Éditions de l'Olivier
★★★★☆ (J'ai bien aimé)
Paul,
étudiant en architecture, travaille comme gardien de nuit à l'hôtel
Elisse. C'est le lieu qu'a choisi Amélia Dehr pour vivre, chambre
313. Dans son sillage, la jeune fille laisse planer sur elle mille
légendes, mille rumeurs. On ne sait pas vraiment qui elle est :
peut-être une étudiante richissime, héritière des hôtels Elisse,
peut-être une femme à hommes… On dit que « quand elle
entre dans une pièce, quelqu'un sort en pleurant. » On en
dit tellement sur elle qu'elle en est devenue « une
métastase de clichés ».
Si
bien que la première fois que Paul voit Amélia (de
la même façon qu'Aurélien vit Bérénice chez
Aragon), il la trouve « plus petite et moins
symétrique, les traits moins légendaires... » « C'est
ça, Amélia Dehr ? » s'étonne-t-il. Bref,
Paul est un peu déçu. Mais bon, peut-être, est-ce comme cela que
naissent les belles histoires d'amour…
Paul,
de son poste, observe via les caméras de surveillance de l'hôtel
celle qu'il va aimer, l'amour de sa vie.
Ils
suivent ensemble les cours d'une certaine Anton Albers, auteur
d'une thèse « d'histoire sur la nuit, et d'une thèse
d'économie sur la nuit, et d'une thèse d'urbanisme sur la nuit... »
Dans les années 60, Anton Albers a fréquenté des artistes,
rencontré et peut-être même aimé la mère d'Amélia… Son cours
a pour sujet « la ville de demain » mais
finalement, l'essentiel de son propos porte sur un sentiment :
la peur. Peut-être les deux thèmes sont-ils intrinsèquement liés…
Paul
n'est pas bien sûr de comprendre le sens des propos d'Albers, de ses
digressions infinies sur la nuit. Amélia, elle, est toujours
présente et attentive,
certainement
parce qu'Anton Albers est le seul
lien qui
lui reste avec sa mère disparue, une mère qui l'a abandonnée
pour « empêcher une guerre » et qui en est morte.
Une femme qui a quitté son pays « comme on quitte une robe
trop petite » et au moment où a éclaté la guerre en
ex-Yougoslavie, elle
s'est
installée
à l'Elisse de Sarajevo parce qu'elle considérait
que « sa place était là ». Elle voulait dire au
monde ce qu'elle voyait, et écrivait de la « poésie
documentaire » considérant que c'était là une forme d'art
qui aurait peut-être permis d'arrêter la guerre, « parce
qu'elle pensait qu'il fallait trouver les mots pour la dire… »
Et
que c'était justement le rôle de la poésie.
Mais
elle ne revint jamais. Il reste juste à Amélia une boîte en carton
remplie de poèmes que la jeune fille refuse de lire pour se venger
d'avoir été abandonnée, elle, la gamine dont on a gâché
l'enfance en la laissant
seule dans un monde d'adultes sans amour.
Amélia,
qui décide qu'elle a « autre chose à faire que d'être
amoureuse. Être amoureuse c'est une façon de ne pas vivre »,
quittera Paul, retournera chercher sa mère dans un lieu, Sarajevo,
où l'on s'empresse de tout reconstruire, au plus vite.
Mais
reconstruire, c'est précisément effacer les traces de la guerre, de
ce qui a été et donc les traces de la mère. Amélia supporte mal
« l'obscénité de la reconstruction »,
considérant l'effacement comme un crime, mettant de la résine dans
les trous d'obus pour qu'ils ne soient pas rebouchés, pour que l'on
ne fasse pas disparaître les traces de l'Histoire.
Car
pour ceux qui avaient vécu dans cette ville en guerre, « la
ville était leur mère. La guerre était leur mère. » Que
reste -t-il de la réalité, de la vérité si on l'oublie ?
L'avancée
de la nuit est l'histoire de deux jeunes gens traversant leur
existence tels des fantômes sans trouver la porte de sortie,
s'épuisant à la recherche d'une issue vers la lumière, vers la
liberté, deux jeunes gens qui, finalement, ne parviennent pas à se
réaliser, à s'incarner, à trouver un sens à leur vie dans ce
monde moderne.
Que
faire ? S'engager ? Lutter ? Créer ?
Aimer ? Renoncer ? Se protéger ? Ou disparaître ?
« Qu'est-ce
que tu sauverais du XXe siècle ? » demande Amélia à
Paul. « Ma peau » dit-il.
Amélia
ne sauvera pas la sienne (on le sait dès la première page), se
suicidant, trouvant dans ce geste une ultime forme d'art, une
ultime liberté, peut-être impossible à trouver ailleurs, que
ce soit dans l'art ou dans la vie.
Paul, de son côté, renoncera, abdiquera, dans une terrible attitude de repli comme il le dit dès les premières lignes du roman: « Il s'était dit qu'ils pourraient se fondre dans les lieux, dans le décor, et que c'était peut-être cela, le bonheur, ou ce qui s'en approchait le plus. Une vaste entreprise de camouflage... »
Paul, de son côté, renoncera, abdiquera, dans une terrible attitude de repli comme il le dit dès les premières lignes du roman: « Il s'était dit qu'ils pourraient se fondre dans les lieux, dans le décor, et que c'était peut-être cela, le bonheur, ou ce qui s'en approchait le plus. Une vaste entreprise de camouflage... »
Se
cacher pour être heureux, se dissimuler sous une large couverture
épaisse comme la nuit et, peut-être même, fermer les yeux, les
verrous, les portes blindées et les chambres fortes. (Paul fera
d'ailleurs fortune « dans la sécurité », une forme de
renoncement…) Quand on ne peut agir, on se protège, on se
calfeutre, on s'enterre...
Finalement,
les futures générations, incapables d'échapper à cette nuit qui
avance au même rythme qu'elles, recouvrant et anéantissant toutes
leurs ambitions, leur soif d'absolu, les empêchant de s'épanouir et
d'être heureuses, décideront de rester dans cette nuit, d'y vivre,
de s'y planquer même, d'en profiter, qui sait, pour n'y être plus
rien : « Ce qu'ils recherchaient, c'était la nuit, ce
que la nuit faisait à la ville, à ses parcs, à ses musées. Tout
était plus mystérieux alors, tout semblait plus franc. Ils
voulaient être des chats, être des ombres, échapper à ce regard
permanent qui pesait sur tout, tout le temps, et semblait les sommer
de rendre des comptes, de choisir leur camp dans des luttes qu'ils ne
souhaitaient pas vivre. » Des générations vouées à
s'occuper d'elles-mêmes, de leur petit nombril et de leurs enfants,
« leur petit matériel génétique »...
L'avancée
de la nuit est le roman d'un accomplissement raté et d'une
quête de sens impossible, qui semble se perpétuer de génération
en génération, c'est l'histoire de ceux qui cherchent à sortir de
cette prison de ténèbres entravant
leurs gestes, qui se débattent
pour trouver un sens à leur existence et être libres mais comme le
dit Anton Albers : « On ne peut rien glisser entre une
personne et sa liberté… Ni ses soi-disant responsabilités, ni
même ses enfants. La liberté est une peau que nous portons, et
comme la peau, elle a plusieurs couches et ne s'ôte qu'à grand
prix. »
On
n'est pas libre qu'à moitié.
Le
roman de Jakuta Alikavazovic est un texte dense et exigeant de par
les problématiques qu'il brasse, à la fois riches, nombreuses et
complexes. On ne s'y précipite pas, on le lit, on le relit pour y
découvrir toute sa profondeur et son extraordinaire construction.
Son
écriture précise, intense, puissante demande au lecteur de
l'attention, de la concentration car les nuances sont à prendre au
sérieux. Un mot va faire bifurquer le sens du texte, un ajout
retournera la situation, une parenthèse viendra réduire à néant
la phrase précédente. La phrase avance en se corrigeant, en se
précisant sans cesse. Tout se combine, se construit, se déconstruit
inlassablement, image même du monde insensé qui est le nôtre...
Chronique magnifique !J'ai très envie de le lire (pour Sarajevo) et pour l'histoire. Pas tout de suite, mais il trouvera son chemin jusqu'à moi.
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