. Qui est L. ? Une femme. Une femme qui ne sait plus qui elle est, ni quel est son nom, son identité, son rôle. Son état de stupeur face à cette nouvelle vie la place à la fois dans un état d’hyper-sensibilité : elle perçoit parfaitement le moindre bruit, observe d’infimes détails et en même temps, elle ne cesse petit à petit de se détacher du monde, de s’absenter. Elle agit comme dans un état second. Les gestes sont automatiques, le regard vide. Elle ne semble plus être elle-même. Elle est devenue un être morcelé. D’aucuns parleraient de dépression post-partum. En réalité, le problème vient de plus loin, de l’emprise insidieuse de la société sur elle, sa vie, son quotidien, son corps. Il a déjà fallu endurer beaucoup. L’asservissement du travail, le carcan de la conjugalité, l’injonction sociétale du « réarmement démographique »… Et là, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, le point de bascule. C’est NON. Non, je ne continue pas comme ça. Je prends un chemin de traverse, coupe à travers champs. Le mari, (silhouette inexistante) qui rentre tous les soirs, ne voit pas qu’elle sombre, doucement. Les caméras de surveillance, dont nous lisons le relevé lorsque la femme entre dans le champ, enregistre un comportement étrange. Les passants tentent parfois d’intervenir. Mais elle refuse toute aide, toute injonction. Elle part seule. S’ensuivent l’errance, l’absence, la démence.
Texte à la fois narratif et poétique, « Une femme entre dans un champ » est un premier roman très maîtrisé et très original dans sa forme. Le texte non chronologique s’organise autour d’un jour j : j+, j-. Que s’est-il passé ce jour-là ? Que s’est-il passé j-9076 ? Cette construction non linéaire mime la perte de repères et les souvenirs d’enfance remontent à la surface soudainement. La métaphore filée du figuier étrangleur qui semble, à certains moments, s’emparer physiquement de L. matérialise parfaitement l’impression d’un étau qui se resserre sur la mère et lui donne l’impression d’étouffer.
Ici le texte devient vers et les blancs figurent l’attente, l’indécision ; là au contraire, la prose est très serrée, le train défile, les paysages se superposent, les pensées s’enchaînent. Où s’arrête un train après le terminus ?
Seule la route devient l’espace de liberté : partir, marcher, de plus en plus loin… Jusqu’où ?
Un portrait de femme extrêmement fort.
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