mercredi 23 novembre 2016

Nirvanah d'Yvonne Baby













Éditions Maurice Nadeau

C’est dans une aventure que vont se lancer Nirvanah et sa grand-mère, Clémence.
L’aventure de la transmission…
Dire ce que l’on est avant de disparaître. Je veux dire, ce que l’on est vraiment.
Alors, le petit jeu du « Parle-moi » va vite devenir un rite quotidien et indispensable à Clémence qui sent que le temps presse et qu’elle a une vie à transmettre à sa petite-fille.
Ainsi, lorsque « l’heure des lampes » approche, les deux femmes s’installent dans le salon, se regardent et s’écoutent.
C’est de la guerre que Clémence va très vite parler, le passage vers la zone libre, la faim, la soif, l’impossibilité de se laver, de laver ses vêtements. Ces terribles moments où « un morceau de savon noir est presque aussi précieux qu’un morceau de pain. »
Nirvanah doit savoir cela, elle doit aussi comprendre pourquoi Clémence lave et relave indéfiniment : « les gestes que la guerre m’aura enseignés, je les répète autrement… On revient toujours à son enfance, et la mienne m’oblige à un exercice éperdu de réparation, laver, c’est réparer, c’est enlever les souillures, les taches, les misères, c’est tenter de parvenir à un ordre qui échappe au chaos. »
Lorsqu’elles ne parlent pas, elles écoutent de la musique : le Quatuor en la mineur de Beethoven, le concerto n°1 de Brahms, les chansons de Vladimir Vissotski.
Elles pensent silencieusement et se lancent soudain : Clémence veut parler des livres qu’elle aime, des romanciers et des poètes qui ont accompagné sa vie, ouvert le chemin de son existence : Borges, Robert Walser, Fitzgerald, Tolstoï, Faulkner, Carson McCullers… Elle sort les livres des étagères, redécouvre les couvertures un peu vieillies.
Pour que tu comprennes qui je suis vraiment, il faudra que tu lises cela, Nirvanah…
Quand la petite n’est pas là, Clémence écrit, en l’attendant.
Aujourd’hui, Nirvanah aura-t-elle le temps ? Le temps d’écouter ce que Clémence a à dire sur  son père lorsqu’il était enfant, sur la guerre encore, sur Guernica, l’œuvre de Picasso, sur l’Histoire qu’elle a traversée, son Histoire : « Tellement d’années qui se résument en quelques secondes que le vent de la vie va emporter et qui ne comptent plus aujourd’hui. »
Et puis, comment transmettre à l’autre ce qu’il n’a pas vécu ? Comment lui faire comprendre qu’ils avaient cru en un monde meilleur, les arrière-grands-parents communistes ? Des amis polonais et russes venaient à la maison, on parlait, on buvait du thé…
« Tout ce que tu m’apprends… » s’étonnera Nirvanah…
La petite-fille saura que son arrière-grand-mère est née dans le petit village de Wroslavice en Pologne, qu’elle parle russe, alors la langue de l’occupant. « Ma mère était lingère et mon père priait. » Clémence doit emmener Nirvanah à Varsovie.
En attendant, le voyage a lieu dans l’appartement, c’est un voyage immobile et pourtant, tous ces objets accumulés çà et là… Il serait bien impossible d’évoquer l’histoire de chacun d’eux, même en passant. Des souvenirs se perdront, forcément.
Les disques là dans le coin viennent de New-York, de chez Sam Goody, c’est son grand-père qui les a achetés…
Alors, dis-moi… Quels sont tes cinq objets favoris ? demande Nirvanah. C’est un voyage encore qui recommence : l’Egypte, Bahia, la Chine, la maison de George Sand, la Russie… De tous ces lieux, Clémence a rapporté quelque chose : un vase, un ex-voto, une tête en bois…
La phrase de Fitzgerald revient à l’esprit de Clémence : « C’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui rejette sans cesse vers le passé »
Clémence se laisse entraîner par les questions de la jeune fille… Elle ne lutte plus, bien au contraire…
« Chaque jour, Nirvanah emmène Clémence au pays des songeries. »
Et si l’on jouait au jeu des paysages préférés ? lance la jeune fille impatiente.
Clémence replonge dans le passé. « Laisse-moi reprendre mes esprits, Laisse-moi, dirait Guillaume (ton oncle), réfléchir avant de penser. »
Les lieux surgissent, tous, d’un coup : New-York, les rivières dans les Pyrénées, la mer Egée, une allée d’aubépines, les ruelles de Venise. Les fleurs, maintenant ! Non, Clémence veut une pause. Elle tourne la tête vers le rhododendron qui fleurit sur le balcon…
Elle les a aimées, les fleurs : les anémones, les tulipes et les pivoines, il faudra le dire à Nirvanah, il faudra qu’elle sache aussi cela…
Soudain, une question affleure : ont-ils été heureux ?
C’est une lumière douce et nostalgique qui éclaire en demi-teinte mélancolique cet échange complice et tendre entre la petite-fille et sa grand-mère.

Par la parole, Clémence transmettra à Nirvanah ce qu’il est possible de transmettre, bribes du temps passé, fragments de soi, consciente, au fond, que l’on demeure à jamais un inconnu même aux gens qui nous sont proches. C’est aussi sans doute ce qui fait la richesse d’une vie : elle est unique dans son grand secret et le restera…

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