lundi 30 mai 2016

Le dernier livre de Jean Grégor de Jean Grégor



Jean Grégor (le vrai) l’avoue : déçu par l’insuccès de son dernier livre, il a eu envie d’en finir avec la littérature et a souhaité écrire … son dernier livre.
Pour marquer le coup, il s’est mis en scène à travers un romancier éponyme qui veut disparaître, « lassé d’être Jean Grégor ». Belle mise en abyme…
 Je vous explique.
Le narrateur, Igor Panegre est un homme de théâtre. Il se rend à contrecœur à un dîner mondain. Sa femme vient de le quitter, il n’a pas envie de parler et si on lui adresse la parole, il compte bien dire la vérité : il ne va pas bien.
Son voisin de table semble tout aussi désabusé. Il s’appelle Jean Grégor, est un écrivain connu et veut écrire son dernier livre.
 Lors de la discussion, Igor lui apprend qu’il participe à un programme de réinsertion par le théâtre en faisant jouer des gens proches de la désocialisation. Jean écoute, intéressé.
 Un mois après, il rappelle Igor et lui expose son projet : il voudrait sauver un SDF qu’il a repéré métro Rome et ce, par le théâtre. La conversion de cet homme, son retour à la vie, serait le sujet de son dernier livre. Parallèlement, Igor Panegre écrirait une pièce sur le même thème, qu’ils mettraient en scène évidemment avec le SDF dans son propre rôle.
 Igor Panegre n’est pas emballé et demande à son frère Serge ce qu’il en pense. Ce dernier, en tant qu’ancien détective, promet de faire quelques recherches sur cet étrange Jean Grégor.
 Il s’agit maintenant d’aller chercher l’homme de la rue, de l’installer chez Jean, de lui donner un brin de culture, de l’emmener à la piscine et de lui faire manger des légumes et du poisson à la vapeur… L’expérience va-t-elle aboutir ? Peut-on aussi facilement refaire surface, renaître ?
Entre temps, de son côté, Serge a trouvé des infos: Jean Grégor veut disparaître, oui, disparaître complètement. Il est « dans une démarche d’effacement de lui-même. »
Etrange, vraiment étrange… Faut-il le prendre au mot ? Que cherche-t-il précisément ? A-t-il vraiment toute sa raison ?
D’ailleurs, est-ce un hasard s’il a voulu s’associer à un homme, Igor Panegre, qui a vu, enfant, son père se volatiliser du jour au lendemain ?
Ce roman soulève de nombreuses questions : l’art peut-il sauver une âme ? Peut-on faire un pied de nez à son destin ? Un homme peut-il se métamorphoser et devenir quelqu’un d’autre ?
 Les questions de l’identité et de la quête des origines vont, elles aussi, venir se greffer sur ces interrogations fondamentales.
Petit à petit, le lecteur glisse dans un jeu de miroir vertigineux annoncé d’une certaine façon par un titre jouant sur les notions de réalité et de fiction. Tout se met en place progressivement, peut-être parce que tout a été parfaitement réfléchi.
Et si le vrai Jean tentait une expérience sur ses vrais lecteurs (nous) qui, succombant à l’attrait de ce roman, en redemanderaient, lui refusant par là même un départ anticipé ?
Finalement, cette répétition de « Jean Grégor », sur la couverture, n’est-elle pas comme un rappel à la fin d’un spectacle, le lecteur répétant le nom de celui qui veut fuir comme pour le faire revenir sur le devant de la scène ?

En tout cas, qu’il ne nous fasse pas le coup de disparaître, on irait le rechercher ! 

vendredi 27 mai 2016

Là où l'eau touche l'âme de Frédérique Dolphijn


Jeudi, vendredi : Olivia, Sophie, Georgia, Fanny, Lucie vaquent à leurs occupations. L’une s’agite pour sa campagne électorale, l’autre fabrique des cadres dans son atelier, une troisième se bat pour que son mari garde les filles ce week-end.
Elles sont les Women Fly Fishing et vont se retrouver comme d’habitude au chalet de pêche. Elles ne louperaient ce rendez-vous pour rien au monde ! Enfin une pause pour oublier un quotidien pas toujours terrible, des soucis qui vous rongent l’âme, lentement mais sûrement….
Pêcher, ça vide la tête. Elles en ont besoin ! Ah, le grand air ! Et puis, on rit avec les copines…

Enfin toutes réunies ! Ouf ! Elles déballent leurs affaires et s’installent au chalet. Le week-end peut enfin commencer. « Elles  entrent dans un autre rythme, un autre temps, un autre espace. Il y a quelque chose de fascinant à les voir se transformer, comme lorsque l’on se prépare pour un bal masqué ou une première d’opéra. »
La rivière gronde, « les herbes hautes, les graminées éparses, les amorces de digitales et d’épilobes frôlent les jambes et le bord de l’été. »
Se taire, s’imaginer « algue au fond de l’océan se laissant traverser par la fluidité de l’eau », oublier qui l’on est, se laisser porter…
Georgia  murmure « Vous devez devenir eau, vous devez devenir poisson, vous devez devenir ciel et rivière. »
 Silence.
« Le temps plane au-dessus des flots. Il y a de la grâce, il y a de la magie. Les soies dessinent des arabesques. Une écriture s’inscrit dans les airs, des hiéroglyphes racontent. »

Mais l’apaisement ne vient pas.
« Les solitudes rôdent les unes collées aux autres. »

Les non-dits, les violences contenues, les mensonges étouffés, les souffrances tues et refoulées refont surface. Olivia vomit. Fanny détourne le regard. Le bruit de la tronçonneuse « la percute, la déchire », Georgia pense à son fils. Elles pleurent, dissimulent leurs blessures et leur haine…
« La nuit, elles rêvent d’assassinats, de tortures, elles trouent le corps des autres, elles les lacèrent. »

La tension est de plus en plus palpable. « Un coup de tonnerre, proche. »

Comment trouver les mots pour traduire les émotions que j’ai ressenties à la lecture de ce livre ? L’écriture poétique et sensuelle m’a littéralement envoûtée, je me suis sentie intimement liée à ces femmes, dans leurs douleurs intimes, leur solitude profonde au milieu de cette nature à la fois apaisante et hostile. J’ai fait corps avec elles. La tension m’a tenue jusqu’au bout, prisonnière que j’étais du drame imminent, pressenti et redouté.
Un  texte vraiment éblouissant, accompagné de références musicales dans les marges pour un plaisir total, absolu…

SUPERBE !

mercredi 25 mai 2016

Manifeste pour la librairie... et les lecteurs! de Denis Mollat


Tous les matins, quand je pars au travail, je passe devant un ancien café qui a fermé depuis quelque temps et tous les matins, je le transforme en…librairie.
J’imagine l’emplacement des étagères, la disposition des tables, le thème de la vitrine (que je change presque chaque jour), le rangement de mes œuvres fétiches que je placerais bien en vue, la lumière douce qui éclairerait les nouveautés, deux trois fauteuils pour se poser et réfléchir et puis, peut-être, de quoi servir un thé ou un café… Bref, je la vois ! Elle est là : MA librairie !
Alors quand j’ai découvert ce Manifeste pour la librairie… et les lecteurs !, je me suis jetée dessus ! La librairie Mollat, qui ne connaît pas ? Même moi qui n’ai jamais mis les pieds à Bordeaux, je fréquente leur site et suis bien souvent leurs judicieux conseils de lecture.
Cette grande librairie est une histoire de famille, d’un arrière grand-père latiniste et helléniste qui fonde une librairie en 1896. Transmise de génération en génération, elle fait travailler les nombreux membres d’une même famille jusqu’à ce qu’un certain Denis Mollat en devienne le directeur. Après avoir achevé ses études de médecine, il décide de reprendre la librairie, « une obligation plus qu’une sollicitation ». Petit à petit, il faut s’adapter à la concurrence, très forte dans ces années 80/90.  La librairie s’agrandit : 1400 mètres carrés de rayonnages, (si j’avais ça près de chez moi, je serais ruinée !), 57 libraires aux petits oignons qui vous connaissent, qui prennent le temps de parler, de conseiller. Des rencontres, des échanges… 
Les reproductions des photos de la librairie font rêver…
Après s’être présenté, Denis Mollat laisse la parole à ses invités : F. Brugère, philosophe, rappelle que la littérature, en ces temps difficiles, nous aide à prendre soin de nous, elle est « un antidote au trauma » et a un réel pouvoir « de réparation et de consolation ». Elle ouvre des perspectives et en cela, nous fait rêver. Elle lutte aussi contre l’ignorance, nous détourne d’un monde trop terre à terre fondé sur l’économie et la rentabilité. Elle permet aussi de lutter et de faire évoluer les idées. Bref, comme le disait C. Dantzig dans son essai Pourquoi lire ?, « D’une certaine façon, il faut lire parce que ça ne sert à rien. Je parle de la lecture de la littérature. On la lit, me semble-t-il, à cause de son absence de vocation utilitaire. La véritable fonction de la littérature est de nous maintenir en vie dans un monde brutal. »
 Henri Causse, directeur commercial des Editions de Minuit, évoque quant à lui un libraire « créateur de son », celui qui prend des risques, misant sur un livre un peu difficile ou sortant des sentiers battus. Si le livre a du succès, le libraire devient un « amplificateur de son ». Il est vrai que la surproduction de livres nécessite que l’on soit guidé, conseillé. Un bon libraire tentera de mener son client sur des chemins où ce dernier ne se serait peut-être pas risqué seul. « Une librairie, c’est un orchestre, il faut que ça sonne. Dans les librairies, les livres sont la partition, les vendeurs, les musiciens qui la lisent… »
 J-M Laclavetine, de son côté, se souvient de sa fascination, enfant, pour la bibliothèque de quartier et des heures qu’il passe à lire à tel point que sa mère l’emmène chez un psychiatre de Bordeaux pour qu’il le délivre du mal ! J. Savigneau avoue regretter une presse écrite qui laissait de la place aux critiques littéraires. Elle se désole par ailleurs de l’apparition d’un nouveau lecteur qui lit deux trois pages puis consulte sa tablette ou son iPhone. Ah, la concentration sur le long terme, les après-midi de lecture, qui vit encore cela ?
D’autres articles de M. Onfray, B. Racine et J.P Toussaint viennent enrichir l’ouvrage.
Que j’aime les livres qui parlent des livres, des lecteurs, des éditeurs, des libraires, de ceux qui partagent cette passion, et la transmettent au quotidien ! Et puis, je pense aussi à mon métier, car, tous les matins, après avoir dépassé mon café-librairie idéal, je poursuis mon chemin à travers la campagne et retrouve mes élèves…

Finalement, c’est encore à eux que je parle le plus longuement de ce que j’aime le plus au monde: la littérature…

dimanche 22 mai 2016

Et qu'advienne le chaos d' Hadrien Klent


Ah, les couvertures des éditions Le Tripode… je crois que c’est une certaine Lola Duval qui a conçu la maquette… Résultat ? Impossible de résister à cet iris bleu et jaune qui vous fixe. L’hypnose commence, je tourne les premières pages. « - Rien que de très normal, pour quelques secondes encore. » me prévient-on. Allez, j’y vais, je me sens prête pour le voyage…
Phoenix, Arizona. Mikael Korta, chercheur, travaille chez Biometrics « La mesure de l’homme au service de l’humanité », entreprise qui stocke une quantité impressionnante d’empreintes génétiques. Passionné par sa mission et refusant se s’investir dans une éventuelle vie de famille, Korta a pris soin d’accumuler dans son propre sous-sol une certaine quantité de matériel électronique pour travailler tranquillement, loin du regard soupçonneux de ses collègues et de sa direction, et profiter de la nuit pour approfondir ses recherches car il dort peu.
En pénétrant dans son bureau, on le découvre au téléphone avec une femme : April. De l’autre côté de l’Atlantique, à Londres, la jeune scientifique se consacre, elle aussi, à la recherche. Elle est inquiète : l’Etat risque de lui couper les subventions qu’elle recevait, mettant fin par là même à ses travaux. Evidemment, elle envie un peu cet homme qui dans sa société privée dispose de moyens impressionnants.
 La conversation est brève mais l’on sent une certaine tension : il est question de tester des protocoles. Elle doute. Visiblement, elle n’apprécie pas ce chercheur qu’elle a rencontré lors de séminaires. « Une gigantesque intelligence scientifique mêlée à une perpétuelle mauvaise humeur. » Elle semble mal à l’aise. Il faut dire que leur découverte est de taille. S’il venait à Korta l’idée d’en faire un mauvais usage, les conséquences seraient dramatiques pour l’humanité. Elle a des craintes. On le sent. Elle repense à leur découverte : la théorie des calques.
 Pour faire simple : prenez des feuilles de papier calque, sur chacune d’elles, dessinez une carte du monde et ajoutez entre une et quatre- vingt dix-neuf personnes, réparties de façon aléatoire. Replacez ces feuilles les unes sur les autres : voici l’humanité.
Or, Korta a compris qu’il était possible d’isoler un calque, autrement dit, de mettre à l’écart un groupe d’individus qui cesserait d’être superposé aux autres. Et alors, me direz-vous ?
Et alors, ces gens vivraient pendant exactement deux heures quarante-six minutes dans une autre réalité, un autre espace-temps, coupés du reste de l’humanité. Et quand on a compris tout ça et qu’on est un peu dérangé, la tentation est de vouloir isoler son propre calque, celui sur lequel on apparaît et de faire disparaître petit à petit les individus qui y figurent afin de devenir … le dernier homme.
Notre Korta se rend régulièrement chez un psy, peut-être est-ce là ce qui va le sauver de cette entreprise terrifiante, sauf que ce médecin ne peut s’empêcher de lécher les objets pour s’assurer de leur réalité. « …psychose circulaire, avec des accès maniaques qu’on pourrait presque qualifier de paraphrénie, mais attention : au sens de Kraepelin. » Bref, on est mal barré avec lui ! A moins que…
Que d’invention dans ce livre ! Que d’inventions ! Franchement, le classer dans la catégorie SF serait vraiment réducteur ! Il fait plutôt partie des OVNIS de chez Tripode !
C’est à la fois un roman d’amour (je n’en dirai pas plus !), un roman comique (ah ! les séances chez le docteur Fichte, Ah ! Joshua, orthodontiste et historien de la dentition à ses heures perdues qui vous apprendra que Staline avait les meilleurs dentistes de l’URSS notamment le professeur Cressykov…). S’ajoute à cela le théâtre de Shakespeare avec un Montesquiou jouant le personnage de Timon d’Athènes. Dans cette pièce, le héros éponyme, aimé et aimant tant que les caisses du royaume sont pleines, offre à ses amis un généreux banquet ; puis, ruiné, il découvre avec horreur que seul l’intérêt motivait ses amis, ce qui le transforme en un misanthrope de la pire espèce ne souhaitant qu’une seule chose : « qu’advienne le chaos ».
Et avec cela, un peu de philo car contrairement à ce que pensait Sartre, l’enfer, ce n’est pas forcément les autres, loin de là !
N’oublions pas, cerise sur le gâteau, le suspense qui nous retient de poser le livre avant de l’avoir fini !

Inutile de vous dire que je me suis vraiment bien amusée ! 

samedi 21 mai 2016

La légèreté de Catherine Meurisse


Comment se relever et marcher quand on a été anéanti, écrasé par la douleur ?
Comment refaire surface lorsque tout ce que l’on entend et tout ce que l’on voit nous rappelle l’innommable, l’impensable ?
Catherine Meurisse, dessinatrice de presse à Charlie Hebdo, ce 7 janvier 2015 au matin, pense dans son lit, chagrin d’amour oblige… Je t’aime mais je ne peux pas vivre avec toi… ni sans toi… Que faire ?… Pas de solution, alors, se lever et aller bosser. Courir après le bus qu’on vient de rater. Penser que le soir même, on fêtera l’anniversaire de Luz. Ça met un peu de baume au cœur. Evidemment, Catherine arrive en retard au journal…
Juste le temps de se cacher dans les bureaux voisins. L’horreur a déjà commencé… 
Puis, un blanc, l’impossibilité de se servir du langage, de se souvenir. Effroi de la mémoire qui fuit, sidération de l’imaginaire anéanti. Impression de ne pas être, de ne plus être. Il faut pourtant reprendre, trouver des idées, dessiner. Mais le cerveau est saturé et vide à la fois.
 Le bouclage du numéro dit « des survivants » a lieu tout de même malgré l’état de choc. Puis plus rien. Catherine perd la mémoire.
Il faut trouver des solutions. Un séjour à Cabourg pour cette passionnée de Proust, son « auxiliaire de vie », devrait permettre d’y voir plus clair, de retrouver sensations et émotions. Rien ne vient. Par contre les cauchemars emplissent les nuits. Peut-être faut-il marcher sur les chemins de campagne autour de la maison familiale. Retrouver la paix au contact de la nature afin de rassembler les morceaux de soi-même et savoir qui l’on est.
« Vous êtes dissociée », diagnostiquera le psy, « votre cerveau a disjoncté et provoqué une anesthésie émotionnelle, sensorielle et mémorielle ».
Retenter quelque chose : quitter Paris pour une île, se couper du monde (est-ce possible à notre époque ?), marcher longtemps, contempler la nature, aller au théâtre… Il faut trouver une solution, relever la tête…
Stendhal en 1817 est à Florence. Il vient de visiter l’Eglise Santa Croce. Soudain, il est pris de vertiges, les battements de son cœur s’accélèrent : la beauté de l’art en est la cause… C’est ce que l’on a appelé « le syndrome de Stendhal ». Catherine veut « être submergée par la beauté ». Il faut essayer, tenter un choc esthétique, se sauver…
Elle part alors à Rome, Villa Médicis…
C’est avec humour et gravité que la dessinatrice raconte son effondrement et sa renaissance, sa lutte de tous les instants pour ne pas sombrer. On retrouve dans cette magnifique BD, au graphisme original, l’esprit « Charlie », preuve que Catherine a retrouvé un chemin et une certaine légèreté pour aller de l’avant plus sereinement.
Confier à la peinture, à la littérature, à la musique la difficile mission de rendre supportable la laideur du monde : il faut y croire, l’art est là pour permettre à ceux qui souffrent de retrouver leur mémoire, leur imagination et leurs mots pour vivre.
C’est ce que disent les  paroles de Nietzsche citées en exergue : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité »
La Beauté, l’Art comme bouée de sauvetage maintenant les hommes à la surface afin qu’ils  flottent avec légèreté et refusent de se laisser couler…

Magnifique…

vendredi 20 mai 2016

Le bon frère de Chris Offutt



Tout le monde le sait : Billy Rodale a tué Boyd Caudill, le frère de Virgil. Et c’est bien ça le problème. Les gens attendent. A Blizzard, dans ce coin perdu du Kentucky, on ne laisse pas un crime impuni, c’est une question d’honneur. Alors, Virgil se doit d’agir, de venger son frère. Les gens ne parlent pas mais les silences sont lourds de reproches. On sait ce qu’ils ont dans la tête, ce qu’ils veulent. Et puis, il y a la famille : la mère et la sœur Sara. Elles sont gênées. Virgil ne passe pas à l’acte et ça fait six mois que ça traîne, six mois qu’il ne fait rien. « Et on sait tous ici ce que tu fais pas » murmure-t-on à son oreille.
Alors Virgil se met à « envier aux pierres leur existence parfaite. Personne n’attend rien d’elles. » Lui, il doit agir, se convaincre qu’il n’a pas le choix. Mais tuer lui correspond si peu…
Il faut dire, Virgil ne ressemble pas à son frère, vraiment pas. Il aime être tranquille, dans la nature. C’est un contemplatif comme on dit, un taiseux. Il observe les oiseaux, coupe du bois, marche dans les collines, traverse les forêts, pêche et respire. Il connaît tous les coins par cœur, c’est son pays et il y est très attaché. Tout ce qu’il souhaite, c’est vivre dans la cabane en bois de son père et qu’on le laisse tranquille. Il n’est pas un tueur et n’a pas envie d’en devenir un. Supprimer la vie, ce n’est pas pour lui. Ça n’entre pas dans sa philosophie. Et puis, comme il le dit, une fois que c’est fait, c’est fait : « ce n’était pas comme redevenir sobre, il ne pourrait pas arrêter et revenir en arrière. »
Sans compter qu’il a un travail et fréquente une femme qu’il va certainement épouser. D’ici quelques années, il aura même un tas de gamins, c’est sûr ! Son avenir est tout tracé, alors cette histoire de vengeance l’ennuie. Profondément. Finir sa vie en prison, ça n’est pas pour lui, il a d’autres projets. Il veut rester libre…
Son frère, Boyd était très différent : un « fêtard incontrôlable. Il roulait vite, buvait sec, jouait aux cartes et courait les femmes. » Il fascinait ceux qui l’approchaient. Certains disent encore qu’ « il fichait la trouille, mais y avait pas d’homme plus aimé dans cette vallée. Et c’est bien ça qui l’a tué, m’est avis. Les hommes voulaient s’en faire un pote et les femmes le voulaient à leur façon. Lui, il était comme la peinture sur une bagnole qu’on vient de repeindre : impossible de résister à l’envie de la rayer d’un coup de tournevis. Les gens voulaient le voir mort et ils le savaient même pas, jusqu’à ce qu’y soit plus là. Il a jamais suivi une seule règle de sa vie. » Un mythe ce frère, quelqu’un qu’on n’oublie pas. Mais de là à devenir un meurtrier, il a beau réfléchir, ça ne passe pas….
C’est pourtant dur de se sentir comme un « tuyau d’arrosage que l’on plie pour étouffer son chagrin. » Ça ronge, ça empêche de vivre… Il faudra prendre une décision, c’est sûr, mais laquelle ?
Le bon frère est un grand texte superbement écrit qui met en scène un homme subissant une véritable « tempête sous un crâne » pour reprendre des termes hugoliens. Il faut choisir entre l’honneur ou la vie, la prison ou la honte. Décision impossible. Le bon frère est un homme tragique.
C’est aussi un livre qui nous parle de l’Amérique profonde, une Amérique qui a peur de l’autre, des autres, car ils sont multiples, qui vit armée jusqu’aux dents, persuadée qu’elle est la prochaine victime d’un complot national, voire international qui la laissera exsangue, sans terre, sans racines, perdue.
Des êtres sans repères, en quête d’identité, souffrant dans ce monde moderne où ils ne trouvent plus leur place et revendiquant encore une liberté qui n’est peut-être plus qu’illusion…

Superbe !

jeudi 19 mai 2016

La prime lumière d' Emanuele Tonon


C’est un chant d’amour qu’Emanuele Tonon nous donne à entendre, une parole qui dit et redit, inlassablement, à la mère morte, l’amour d’un fils perdu, abandonné par « la seule à pouvoir aimer » cet « orphelin devenu fou ».
Depuis la perte, la culpabilité opère, venin insidieux qui répand chaque jour sa dose de poison mortel dans les veines de l’homme déjà affaibli et ne tenant debout que par les psychotropes. Coupable de s’être développé dans ce corps qui n’en voulait pas, coupable d’avoir mal vécu tout ce temps, d’avoir inquiété la mère, d’être « l’ennemi qui ne t’a pas sauvée, l’ennemi qui a commencé à sucer ta vie déjà dans ton ventre de petite fille ». Hymne à la mère « qui a adoré son bourreau », ce « fils d’une putain » qui n’a pas su la soigner.                               
Nécessité absolue de parler d’elle pour la faire revivre et enfin placer dans la lumière cette femme qu’il a fallu cacher parce qu’elle portait l’enfant d’un viol. Deux ans chez les sœurs loin de sa famille et la tentation d’en finir parfois. Mais l’enfant qui s’agite dans le ventre ramène à la vie : « Je t’ai fait revenir dans le monde. »
Le fils ne sait pas tout car la mère s’est tue. Il a dû demander pour combler les vides, les creux, remplir les silences: « Il est des mystères de toi que je ne pourrai jamais connaître » dit le fils qui murmure : « J’ai besoin de faire mémoire de toi… »
Et puis, il faut apprendre à vivre sans elle. Préparer un café qui n’aura jamais le goût de son café, se plonger dans la notice de la machine à laver, faire les gestes qu’elle faisait en se demandant comment elle les faisait, elle, si petite, si faible.
S’apercevoir soudain qu’on n’avait pas pris le temps de se voir, de s’aimer assez fort, de se le dire en tout cas. Poser le regard sur le petit pyjama bleu parfumé si bien plié sur le radiateur, ouvrir le livre à la page où elle l’avait laissé, s’asseoir sur le lit si bien fait et se rendre compte soudain que l’on a été « aveugle à la merveille des petites réalités ».
 Vivre sans celle qui s’est sacrifiée pour le fils « incapable d’être au monde ». Les regrets pleuvent : « J’aurais dû te tirer dans le lit avec moi chaque matin, te couvrir de baisers, te salir de mon sang coagulé de crucifié nocturne. »
C’est aussi un cri de révolte contre un Dieu qui n’a rien fait malgré les supplications du fils : « Un Dieu qui ne sauve pas est inutile. ». Peut-être se sent-il trahi par Celui qu’il a aimé lorsqu’à dix-neuf ans, il est entré au noviciat du couvent franciscain de Spello ? « Je suis entré au couvent parce que je voulais essayer de vivre, j’en suis ressorti comme quelqu’un qui avait pour unique désir de ne plus exister. » 
 Depuis, seule la chimie le tient en vie : « Le royaume de Dieu entre en moi tandis que j’avale le salut chimique de mon âme dévastée par ton absence. » Un Dieu qui abandonne, qui se détourne, « un Dieu à qui j’ai dédié presque autant de blasphèmes qu’il y a de grains au chapelet, au moment où il n’a pas exaucé ma minuscule prière de te laisser avec moi au moins dix ans de plus. »
Et puis, c’est une colère lourde, profonde contre ce que la société fait subir aux gens de peu, vivant de rien et s’en contentant, dans le silence, sans se plaindre, sans élever la voix, refusant de se soigner et terrorisés à la pensée de la facture qu’ils ne pourront payer et qui s’usent à la tâche sans se plaindre, plongés dans une fatigue infinie jusqu’à la mort.
Un texte d’une puissance peu égalée montrant un homme écorché vif, inconsolable, totalement anéanti par le départ de celle « minuscule, immense » qui le maintenait en vie, un homme qui trouve encore en lui la force de crier sa colère contre un Dieu absent ou impuissant qui laisse les hommes dans leur douleur, dans leur pauvreté, dans une société injuste et creuse ne leur proposant, comme seules joies terrestres ou comme soulagement temporaire, que des errances dans les allées des centres commerciaux devenus leurs « très saintes cathédrales. »

Une œuvre majeure, d’une très grande force et dont l’écriture à la fois crue et lyrique nous touche au cœur. A ne pas manquer.

mercredi 18 mai 2016

Sweetgirl de Travis Mulhauser


Lorsque Percy apprend que sa mère Carletta James est repartie traîner autour de Shelton Potter, le gros dealer du coin, elle ne réfléchit pas et part la chercher. Ce n’est pas la première fois qu’elle court comme ça après sa mère. On ne peut pas dire qu’elle en ait vraiment l’habitude mais presque. C’est elle la « sweetgirl » du titre, la fille douce, celle que la vie a malmenée et qui continue à avancer, à lutter, pour les autres et pour elle aussi. Une éclaircie dans un ciel noir d’orage.
Une forte tempête de neige est annoncée. Dans ces terres du Michigan, l’hiver ne plaisante pas. Il ne s’agit pas de rester couché dehors : on risque d’y rester. Elle démarre son pick-up. La route est encore praticable mais ça ne va pas durer. Elle traverse des espaces rendus méconnaissables par la neige accumulée. A l’approche de la ferme, elle se gare, s’avance jusqu’à une fenêtre : ce qu’elle découvre la révulse. Shelton et une femme sont affalés lamentablement : des loques complètement droguées qui ne réagissent plus. A peine humains. Elle s’apprête à partir lorsqu’elle se décide à entrer pour trouver sa mère : la musique hurle et l’odeur est pestilentielle. Elle s’avance malgré tout dans les couloirs… Elle ne sera pas déçue du voyage…
 Sweetgirl est un livre qu’on ne lâche pas : c’est une course contre la montre dans un espace de neige où le froid, intenable, pénètre les vêtements, coule dans les bottes, gèle les doigts. Il peut tuer … d’ennui aussi. Tous ces espaces blancs, ça n’est pas bon pour le moral. Finalement, c’est peut-être lui qu’on craint le plus. Une lutte de tous les instants.
Et puis il y a les autres, les paumés, les loosers, les vrais de vrais. Plus bêtes que méchants. Des pauvres gars qui souffrent et qui tuent, sans trop savoir pourquoi, par accident même parfois, parce que le coup est parti trop vite. Ils regrettent, c’est bête mais c’est fait. Tant pis.
Le personnage de Shelton, le dealer, est en cela caractéristique : dépendant au dernier degré de l’alcool, des méthamphétamines ou du protoxyde d’azote, il est dans l’incapacité absolue d’affronter le réel, d’avoir un minimum de suite dans les idées. Il peut passer un certain temps à chercher une télécommande avant de se dire qu’il suffit d’appuyer sur le bouton de l’appareil pour faire cesser la musique tonitruante qui résonne dans son cerveau. Il faut dire que « le meth » détruit, ronge, ravage le corps et l’esprit. Et vite. Appuyer sur la gâchette sans réfléchir et faire disparaître de la surface de la terre l’individu qui le dérange ne lui pose aucun souci. En revanche, il est écrasé de douleur à cause de la mort d’Old Bo, son chien. Heurtant un cerf en forêt, il est persuadé avoir tué une deuxième fois sa vieille bête et croit voir l’âme d’Old Bo dans les yeux vitreux de l’animal mourant.
Et quand un looser fait appel à d’autres loosers pour régler des problèmes, on s’enfonce alors dans une réalité à la fois absurde et sordide. Et on peut très vite atteindre le pire et toucher le fond. Des pauvres types qui sont autant à plaindre qu’à condamner : « Des fois, quand je suis heureux, ça paraît irréel. La seule chose qui paraît réelle, c’est la tristesse. » dira Shelton désabusé.
Trop lucide pour s’imaginer être un héros, trop souffrant pour espérer être heureux. « - Ça a dérapé, a-t-il dit. C’est parti en vrille. – Tu peux te rattraper. – Ça ne peut pas se rattraper. Déjà à la base, ça allait pas. »
N’a-t-on pas là la définition même de la tragédie ? Unité de temps, de lieu, d’action. On y est. C’est elle. Et quand on la reconnaît, on sait quelle sera la fin.

Travis Mulhauser signe ici un premier roman bien noir sur les laissés-pour-compte de l’Amérique, ceux qui ne s’en sortiront jamais, quoi qu’ils fassent. Des personnages que l’on n’oubliera pas. Touchant !

samedi 14 mai 2016

Etre ici est une splendeur Vie de Paula M. Becker de Marie Darrieussecq


En 2010, Marie Darrieussecq reçoit une invitation pour un colloque de psychanalyse sur la maternité. Son regard est immédiatement attiré par la petite reproduction d’un tableau dans un coin : une femme allongée allaitant son enfant. La position est juste, vraie. Un homme n’a pu voir cela. En effet, c’est une femme qui a peint le tableau : Paula M. Becker.
Marie commence des recherches, est éblouie devant les reproductions qu’elle découvre et s’interroge : pourquoi cette femme peintre n’est-elle pas plus connue, pourquoi ne voit-on pas ou si peu ses tableaux ? Etrange.
Elle se rend à Essen dans la Ruhr au musée Folkwang. Elle veut voir l’un des autoportraits de Paula. Il faut descendre au sous-sol, l’informe le directeur. Il y a beaucoup d’œuvres de femmes au sous-sol. Celles des hommes sont à la lumière. Derrière une vieille télé, l’Autoportrait à la branche de camélia.
Paula Becker n’aime qu’une chose : « Oh, peindre, peindre, peindre ! ».
Ses amis sont Clara Westhoff et Rainer Maria Rilke. Clara est sculptrice, Rilke est poète. Paula décide de quitter Worpswede pour Paris : elle s’inscrit à l’Académie Colarossi et suit des cours d’anatomie à l’Ecole des Beaux-Arts. Elle fréquente le Louvre. Elle adore Monet, Cézanne, Gauguin. Elle aimerait montrer toutes les merveilles qu’elle découvre à Otto Modersohn, un autre ami peintre. Il finit par venir mais repart aussitôt, sa femme vient de mourir. « A Worpswede, elle peint l’écorce noir et blanc des bouleaux, la tourbe des marais. » On est en 1900, Paula a vingt-quatre ans. Elle peint des paysannes, des jeunes filles, des voisins, des vieillards, des arbres… 
1901- Paula épouse Otto et Clara, Rilke. Les parents de Paula acceptent ce mariage à condition que leur fille prenne des cours de cuisine : une femme doit « savoir nourrir son mari ». Paula part à Berlin pendant deux mois, période qu’elle appellera son « siècle culinaire ». Mais son âme « meurt de faim ». Elle ne supporte pas les situations qui lui « prennent de l’air ». Elle veut peindre. Elle n’est pas heureuse : « La routine, la cuisine. La matérialité des choses… »
Elle repart à Paris, puis revient. Otto s’inquiète et écrit dans son journal que « son intérêt pour la famille et sa relation à la maison est trop faible » et en matière de peinture, elle ne veut, hélas, écouter aucun conseil. Lui, au moins, vend des tableaux.
Personne ne voit les peintures de Paula. Une femme artiste, c’est une femme qui n’est pas à sa place, c’est un être déplacé, « dégénéré » diront certains bientôt…
A travers cette biographie, Marie Darrieussecq redonne vie à Paula, la place dans la lumière, celle qu’on lui a toujours refusée, parce qu’elle était une femme...
Marie voulait « lui rendre plus que la justice…. l’être-là, la splendeur. »
C’est réussi et nous irons voir ses tableaux et nous resterons longtemps à les contempler.

Peut-être rattraperons-nous ainsi le temps perdu, si c’est encore possible…                                                            

                        



    










mercredi 11 mai 2016

Ma nuit entre tes cils de Grégory Cingal


Il l’a aimée, elle est morte. Il l’aime encore mais elle n’est plus là. Et lui doit continuer et risquer de l’oublier. Petit à petit, chaque jour. Un effacement lent et sûr dont il ne veut pas. Alors, il a noté tout ce dont il se souvenait encore : un regard, une dispute, un lieu, une lumière… avec elle. Et puis, de toutes ces notes, il n’en a gardé que quelques- unes, pour faire un livre qu’il a intitulé  Ma nuit entre tes cils.
C’est ce petit livre à la couverture bleu nuit que je viens de finir et je peux dire que j’ai fait une rencontre, celle de K. Une initiale. Evidemment, je peux supposer, proposer des prénoms. Je ne saurai jamais quel était le sien, ni qui elle était vraiment. Ce « portrait mosaïque », ces quelques fragments réunis, ces petits instantanés, comme un puzzle aux pièces manquantes, me permettent seulement d’entrevoir, de m’approcher un peu d’elle, et de lui aussi.
Elle était professeur de philosophie et avait du mal à trouver un sens à tout cela. Elle avait dû chercher, y réfléchir longtemps. Certains ont pu penser l’avoir aidée. Mais ils s’étaient trompés. Tous. Lui aussi, le garçon, comme elle l’appelait. Même l’amour n’aura rien changé.
 Il a tenté alors de lui redonner une forme de vie, de la peindre en mouvement afin de « mieux (se) persuader… que le destin aurait pu tourner autrement, qu’il n’avait rien d’une fatalité, qu’il s’est joué à un cheveu… » Et ce petit livre nous la montre en vie, celle qui ressent « un écrasement généralisé, sans lieu, indolore », celle qui est « disparaissante ».
Elle est moulin à paroles, danse le tango jusque tard dans la nuit, mange et fume comme dix, se passionne pour l’œuvre de Thomas Bernhard, traîne dans les salles des ventes de Drouot, contemple la vie autour d’elle, ses voisins de bistrot, les passants dans la rue. Elle venait de « tomber très fort dans Polnareff » disait le dernier SMS qu’il avait reçu d’elle, « relique digitale » qu’il a effacée, par erreur. Mais rien ne l’a retenue.
Alors, pour tenter de l’empêcher de disparaître définitivement, Grégory Cingal puise dans les mots : ils ne sont pas forcément justes, ils mentent et déforment souvent, sont impuissants à traduire l’immense douleur, mais ils sont là et cet « émiettement verbal » vaut «  peut-être mieux, au bout du compte, que la blancheur abyssale de l’oubli. »
Un très beau texte sensible et fin dont l’écriture précise, ciselée traduit la peur de l’oubli, de la disparition, de l’extinction dirait Thomas Bernhard.

Grégory Cingal livre ici un portrait fragmenté - parce que les mots ne peuvent tout dire, ni recréer un être de toutes pièces - de celle qui a été sa compagne pendant dix ans, s’interrogeant sur le rôle de l’écriture dans cette lutte contre l’absence, la disparition et se révoltant contre l’impossibilité d’évoquer l’être aimé sans parler de soi-même, comme si l’auteur devenait l’ombre incontournable et ineffaçable de celle qu’il a aimée, le tuteur désormais obligé et nécessaire de la femme qui ne peut maintenant avancer toute seule et qui n’existe, dorénavant, qu’à travers l’autre.


                                                   

                                                         L'Inconnue de la Seine

mardi 10 mai 2016

Dans les prairies étoilées de Marie-Sabine Roger


Attention, PÉPITE à côté de laquelle il convient de ne pas passer ! Si vous poursuivez votre chemin, on vous aura prévenu(e) (s) …
La lecture de ce livre m’a comblée de bonheur et je n’exagère pas. J’ai tout aimé !

  1. Les personnages (les principaux et les secondaires) : Merlin, 57 ans et son amie Prune, huit de moins, viennent enfin de trouver la maison qu’ils ne souhaitaient surtout pas acheter. Loin de tout, tout à refaire. Un coup de cœur comme on dit. Mais Merlin n’est pas bricoleur. Lui, son truc, c’est le dessin, enfin, les dessins : il est dessinateur documentariste « métier en voie de disparition », précise-t-il et travaille pour La Grande Encyclopédie des oiseaux d’Europe. Il copie sans trahir le moindre détail la gorgebleue à miroir, la chouette hulotte, le guêpier : «  Il faut que l’oiseau respire, et il faut qu’il s’envole ». Il est aussi l’auteur de la fameuse série de BD, Wild Oregon, sa grande œuvre. « C’est une utopie maussade, ou une dystopie joyeuse, selon que l’on voit le verre vide ou plein… ». Quant à Prune, elle bricole, achète, revend. Ils font leur nid, tout va bien… jusqu’à ce que…
  2. L’histoire (la principale et les secondaires) : c’est simple, on ne lâche pas le livre. D’abord, parce que l’on se demande comment les uns et les autres vont se sortir de leurs misères (ah, les décisions à prendre dans la vie !). Et puis, parce que l’on n’a qu’une hâte : retrouver nos personnages dans des situations irrésistibles qui m’ont fait rire mais RIRE… Et c’est rare que je rie en lisant un livre. Je souris mais je ne ris pas. Là, vraiment… J’ai ri (rigolé comme disent mes élèves !) - pauvre verbe « rire » ! Il n’en a plus pour longtemps celui-là !
  3. Et j’ai pleuré aussi, enfin j’exagère, des larmes ont coulé (souvent, j’avoue) parce que ce qui est dit est si juste, si touchant, si exactement ce que je ressens, que ça m’a touchée au cœur- direct ! Bien visé !
  4. Et l’invention, comment fait-on pour trouver tout cela ? Ça vient la nuit, en marchant, en faisant du vélo ? C’est ça un artiste, me répondrait Merlin, il doit « réenchanter le monde ». Bravo, Madame Roger, vous avez réussi et je vous en remercie.
  5. Et l’écriture… de la prose aux vers, du roman à la pure poésie, des jeux de mots aux créations verbales les plus folles (ah, le « mortissoir à brinches » !). L’écriture m’a prise et m’a emportée. J’ai rempli mes carnets de citations, recopié de longs passages que je relirai quand j’en aurai besoin…
  6. J’ai aimé aussi les réflexions de Merlin sur les rapports étroits entre le créateur et ses personnages. « Je vais mal, ils vont mal. Je vais bien, ils vont bien. Et réciproquement. C’est là que ça devient difficile à comprendre. » Les personnages envahissent l’univers de l’auteur qui leur parle, les imagine assis sur un coin du bureau ou allongés sur le lit à jouer avec le chat. Cela me rappelle Giono qui dans Noé raconte à quel point il a vécu avec les personnages d’Un roi sans divertissement (à lire absolument !) si bien que, passant à un autre livre, il éprouve encore le besoin de parler d’eux.
  7. Vous faites dire, Marie-Sabine, (ça y est, j’ai osé !), vous faites dire à Merlin page 215 : « Mes lecteurs ont des droits. » A-t-on le droit de vous demander, un jour, de nous reparler de Merlin et de Prune ? Parce que je sais qu’ils vont me manquer, je le sens déjà ! Et puis, finalement, Alléluia Mac Cárghtaigh et Jim, ça va l’faire ou pas, comme on dit ici ? Et l’Oncle Albert avec Edmée (il faudra quand même qu’un jour Merlin lui explique la différence entre les poissons de rivière et les poissons de mer, quitte à faire un dessin !)? Cirrhose et Chausson (le pauvre !) s’habitueront-ils l’un à l’autre ? Et surtout, SURTOUT, dites-moi, car cela m’inquiète vraiment, Bombala est-il revenu avec les pièces ou a-t-il oublié de les commander ?
  8. Que vont devenir ces personnages que l’on a tant aimés ? Vousnousraconterezhein promisvousnousraconterez !

jeudi 5 mai 2016

Deux jours de vertige d' Eveline Mailhot


Si vous aimez le cinéma de Rohmer alors, ce livre est pour vous ! Les autres, abstenez-vous : votre poil risque de se hérisser et vos allergies de refaire surface.
Des jeunes adultes se retrouvent dans une maison de campagne appartenant aux parents de l’un d’eux afin de fêter l’anniversaire de leur amie Félicie. Ils y resteront deux jours à discuter, s’observer, boire, manger…plus quelques activités annexes.
C’est tout ? Oui, c’est tout ! Et pourtant, j’avoue que je n’ai pas lâché le roman. Bon, c’est vrai, j’aime beaucoup Rohmer et je crois que c’est un livre qu’il aurait aimé adapter au cinéma.
La narratrice Sara est en quatrième année de thèse mais elle veut tout plaquer : « j’avais décidé de tout arrêter pour ouvrir un bar. Ou pour vendre des fleurs. ». On sent quelqu’un d’assez tourmenté, un peu perdu. Elle a vingt-neuf ans, l’âge où il faut se décider : quel métier, quelle vie, quel conjoint, quel endroit ? Pas simple en effet. Tout est à construire, à créer, à mettre en place. Et pour combien de temps ? Quand on y pense, ce ne sont pas les années les plus faciles de la vie : trop de décisions à prendre !
La voiture de Félicie et d’Alex arrive enfin. Ils semblent contrariés. Ça commence bien ! Sara apprend qu’en plus des copains prévus, Valérie et Gabriel, il y aurait Etienne et Hugo. Hugo Forest, celui qui l’a quittée il y a quelques années, la plongeant dans une douleur insondable.
Partagée entre l’appréhension de le revoir et la curiosité de le redécouvrir, elle se sent en miettes, s’interroge inlassablement sur son comportement et celui des autres, observe le moindre déplacement, analyse dans le détail des propos qui pourraient paraître parfaitement insignifiants, cherchant à comprendre qui elle est vraiment et qui sont ces gens qu’elle nomme ses amis.
Tout est décortiqué, passé à la moulinette : telle intonation, tel rire, tel sous-entendu, tel soupir. L’alcool aidant, les pensées s’emballent, le mal-être aussi. S’installe comme une impression de vacuité : « J’avais l’impression qu’on parlait autour de quelque chose et qu’on riait à l’écho de nos propres répliques. »
Faut-il être sincère ? Peut-on cacher ses émotions ? « Je taisais ce que je pensais la moitié du temps et j’édulcorais le reste. » Pas faciles les relations humaines surtout quand on est très sensible comme l’est Sara : « Il n’y avait sans doute que moi qui traînais les marques  du moindre tressaillement pendant des années. »
Certains ont recours à l’hypocrisie ou au mensonge, a-t-on le choix ? « Les gens dansent parfois ensemble. Mais personne ne pense à personne. » Doit-on faire semblant d’aimer, semblant d’être heureux, semblant d’être tout court ?
Questions qui donnent le vertige, qui font douter…
Au-dessus d’un petit groupe parti en promenade, semble planer comme une menace incarnée par des rapaces qui volent dans les airs, inquiétant fortement les jeunes filles. D’ailleurs, les cadavres d’animaux pullulent dans l’oeuvre jetant sur cette jeunesse l’ombre de la mort ou en tout cas, l’idée qu’ils ne vont pas s’en sortir comme ça. Mauvais présage en tout cas.

Un roman peut-être pas si léger qu’il en a l’air…

mercredi 4 mai 2016

Au début de l'amour de Judith Hermann


« C’est ainsi… » C’est par ces trois syllabes que commence le dernier livre de Judith Hermann : Au début de l’amour. « C’est ainsi ». Immédiatement, une certaine lassitude, une forme de renoncement et puis peut-être l’idée que ça aurait pu être autrement semblent  vouloir faire surface.
Stella rencontre Jason alors qu’elle revient du mariage de sa meilleure amie, Clara. Elle ne se sent pas très bien ; les belles années appartiennent dorénavant au passé. Elle a peur et tremble dans ce petit avion à hélices et demande à son voisin si elle peut se placer à ses côtés et lui serrer la main. Et ça commence comme ça… Il était là, à ce moment-là, mais il aurait pu tout aussi bien être ailleurs et elle aussi. Elle aurait pu avoir un autre voisin et c’eût été une autre rencontre. Mais c’était lui. Et ce moment, qu’on le veuille ou non, a déterminé tous les autres. « Je ressens comme une injustice le fait qu’on ne puisse voir et comprendre qu’a posteriori l’enchaînement des choses. » se plaindra-t-elle.
 Naîtra Ava, une petite fille. Et la vie s’écoulera, monotone et tranquille entre la maison dans le lotissement et son travail d’infirmière. Lui est absent, il construit des maisons.
Elle vit souvent seule, dans la nostalgie des années passées, imaginant ce qui aurait pu se produire si, s’interrogeant sur la contingence des faits, les hasards de la vie…
Elle échange peu avec Jason. C’est, comme on dit, un taiseux. D’ailleurs, se connaissent-ils vraiment ?
En revanche, elle appelle son amie Clara, souvent. Elle lui écrit aussi de longues lettres où elle lui raconte ses rêves, la nostalgie qu’elle ressent pour un mari qui existe encore et qu’elle pense parfois mort.
La jeune femme ne semble pas se sentir à sa place. Elle s’observe et regarde le monde avec une certaine distance comme si elle ne s’habitait ni ne l’habitait vraiment: « Elle voit une femme seule assise à une table sous une lampe, en train de lire. C’est moi, pense Stella. C’est moi. Stella. » Absente à elle-même. Les gens, les objets, la nature, le ciel demeurent comme  extérieurs à elle. Stella se trouve dans l’impossibilité d’appartenir au monde, de faire corps avec lui et d’aller à la rencontre de ce qui l’entoure. Elle sent que quelque chose ne colle pas.
Et pourtant, la vie quotidienne fait son chemin, les mêmes gestes, à la même heure, à quelques détails près. Certainement la meilleure façon d’oublier : « Peut-être qu’il s’agit de disparaître. C’est possible » suggère-t-elle.
Jusqu’au jour où… un inconnu sonne à sa porte. Elle aimerait ouvrir mais se méfie. Elle l’interroge par l’interphone. Que veut-il ? Parler, répond-il, s’entretenir avec elle. Si elle a le temps. C’est tout. Mais on sent déjà qu’il y a quelque chose d’essentiel dans cette quête, de vital peut-être… Non, répond Stella, elle n’a pas le temps, vraiment pas. Dommage, répond l’homme puis, il repart. Il reviendra, chaque jour, plusieurs fois par jour… Inlassablement
La tension monte au fur et à mesure des pages mais pour autant, nous ne sommes pas dans un roman policier mais au cœur des êtres, dans cette zone intime où ils s’interrogent sur ce qu’ils font là où ils sont. Une zone secrète où il ne fait pas toujours bon traîner. C’est risqué. Le voisin va tirer Stella de son petit confort, de sa maison, de ses objets, de ce quotidien en apparence paisible pour la placer face à elle même, dans l’analyse plus ou moins consciente de son mal-être, de ce rapport distancé au monde, de sa solitude et de ses désirs qu’elle ne souhaitait peut-être pas s’avouer. Il lui tend un miroir, cet homme dont elle dira : « Il paraît tout à fait normal, comme nous tous, mais on sent autre chose en dessous, un épuisement, une déchéance, une tristesse profonde. ». Le voisin, un double d’elle-même, une âme en peine ou tout simplement un homme avec qui un autre début aurait été possible si elle avait dit oui, si elle avait ouvert la porte et si… ?
Un très beau texte poétique et sensuel où la tension des êtres est palpable à chaque page. « Comment j’ai pu atterrir ici ? » s’interroge Stella, persuadée qu’il est trop tard, qu’ « il y a peu de chances que certaines choses se produisent encore. » tandis que son amie Clara lui écrit : « Autrefois, j’ai pu m’imaginer de temps en temps que j’étais quelqu’un d’autre. Aujourd’hui je suis réduite à moi-même. » A quoi finalement ? Des gestes mécaniques, des sourires forcés et des sentiments morts.
 Stella dira au sujet de son voisin : « Il est bloqué, un jour dans sa vie quelque chose s’est coincé, il est resté pris dans une boucle temporelle ». Comme elle. Prisonnière du non qu’elle a prononcé, du renoncement dans lequel elle s’est cloîtrée, de ce que les autres - la collègue, la meilleure amie, le mari - lui ont dit de faire.
 Une Emma Bovary qui n’a pas ouvert sa porte, qui n’a pas tenté de fuir, qui s’est contentée de regarder au loin, derrière sa baie vitrée…

Tragique, vraiment. Profondément tragique…

dimanche 1 mai 2016

Notre château d'Emmanuel Régniez

Un texte envoûtant, oui, c’est ça, envoûtant… Déjà la couverture n’est pas spécialement rassurante. Ou alors, j’y projette ma lecture, oui,  c’est fort possible…
Un frère et une sœur vivent coupés du monde, depuis vingt ans, dans une ancienne demeure dont ils ont hérité à la mort de leurs parents et qu’ils ont baptisée « Notre château ». Ils y ont toujours vécu, en sortent très rarement et n’ont jamais de visites : seul  Octave, tous les jeudis, se rend en ville pour acheter des livres. Véra lui prépare la veille une liste d’oeuvres qu’elle désire « ardemment lire ». Véra ne peut pas ou ne sait pas attendre. Octave les trouve toujours et les lui rapporte sans faute. Il faut dire qu’ils ont l’un et l’autre un goût prononcé pour la lecture : « Ma sœur et moi sommes hantés par les livres. Si nous avons décidé de nous retirer du monde, c’est pour lire, uniquement lire. Nous passons nos journées à cela, à lire et encore lire. » Cela explique peut-être pourquoi Véra ne sort pas…
Or, ce jeudi 31 mars à 14h32, Octave voit sa soeur dans le bus n°39. Or, il le sait, c’est impossible : Véra ne sort jamais et même si elle sortait, elle ne prendrait jamais le bus. Absolument impossible. Il lui en parle le soir et cela la fâche. Evidemment que ce n’était pas elle, comment a-t-il pu imaginer cela ? Et pourtant, il n’a pas pu se tromper. Aurait-elle menti ? Quelque chose est-il en train de se fissurer entre eux ? Pour Octave, c’est inconcevable. Alors ? Devient-il fou ? A-t-il rêvé ?
Je n’en dirai pas plus… mais vous allez être plongé dans une atmosphère pesante, angoissante, vous ne pourrez quitter la maison à votre tour, prisonnier de cette écriture répétitive et obsédante, attendant, dans le silence de chacune des pièces de cette vaste demeure, que quelque chose survienne, parce que l’on sent que c’est imminent… Et l’on n’est pas déçu !
J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman d’Emmanuel Régnier qui a pu me faire penser à l’atmosphère étouffante de certains textes de Henry James. Les superbes photos du peintre anglais Thomas Eakins que l’on découvre à la fin du roman finissent de nous plonger dans l’ambiance étrange du roman. Vous ne serez pas près de l’oublier…

                              



Merci à Catherine de la librairie du Conquérant à Falaise pour ce précieux conseil de lecture !