jeudi 11 février 2016

Rencontre avec Gaëlle Josse, mercredi 10 février, librairie Doucet, Le Mans.


                   
Vivez-vous de vos livres ?
Non et à vrai dire, je n’y tiens pas. Je veux que l’écriture reste une liberté, je ne veux pas avoir à me dire : « Qu’est-ce que je pourrais bien écrire ? », je ne veux pas « fabriquer un bouquin » mais, écrire un livre, sans stress. J’ai besoin d’une vie professionnelle, je suis rédactrice sur un site internet.

Parlons tout d’abord de votre livre : Le dernier gardien d’Ellis Island, d’où vous est venue l’idée du livre ?
Elle m’est venue d’un choc provoqué par un lieu : Ellis Island. C’est un lieu que j’ai visité de façon innocente. Ce n’était pas un lieu que j’avais choisi de visiter en priorité d’ailleurs. J’ai été immédiatement frappée par l’empilement des bagages dans le hall et j’ai ressenti une très forte montée d’émotion. J’ai été littéralement saisie : l’exil n’était plus une chose abstraite, c’était des gens. Je visitais ce lieu très tôt le matin, il n’y avait presque personne et je me suis perdue dans les couloirs, j’ai regardé tous ces portraits en noir et blanc, tous ces regards qui interrogent. J’ai senti, physiquement, quelque chose de palpable. Je suis restée toute la journée dans un état second. Trois semaines après, j’ai commencé à écrire. J’ai imaginé le journal du dernier gardien de ce lieu vide chargé de toute cette mémoire. Comme je m’étais trouvée seule dans ces couloirs, entendant au loin le cri des mouettes, j’ai ressenti une forte impression de solitude.

On trouve souvent dans vos livres un écho entre le passé et le présent.
Oui, en effet, je trouve intéressante l’idée que le présent et le passé se parlent. Nous sommes des héritiers, nous appartenons à une chaîne humaine. Même si on n’a plus le même rapport au monde, le même rapport aux gens ou au temps qu’autrefois, il nous reste un socle d’humanité que nous continuons à partager.

Quel a été le point de départ de l’écriture de L’Ombre de nos nuits ?
J’écris de façon intuitive, émotionnelle. Comme je l’ai dit, ça peut être un lieu qui va venir me submerger et qui va ouvrir les portes de mon imaginaire et m’interroger de façon plus intime.
Pour mon dernier livre, je me trouvais à Rouen, j’avais un peu de temps avant de reprendre mon train et je suis donc allée au musée et j’ai vu ce tableau : Saint Sébastien soigné par Irène d’après de La Tour qui est donc une copie d’un original perdu. Cela a attiré mon attention, m’a touchée, a, d’une certaine façon, ouvert une brèche. Et puis, ce visage d’une extrême tendresse portée sur l’autre, sur celui que l’on aime. Ça m’a renvoyée à quelque chose de plus personnel. Je me suis dit : c’est comme cela moi aussi que je t’ai aimé… et l’écriture a eu lieu….

Dans ce roman, nous avons deux histoires et trois voix avec des effets de miroir entre ces histoires et ces voix
Oui, il y a tout d’abord la voix du peintre dans son processus de création, qui renvoie d’ailleurs à l’écrivain devant sa page blanche. Il y a une similitude dans le geste. Je trouve cela fascinant : le rien, la page blanche, la toile vide puis l’émergence de corps, d’un monde, de personnages.
De plus, j’ai essayé de mettre en tension l’homme et l’artiste, le riche propriétaire ambitieux et violent, voulant devenir le peintre du roi qu’était de La Tour alors que ce qu’il peint n’est que douceur, amour. Il y a une forte contradiction entre l’homme dans sa vie quotidienne et l’artiste qui va mettre le meilleur de lui-même dans ce qu’il peint.
Par ailleurs, de La Tour avait plusieurs filles dont une qui s’appelait Claude : j’ai pensé qu’elle avait pu poser pour ce tableau. Quant au sujet, il a beau être un sujet religieux, on ne remarque aucune référence religieuse appuyée : on voit plutôt un jeune homme nu devant une jeune fille. C’est le côté intime, charnel presque érotique qui domine.
La seconde voix est la voix du jeune apprenti, orphelin de la Guerre de Trente ans, recueilli par le peintre qui regrette certainement qu’il ne soit pas son propre fils, ce dernier n’ayant aucun don pour la peinture.
Il y a entre ces personnages un jeu de regards silencieux.
La troisième voix est celle d’une femme qui s’est enfermée dans une histoire qui ne lui était pas destinée. Elle s’est aveuglée.
Que ce soit cette femme ou ce jeune apprenti, ce sont des gens qui aiment, qui sont capables de tout donner. J’aime ces vers de René Char : «  Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie. Telle est la voix sacrée. » Cela renvoie à la question de l’effacement par rapport à l’autre. Aujourd’hui, on baigne dans le plaisir, la satisfaction immédiate de nos désirs. Ces notions de don, d’être capable d’attendre sont importantes, me semble-t-il.
C’est un livre plus apaisé que les précédents.

Comment avez-vous rédigé ces voix ?
J’ai écris ces trois voix séparément, j’avais besoin de me plonger dans chacune d’elles puis j’ai coupé, ajusté, ce qui a été la phase la plus délicate. Il fallait que je sois attentive aux enchaînements. Et puis, au départ, j’ai mis en place une quatrième voix, celle de Claude mais je l’ai supprimée, cela faisait trop.

Comment organisez-vous votre travail d’écrivain ?
J’écris en deux temps : tout d’abord, je raconte mon histoire, c’est la phase de création pure, la plus exaltante. J’écris comme ça vient. Puis la seconde phase : celle du travail. Je relis et relis. Je me penche sur la ponctuation qui est essentielle pour la musicalité de la phrase. L’écriture est liée au souffle comme le chant. Je m’interroge sur l’image, l’adjectif inutile. J’ai d’ailleurs compris que, lorsqu’on a un doute, il faut supprimer ! Comme le disait Duras, il faut « faire du mot le bel amant de la phrase. » Je me demande toujours quel est le mot juste qui va faire résonner la phrase. Je cherche aussi la bonne cadence. J’aime les ruptures de ton, de rythme. Mais attention, le but n’est pas de faire de jolies phrases. Je ne veux pas qu’elle sonne creux. Si la phrase est belle, c’est bien, mais si elle est juste, c’est beaucoup mieux !

Vous parlez de l’écriture comme de la musique, êtes-vous musicienne ?
Oui, je joue du piano. Mais je considère l’écriture comme une consolation : celle de n’être pas douée en musique. C’est vrai que j’ai l’impression d’écrire à l’oreille : parfois je sens qu’il manque une syllabe ou qu’il y en a une en trop…. Je pensais pour ce livre à des suites pour violoncelle de Bach.

Vos textes sont tous assez courts.
Oui, j’aime la tension du texte qui est plus difficile sur un texte long. J’aime que l’auteur soit tenu, maintenu par le texte.

Il vous faut combien de temps avant de vous mettre à écrire ?
Ecrire, c’est attendre la vague. Je n’écris pas tout de suite, j’attends que ce soit bien mûr !

Avez-vous des projets ?
Oui, pour la fin de l’année, chez un petit éditeur : « Le temps qu’il fait ». C’est un fragment de prose autour de la voix. Je trouve le monde actuel très visuel et certainement trop bruyant, or je suis attentive aux voix.


Merci à la librairie Doucet d’organiser de si belles rencontres et à Gaëlle Josse d’être venue à ce rendez-vous…

   

                                   

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