Éditions Maurice Nadeau
C’est dans une aventure que vont se lancer Nirvanah et sa grand-mère, Clémence.
L’aventure de la transmission…
Dire ce que l’on est avant de
disparaître. Je veux dire, ce que l’on est vraiment.
Alors, le petit jeu du
« Parle-moi » va vite devenir un rite quotidien et indispensable à Clémence
qui sent que le temps presse et qu’elle a une vie à transmettre à sa petite-fille.
Ainsi, lorsque « l’heure des
lampes » approche, les deux femmes s’installent dans le salon, se
regardent et s’écoutent.
C’est de la guerre que Clémence
va très vite parler, le passage vers la zone libre, la faim, la soif,
l’impossibilité de se laver, de laver ses vêtements. Ces terribles moments où
« un morceau de savon noir est presque aussi précieux qu’un morceau de
pain. »
Nirvanah doit savoir cela, elle
doit aussi comprendre pourquoi Clémence lave et relave indéfiniment : «
les gestes que la guerre m’aura enseignés, je les répète autrement… On
revient toujours à son enfance, et la mienne m’oblige à un exercice éperdu de
réparation, laver, c’est réparer, c’est enlever les souillures, les taches, les
misères, c’est tenter de parvenir à un ordre qui échappe au chaos. »
Lorsqu’elles ne parlent pas,
elles écoutent de la musique : le Quatuor en la mineur de Beethoven, le
concerto n°1 de Brahms, les chansons de Vladimir Vissotski.
Elles pensent silencieusement et
se lancent soudain : Clémence veut parler des livres qu’elle aime, des
romanciers et des poètes qui ont accompagné sa vie, ouvert le chemin de son
existence : Borges, Robert Walser, Fitzgerald, Tolstoï, Faulkner, Carson
McCullers… Elle sort les livres des étagères, redécouvre les couvertures un peu
vieillies.
Pour que tu comprennes qui je
suis vraiment, il faudra que tu lises cela, Nirvanah…
Quand la petite n’est pas là,
Clémence écrit, en l’attendant.
Aujourd’hui, Nirvanah aura-t-elle
le temps ? Le temps d’écouter ce que Clémence a à dire sur son père lorsqu’il était enfant, sur la guerre
encore, sur Guernica, l’œuvre de
Picasso, sur l’Histoire qu’elle a traversée, son Histoire :
« Tellement d’années qui se résument en quelques secondes que le vent de
la vie va emporter et qui ne comptent plus aujourd’hui. »
Et puis, comment transmettre à
l’autre ce qu’il n’a pas vécu ? Comment lui faire comprendre qu’ils
avaient cru en un monde meilleur, les arrière-grands-parents communistes ?
Des amis polonais et russes venaient à la maison, on parlait, on buvait du thé…
« Tout ce que tu
m’apprends… » s’étonnera Nirvanah…
La petite-fille saura que son
arrière-grand-mère est née dans le petit village de Wroslavice en Pologne,
qu’elle parle russe, alors la langue de l’occupant. « Ma mère était
lingère et mon père priait. » Clémence doit emmener Nirvanah à Varsovie.
En attendant, le voyage a lieu
dans l’appartement, c’est un voyage immobile et pourtant, tous ces objets
accumulés çà et là… Il serait bien impossible d’évoquer l’histoire de chacun
d’eux, même en passant. Des souvenirs se perdront, forcément.
Les disques là dans le coin
viennent de New-York, de chez Sam Goody, c’est son grand-père qui les a achetés…
Alors, dis-moi… Quels sont tes
cinq objets favoris ? demande Nirvanah. C’est un voyage encore qui
recommence : l’Egypte, Bahia, la Chine, la maison de George Sand, la
Russie… De tous ces lieux, Clémence a rapporté quelque chose : un vase, un
ex-voto, une tête en bois…
La phrase de Fitzgerald revient à
l’esprit de Clémence : « C’est ainsi que nous avançons, barques
luttant contre un courant qui rejette sans cesse vers le passé »
Clémence se laisse entraîner par
les questions de la jeune fille… Elle ne lutte plus, bien au contraire…
« Chaque jour, Nirvanah
emmène Clémence au pays des songeries. »
Et si l’on jouait au jeu des
paysages préférés ? lance la jeune fille impatiente.
Clémence replonge dans le
passé. « Laisse-moi reprendre mes esprits, Laisse-moi, dirait
Guillaume (ton oncle), réfléchir avant de penser. »
Les lieux surgissent, tous, d’un
coup : New-York, les rivières dans les Pyrénées, la mer Egée, une allée
d’aubépines, les ruelles de Venise. Les fleurs, maintenant ! Non, Clémence
veut une pause. Elle tourne la tête vers le rhododendron qui fleurit sur le
balcon…
Elle les a aimées, les
fleurs : les anémones, les tulipes et les pivoines, il faudra le dire à
Nirvanah, il faudra qu’elle sache aussi cela…
Soudain, une question affleure :
ont-ils été heureux ?
C’est une lumière douce et
nostalgique qui éclaire en demi-teinte mélancolique cet échange complice et
tendre entre la petite-fille et sa grand-mère.
Par la parole, Clémence
transmettra à Nirvanah ce qu’il est possible de transmettre, bribes du temps
passé, fragments de soi, consciente, au fond, que l’on demeure à jamais un
inconnu même aux gens qui nous sont proches. C’est aussi sans doute ce qui fait
la richesse d’une vie : elle est unique dans son grand secret et le
restera…
un bien bel article....
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