vendredi 29 juin 2018

Une drôle de femme de Leylâ Erbil


 Éditions Belleville

Une drôle de femme est l'histoire d'une incompréhension, d'un abîme, d'une béance entre deux mondes : celui de la Turquie ancienne, celle des grandes batailles militaires de l'Empire Ottoman, des sultans et des vizirs et celui d'une Turquie moderne, celle de la République fondée par Atatürk en 1923 et tournée vers l'Occident.
Nous sommes à Istanbul, dans les années cinquante.
D'un côté, il y a la fille, Nermin, qui veut être libre, rencontrer des intellectuels, écrire des poèmes, lire les classiques russes, aimer des hommes, vivre comme elle l'entend sa sexualité, sortir, découvrir le monde, partir ailleurs, un jour. « Si mon bonheur dépend de ma liberté, et que le monde s'obstine à me la refuser, alors je ne pourrai jamais être heureuse. » avoue-t-elle, pleine de lucidité.
Alors, elle se battra, chaque jour, pour changer le regard des hommes sur les femmes : « J'ai vu, de mes propres yeux, dans quelles souffrances patauge l'intellectuel turc, et sa considération pour la femme.», « (au sujet des artistes) Chaque fois que j'ai tenté de parler poésie ou politique, chaque fois que j'ai voulu nouer une vraie amitié avec eux, ils ont tous pris le même air moqueur. Noyant ou ridiculisant mes propos, ils ont invariablement glissé vers la dérision ou l'hostilité.» On peut imaginer que l'auteur, elle-même, a vécu plus d'une fois ce genre d'expérience ! Ah, devenir l'égale des hommes, parler avec eux en égale sans qu'il soit question de désir ou de sexualité… Impossible encore, trop tôt peut-être… « - Ces arriérés bigots veulent me rappeler de ne pas m'éloigner des jupes de ma mère et de ne pas m'aventurer dans les endroits publics, c'est ça ? Pourquoi ne peuvent-ils pas me voir comme une amie, une sœur ? - C'est impossible, ma belle, comment veux-tu… Ce sont des hommes, et tu ne seras jamais leur sœur. »
Nermin se battra aussi pour que ses idéaux politiques ne se limitent pas à de vagues abstractions : « Vous êtes des imposteurs, hurlera-t-elle à la face des hommes, qui utilisez à tout-va les mots « justice », « liberté » et « égalité » pour masquer votre bigoterie et attiser les sectarismes !» Elle ira vers le peuple, rappelant sans cesse qu'on n'a rien sans se battre, que si on ne se défend pas, on se fait dévorer et que seule l'éducation peut aider les gens à s'en sortir.
Mais parfois, proche du désespoir, on la sent souhaiter la mort tellement le combat est rude et le moindre désir d'émancipation réduit à néant. Belle métaphore de sa difficulté à être ce qu'elle veut que celle de ces fourmis volantes qui ne peuvent que ramper au risque d'être écrasées : « On leur a donné des ailes pour voler, et pourtant elles rampaient, difficilement, dans les crevasses au sol, malgré leurs ailes.»
Ce roman est aussi l'histoire d'un père qui se meurt, un père qui fut marin et qui souffre de n'avoir pu inculquer la foi à sa fille, un père qui, à la veille de sa mort, dans un très long et très beau monologue, s'interroge sur l'existence de Dieu, un père qui regrette ce qu'est devenue cette fille qu'il ne reconnaît plus : « à force de courir les mers pour gagner durement notre pain, je n'ai pas pris soin de ma chérie comme j'aurais dû. Je l'ai abandonnée aux mains de sa mère qui ne lui a enseigné que la pâtisserie, la tenue des comptes et la dentelle...» Qu'il se rassure, Nermin n'a guère écouté les leçons de sa mère ! « Qui t'a inculqué cette pensée dégénérée pendant que je cramais en mer ?» demande-t-il à sa fille. Ce père ne sait plus vraiment se situer dans l'Histoire : tandis que sa fille lui répète qu'il est un ouvrier, il voit le monde avec un coeur empli de ce que fut la Turquie autrefois, un esprit nourri de la mythologie des siècle passés... Dans un monde nouveau dans lequel il peine à s'inscrire, il a perdu ses repères et vacille doucement vers cette mort qui sera peut-être pour lui un refuge...
Le père, la fille : entre les deux, un abîme d'incompréhension que l'amour permet à peine de combler…
Et puis, il y a la mère, la mère qui pleure de voir cette fille aller au café, fréquenter des hommes, lire des livres interdits qu'elle jette dans le poêle, une fille qu'elle gifle en lui criant dessus, en la traitant de catin et en s'enfermant encore pour pleurer et pleurer encore…
« Qu'est-ce que tu as à te mêler de justice et d'équité, tu ne peux pas la boucler un peu ?» Parce que, pour elle, la fille doit se taire et protéger sa virginité.
Après avoir pleuré sa fille, la mère pleurera son mari. Et les larmes succéderont aux larmes...
Non, Nermin ne pourra pas la boucler, oui sa mère souffrira, oui son père mourra seul à l'hôpital, lui qui ne voulait pas quitter sa maison.
Les uns et les autres se débattront dans ce monde nouveau, tentant de donner un sens à leur vie. Malgré tout.
Un très beau roman magnifiquement écrit et d'une force rare qui laisse entendre les voix de ceux qui, enfermés chacun dans leur univers, ne s'écoutent plus et se voient à peine…

Tragique et puissant.


samedi 23 juin 2018

Là où vivent les loups de Laurent Guillaume


  Éditions Denoël
   ★★★★★

Je vous le dis tout de suite, rien que pour le personnage de Priam Monet, ce polar vaut le détour !
Priam Monet… Déjà, un nom pareil, ça ne s'invente pas sauf quand on a une mère prof d'histoire grecque à la Sorbonne et amoureuse de l'Iliade.… Quant au physique, c'est encore une autre histoire : « Il était très grand - un mètre quatre-vingt-seize - et gros, très gros. La dernière fois qu'il s'était pesé, deux ans auparavant, la balance affichait un douloureux quintal et demi. Il n'avait pas réitéré l'expérience, mais il savait que depuis, il avait encore grossi. Ses traits qui auraient pu être séduisants étaient noyés dans les replis de la chair. Ses yeux exprimaient une lassitude définitive et une mauvaise humeur permanente. Personne n'aimait Monet, lui le premier. Et Monet le rendait bien à tout le monde, surtout à lui-même. »
Alors quand notre Priam Monet débarque de Panam à la gare de Thyanne, il est comme dépaysé ! En plus, la montagne, ce n'est pas franchement son truc : trimbaler ses cent cinquante kilos sur des chemins pentus voire franchement escarpés, très peu pour lui.
Quant à l'air pur des Alpes, la neige au mois de mai, les épicéas odorants, les vaches et la gentiane, il n'en a cure. De toute façon, il n'est que de passage. Ah oui, j'ai oublié de vous dire, Priam Monet est flic, de ceux qu'on surnomme les « bœufs-carottes » : commandant de l'IGPN, la police des polices. Juste un petit contrôle de routine, voir si tout tourne bien dans ce petit poste de police aux frontières, vérifier le fonctionnement des services, l'organisation interne, les registres administratifs et ciao les gars, il repart bien vite dans son onzième arrondissement…
Sauf que, vous imaginez bien que ça ne va pas se passer comme ça ! Dans ce coin paumé près de la frontière italienne, on se demande au fond qui fait la loi et qui a le pouvoir : l'industriel qui fait tourner les dernières usines ou les flics ? Il faut dire que des emplois, il n'y en a pas des masses dans ce bout du monde alors on est prêt à fermer les yeux sur certains agissements pas nets.
Mais lorsque l'on découvre un cadavre de migrant au pied d'une falaise, les choses se compliquent. Un accident ? C'est ce que tout le monde pense. Il faut dire que ça arrange tout le monde... Mais si cet homme mort n'était pas un migrant ? Et si cet accident était un réalité un meurtre ? Comme je vous le disais, notre Priam Monet va devoir supporter un peu plus longtemps que prévu « cette bande de flics culs-terreux, ces gardes-barrières qui couraient toute l'année derrière des types dépenaillés… Servier avec sa moustache à la con, Ludo avec ses blagues à la con, Maurice avec … ses moustaches à la con aussi, Claire avec… Il ne savait trop quoi en fait. Il aimait bien Claire et ça l'énervait, ça aussi. »
Vous verrez, lui qui n'aime pas trop la paperasse, il va très vite trouver à s'occuper autrement dans ce bled paumé où tout le monde se connaît depuis belle lurette et où règne la loi du silence. Pour sûr, ici, les secrets sont bien gardés…
On ne peut d'ailleurs s'empêcher de penser au film de Spencer Tracy : Un homme est passé dans lequel descend d'un train un certain Macreedy qui vient pour interroger des habitants qui se montreront de plus en plus agressifs à son égard.
Un très bon polar social, bien rythmé, plein de suspense et de fausses pistes, avec, ce qui ne gâche rien, une bonne dose d'humour… un roman écrit par un ancien flic devenu consultant international en lutte contre le crime… bref, quelqu'un qui sait de quoi il cause !
Allez, ne perdez pas de temps, vous verrez, c'est beau les choses vues de haut… Vous avez le vertige ? Dommage pour vous !


PS : Monsieur Guillaume, nous, lecteurs, sommes devenus très accros au personnage de Priam Monet. Donc, SVP (mains jointes), si vous pouviez nous en reparler un jour ou l'autre, ce serait vraiment très très sympa ! Merci d'avance !

mercredi 20 juin 2018

Il y a longtemps que je mens d'Alexandre Brandy


Éditions Grasset
★★★★★

J'ai une certaine fascination -dois-je l'avouer ?- pour les imposteurs, leur capacité à imaginer des choses qui ne sont pas, à s'inventer des rôles, à les jouer et à pousser parfois le bouchon si loin qu'ils finissent plus ou moins par croire à leurs mensonges. Ils ont l'imagination des romanciers, le talent des comédiens et la folie des grands malades. Bref, ils me fascinent.
Je suis intriguée par les gens qui mentent et le premier texte qui a fait naître tout ça en moi est celui d'Emmanuel Carrère : L'adversaire, dans lequel il raconte avec le don qui est le sien, la tragique histoire de Jean-Claude Romand qui, n'ayant jamais dépassé sa seconde année de médecine, n'a cessé de mentir à tous, à sa famille, à ses amis, à ses maîtresses en se faisant passer pour un médecin-chercheur travaillant à l'OMS alors qu'il passait tout son temps dans sa voiture sur des aires d'autoroute. Cela a duré dix-huit ans. Dix-huit ans de mensonge. Le problème, c'est qu'à un moment donné, le réel s'agite, refait surface, finit par s'imposer et généralement, le retour à la réalité est particulièrement violent.
Vous imaginez aisément à quel point je me suis régalée avec le dernier livre d'Antoine Bello, Scherbius(et moi) : un jeune psychiatre sur le point d'ouvrir un cabinet reçoit la visite d'un collègue très renommé et un peu débordé qui lui propose de s'occuper d'un certain Scherbius, un homme qui a eu des problèmes avec les services du Premier Ministre et qu'il faudrait absolument tenter de soigner. Mais qui est ce Scherbius ? Un escroc parfaitement conscient de ses faits et gestes ? Un grand malade qu'il faudrait enfermer au plus vite ? Un roman complètement jubilatoire que je vous recommande !
Venons-en au roman dont je veux vous parler : dernièrement, j'écoute « La Librairie francophone » sur France Inter. Emmanuel Khérad interviewe un certain Alexandre Brandy. Je suis en voiture et je capte très mal France Inter (ce qui a le don de m'énerver au plus HAUT point!).
A sa voix, cet homme a l'air d'être jeune et ce qu'il raconte me sidère. Je mets mon clignotant et m'arrête sur le côté de la route : oui, il s'est fait passer pour le neveu du colonel Kadhafi et pour le neveu de Bachar al-Assad (ah, la force de l'illusion, le mirage de l'argent!), non on ne lui a jamais demandé de fournir de pièces d'identité (demande-t-on aux grands de ce monde de montrer leurs papiers?), oui il a visité les plus beaux hôtels particuliers de Paris (à cent millions d'euros, mais bon, on vous le laisse à cinquante millions...), manipulant des agents immobiliers d'une crédulité effarante et complètement éblouis par le mirage de la fortune colossale qui, imaginaient-ils, allait tomber dans leur escarcelle, oui il prenait son temps pour négocier le prix des biens et se volatilisait au moment où il fallait passer chez le notaire. Tout lui était payé, le tapis rouge se déroulait sous chacun de ses pas, les portes s'ouvraient, les femmes se dévêtaient, les invitations pleuvaient.
Tous étaient prêts à se vendre pour récupérer ne serait-ce que quelques miettes de la fortune colossale qu'il leur faisait miroiter. Comme il l'écrit : « D'une manière générale, mes interlocuteurs me parlaient beaucoup. Je les écoutais. C'était à eux de me séduire. »
Tant mieux pour Alexandre : limiter sa parole lui permet sans doute d'éviter de laisser passer une bourde qui risquerait de faire tomber le masque.
À la radio, Alexandre Brandy raconte, calmement. On sent qu'Emmanuel Khérad est un peu désarçonné face à cet individu pour le moins étonnant.
« Mais pourquoi ? » interroge le journaliste. L'auteur lui répond que c'était une forme de divertissement dangereux, de jeu avec la mort, de suicide au fond, d'ailleurs, il trouve que la police a tardé à l'attraper et à le mettre en prison. « Me dites-vous la vérité ? » demande Emmanuel Khérad. « Uniquement la vérité » répond-il. Je regarde la couverture du livre. Le mot « roman » figure sous le titre. Je m'interroge...
C'est un texte fascinant qui tient du récit d'apprentissage, et le personnage principal ne l'est pas moins : une espèce de jeune gamin propre sur lui et cultivé, quittant régulièrement la maison de sa mère (chez qui il vit encore) pour prendre un train, direction la capitale où il devient quelqu'un d'autre, une sorte de gentleman, et s'adonne à un jeu d'acteur hors du commun. D'ailleurs, certaines scènes sont tout simplement fabuleuses, on frôle la découverte de la tromperie et on tremble pour lui. Pour lui ? Oui parce que franchement, le portrait qui est fait de cette société de gens friqués qui ne savent pas quoi faire de l'argent qu'ils ont amassé, comme ce libraire pourri, puant l'antisémitisme, prêt à tout pour remplir sa cagnotte, est franchement écoeurant.
Quant aux agents immobiliers, comme le dit l'auteur : ils furent pour moi « -pour mon mensonge- des sortes de cariatides, des atlantes, des télamons. » Ils prononçaient le Sésame ouvre toi et la voie s'ouvrait vers les richissimes propriétaires aux coffres-forts et chambres fortes multiples et pleins à craquer.
Des retours sur les traumatismes de l'enfance, des liens familiaux conflictuels et un profond mal-être permettent peut-être de mieux comprendre le processus qui se met en place et comment on en vient à jouer un rôle et à mentir dès l'enfance : « Très tôt, il m'a fallu mentir… Quelques années seulement séparent mon apprentissage de la parole de celui du mensonge. »
Et lorsque tout cela nous est raconté par un homme visiblement fin, intelligent, qui manie la langue comme un écrivain - car il n'y a aucun doute, il en est un -, cela devient un texte complètement passionnant.
Il ne reste plus qu'à souhaiter qu'il poursuive son travail de romancier car, à mon avis, vu son imagination, il ne peut que nous surprendre encore !
Allez, je termine par une citation : « Son ennemi, c'est l'ennui. Il s'est interdit une bonne fois pour toutes de vivre deux fois la même journée, de se lever le matin en sachant ce qu'il fera le soir, de jeter un œil à la carte des desserts au début du repas. Son existence est une œuvre d'art, une fresque dont la véritable grandeur n'apparaîtra qu'avec le recul du temps. »

Scherbius (et moi) A.Bello




mardi 12 juin 2018

Casse-gueule de Clarisse Gorokhoff


 Éditions Gallimard
★★☆☆☆ (J'ai moyennement aimé)

A priori, il avait tout pour me plaire : une écriture un peu mordante, un sujet passionnant, un personnage attachant. Et pourtant, je n'ai pas accroché. Pourquoi ? Difficile à dire. 
Peut-être d'abord parce que je n'ai pas cru à cette histoire de jeune fille qui se fait défigurer au coin d'une rue par un inconnu et qui, dès le lendemain ou presque, en ressent un immense soulagement, une libération : enfin délivrée de sa beauté qui l'empêchait d'être elle-même ! Cette acceptation immédiate de son visage devenu une vraie gueule cassée sonne tellement faux... Impossible d'y croire. 
Qu'une jeune femme vive un tel cauchemar et qu'éventuellement, avec le temps (et combien de temps…), elle finisse très progressivement par accepter ce qu'elle est devenue, constatant que les autres s'attachent dorénavant à ce qu'elle est vraiment, à son être intérieur, ce qui finit par bouleverser son rapport au monde, pourquoi pas ? L'analyse minutieuse de la lente évolution psychologique de la jeune femme, de sa métamorphose progressive, de sa renaissance à pas menus, de l'acceptation douloureuse de ce visage perdu à jamais m'aurait sans doute plus convaincue. Encore une fois, difficile d'admettre que du jour au lendemain, on accepte de passer d'un visage d'ange à celui d'un monstre et qu'on le vive comme un soulagement !
Le personnage de la mère, de la même façon, m'a semblé frôler la caricature, même si j'imagine bien que des bourgeoises obsédées par leur nombril et uniquement préoccupées par l'apparition de leur dernière ride, ça doit bien exister ! Mais là, la pauvre Nicole n'a vraiment rien pour elle.
Enfin, je n'ai pas été convaincue non plus par cette invention d'une société secrète nYx qui se charge de défigurer les gens (ils appellent cela une TP ou transition de phase) pour qu'ils quittent le monde des apparences et en reviennent à l'essentiel en « dessinant enfin le modèle de leur propre vie ». Et les membres de cette société, ce Lazare, cette Notchka, qui sont-ils au fond, quel est leur parcours, quelles sont leurs motivations ? Ce que j'ai cru comprendre me semble un peu fumeux et tiré par les cheveux. Non, vraiment, trop c'est trop. Bon, je sais, la science-fiction, car ne s'agit-il pas de cela finalement ?, n'est pas mon genre de prédilection et donc peut-être suis-je mal placée pour parler d'un tel livre.

Cela dit, j'espère que ce roman, bien écrit et dont le sujet a le mérite de nous inviter à réfléchir sur un vrai problème de société : le règne des apparences, trouvera son public. Si vous l'avez lu, dites-moi ce que vous en avez pensé. J'aimerais découvrir d'autres points de vue sur le sujet !




vendredi 8 juin 2018

Qui a tué mon père d'Édouard Louis


  Éditions du Seuil
   ★★★★★

J'ai tout entendu sur ce livre : indigent, ni fait ni à faire, simpliste, creux, inutile, un livre qui se moque du monde… Une telle volée de bois vert peut sembler suspecte. Ayant lu et vraiment beaucoup aimé En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, je me devais de jeter un oeil sur le dernier opus qui déchaîne actuellement les passions.
Eh bien... qu'il est beau ce livre !!!!
Complètement essentiel à mes yeux.
Avec des phrases simples, il dit exactement et précisément l'immense douleur du fils qui ne reconnaît pas son père. C'est quand même quelque chose ça ? Ne pas reconnaître son père ! Non ? Ce fils qui voit le corps du père usé jusqu'à la corde, pompé par le boulot, le corps d'un homme qui, à cinquante balais, ne peut plus marcher, ne peut plus respirer. Alors ce fils accuse. Il dit les noms de ceux qui, du haut de leur tour d'ivoire, n'imaginent même pas une seule seconde que leurs décisions politiques puissent avoir des conséquences directes, concrètes et terribles sur les plus démunis. Parce que « La politique ne change pas la vie » de ceux qui la font. « Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question d'esthétique, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c'était vivre ou mourir. » Faut-il rappeler que quelques euros en moins signifient pour certains des fins de mois où l'on ne donne aux gamins que des tartines de pain, le soir ? Au mieux. La cantine du midi a intérêt à être à la hauteur. C'est débile de rappeler des choses comme ça ? Je suis enseignante et je vois des parents d'élèves aux doigts noircis par le gel des compartiments frigorifiques de l'entreprise où ils travaillent toute la nuit, des gens pliés en deux à cause des charges qu'ils transportent toute la journée et ces gens-là me disent : mon gamin faut qu'il fasse autre chose, moi ma vie est pourrie, faites ce que vous pouvez, madame.
Des gens détruits, bousillés, épuisés, bouffés par leur boulot. Pas même besoin d'un accident de travail pour être réduits à néant.
Pourquoi ne pas pointer du doigt les responsables ? Pourquoi ne pas citer des noms ? Pourquoi rester dans l'abstrait ? Encore une fois, les choix politiques ont des répercussions concrètes sur les gens.
« L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique »
Quand je lis que ce livre est simpliste, ça me fait sortir de mes gonds.
Non, ce livre dit clairement que dans notre société, certains ont « une existence négative » : « Tu n'as pas eu d'argent, tu n'as pas pu étudier, tu n'as pas pu voyager, tu n'as pas pu réaliser tes rêves. Il n'y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie. »
« Ta vie prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu'au contraire nous sommes ce que nous n'avons pas fait, parce que le monde, ou la société, nous en a empêchés. Parce que ce que Didier Eribon appelle des verdicts se sont abattus sur nous, gay, trans, femme, noir, pauvre, et qu'ils nous ont rendu certaines vies, certaines expériences, certains rêves, inaccessibles. »
Sur quelle planète vivent ceux qui jugent ces propos creux ou inutiles ???? N'ont-ils pas entendu ne serait-ce que l'écho de certains combats? Ne savent-ils pas que pour les catégories citées ci-dessus, il faut encore se battre pour être respecté, pour trouver du travail, un logement, pour ne pas se faire cracher dessus ? Rien n'est acquis. Et des livres comme celui d'Édouard Louis le disent. Pas de langue de bois, pas de propos vaseux. Rien de sibyllin. La langue est claire, nette, dépouillée, elle heurte par sa franchise, sa netteté, sa vérité. Elle dérange parce qu'au fond, toute interprétation est devenue inutile. C'est clair comme de l'eau de roche et tellement évident que ça devient gênant !
Peter Handke dans Le malheur indifférent (1972), texte qui a beaucoup influencé Édouard Louis, parle de sa mère qui s'est suicidée à l'âge de 51 ans en ces termes : « Naître femme dans ces conditions c'est directement la mort… Fatigue / Épuisement / Maladie / Maladie grave / Mort. » CQFD. Et c'est la rage qui pousse l'auteur à dénoncer ce que la société a fait à sa mère, ce que la société fait aux femmes.
Il y a aussi dans le roman d'Édouard Louis le retour vers le père et c'est magnifique, d'une beauté sidérante dans le dépouillement des mots employés : « Il me semble souvent que je t'aime. » Dans les mots si simples de l'auteur, j'entends la voix du petit garçon « Tu as dit que tu n'avais jamais connu d'enfant aussi intelligent que moi. Je ne savais pas que tu pensais tout ça (que tu m'aimais?). Pourquoi est-ce que tu ne me l'avais jamais dit ? »
Faites ce que vous voulez, moi je pleure.

Magnifique, sublime et indispensable.



mercredi 6 juin 2018

Saisons du voyage de Cédric Gras


 Éditions Stock
★★★★★(J'ai adoré)

J'ai seize ans, je suis en Première littéraire et je découvre L'antivoyage de Muriel Cerf : la claque. L'envie de partir, d'aller où le vent me mènera. Je n'irai nulle part. Je passerai mon bac, poursuivrai mes lectures et découvrirai Alexandra David Néel (lue et relue), Nicolas Bouvier, Annemarie Schwarzenbach.
Plus tard Sylvain Tesson, cet été le magnifique Hautes solitudes. Sur les traces des transhumants d'Anne Vallayes.
Là, je viens de finir Saisons du voyage. Et de nouveau, s'empare de moi cette sensation qui s'apparente à de la faim ou plutôt à de la soif. L'impression de se balader le long d'un cours d'eau bien frais un jour de grande chaleur. Juste une envie : se jeter dedans !
Je tiens ça de mon père qui, jusqu'à ce qu'il finisse par se paumer dans des rues qu'il connaissait par coeur à cause de sa maladie de m---- , passait tout son temps à marcher. A peu près n'importe où.
Heureux dehors.
Ma sœur est pareille. Mon frère serait bien aussi dans le même genre. Maintenant que j'y pense, ma mère aussi.
C'est de famille.
Saisons du voyage dit à quel point partir est un besoin vital. « Demain ne pouvait que se trouver ailleurs. » L'auteur, étudiant en géographie, ne tarde pas. Il part. Il part car il s'ennuie. C'est lui qui le dit. Peu importe la destination au fond. Ce qui compte, ce sont les paysages traversés. Ils s'accompagnent d'une terrible prise de conscience : plus rien n'est à découvrir.  Tout a été vu, revu, photographié. Il ne reste plus qu'à marcher « sur les traces de ». Terrible constat : il est arrivé trop tard. Il ne peut que ramasser « les miettes du grand festin de l'exploration ». Sa génération doit se contenter de « lambeaux d'aventure ».
Sans compter que le tourisme de masse et la modernité viennent ternir encore davantage le tableau. On le sent un peu dépité notre Cédric ! Il s'en remettra. Il comprendra qu'on voyage à un instant T et que le monde qui nous est offert à ce moment-là est le nôtre et qu'il faut le prendre comme il est. Pourquoi en vouloir un autre ? Pourquoi toujours penser à ce qu'il y avait avant ? On appartient à une époque. On n'a pas le choix. Oui, maintenant on peut se rendre au Tibet « en wagon pressurisé ». Eh bien, allons-y quand même. Je comprends bien l'amertume de celui ou de celle qui aurait voulu y aller déguisé(e) en mendiant(e). Mais Alexandra David Néel serait, je crois, la première à nous inviter à la sagesse, à la contemplation de nos voisins de compartiment, à leur façon de manger, de dormir, de s'occuper d'eux-mêmes ou de leurs enfants.
« À Luang Prabang, il aurait fallu venir dix ans plus tôt. À La Paz les jeux sont faits. À Iguazu nous sommes des milliers. Je suis un voyageur en retard. »
On sent, dans les premières pages du livre, du dépit, de la colère même peut-être. Parce que le tourisme « proscrit la rencontre et folklorise le dépaysement », parce que le tourisme « ne peut s'immerger dans les lieux qu'il submerge », parce qu'en un mot, il « se moque du monde. »
Mais par la suite, j'ai eu le sentiment, en avançant dans ce récit, que Cédric Gras avait pris conscience qu'au fond, en faisant juste un pas de côté, on pouvait avoir le sentiment d'être seul, enfin dans un lieu où aucun touriste ne va : il suffit « d'éviter les incontournables, les tropismes communs, Ushuaïa, la vallée de Khumbu... », il faut « tracer des perpendiculaires aux circuits des superlatifs, ne pas s'émouvoir à l'unisson de ses pareils. »
Un simple pas de côté, vers un monde « absent de nos écrans, de nos ondes radio, du creux de nos assiettes » par exemple ! Aller là où les gens vous demandent pourquoi vous êtes là, bien persuadés qu'il n'y a pas grand-chose à photographier chez eux.
Pas si difficile que ça finalement. Car, à mon avis, ils sont bien nombreux, les lieux où personne ne va.
Et puis, si c'est possible, ajoutez à cela un petit décalage temporel : « Je me déplace avec les saisons, pas les périodes touristiques et les calendriers décrétés par les ministères, mais celles de la mécanique céleste. »
Et le tour est joué !
Au fond, la sagesse ultime, n'est-ce pas, finalement, accepter d'explorer « SON monde » c'est-à-dire, le monde tel qu'il est dans l'époque qui est la nôtre.
Saisons du voyage est l'histoire, me semble-t-il, d'un itinéraire spirituel, le récit d'une acceptation, celle qui consiste à regarder le monde dans lequel on vit avec ses brouillards de pollution, ses objets en plastique fluo, ses touristes à appareils photo, ses autoroutes infinies, son uniformisation-rouleau-compresseur et à l'accepter tel qu'il est. Je repense soudain à la façon dont Apollinaire dans « Zone » intègre, à sa poésie, le quotidien de son époque : Tour Eiffel, automobiles, enseignes, plaques, journaux, aéroplanes. Oui, c'est cela, Saisons du voyage est l'histoire d'un cheminement vers une forme d'adhésion à ce qui fait notre époque, qu'on le veuille ou non. « Je m'étais vu explorateur, au temps du bureau des Longitudes à l'intitulé si extraordinaire. Je suis devenu un simple voyageur emporté par la vitesse des transports, autour d'une planète rétrécie et uniformisée sous l'hégémonie des plus forts. Je n'en suis pas moins comblé, je ne me suis même jamais véritablement senti floué par l'époque. C'est dans ce monde-là que je me suis plongé la tête la première, pour feuilleter les pages de l'humanité dissemblable ou clonée, déchiffrer les sociétés en éruption et disséquer les pays anesthésiés. Voilà tout le voyage aujourd'hui. Lire le monde, partout, quel que soit ce qu'il nous raconte, observer les yeux grands ouverts. Le regard : la vraie définition du voyage. »
C'est un homme « résigné » qui termine l'écriture de ce livre magnifique (et je ne vous ai pas parlé des mille lieux évoqués dans une prose poétique ciselée), « résigné » dans le sens d'apaisé car enfin en accord avec le monde qui est le sien, SON monde, peut-être un homme qui a mûri, qui n'est plus l'enfant qu'il était lors de ses premières escapades, mais quelqu'un qui a compris que le passé appartient au passé, que lui marche dans le présent et que ce présent, si on veut bien le regarder en face, révèle ses beautés à qui est capable de les voir. Un homme qui a compris qu'il ne pourra jamais tout contempler, parce qu'il est humain, qu'il n'a plus vingt ans et que certaines terres lui resteront à jamais inaccessibles.
« Résigné » et heureux.
Capable, un soir d'été, de se laisser porter par la mer « sous la voûte scintillante et démesurée », de contempler le ciel et d'avoir le sentiment profond d'être là où il doit être.

La sagesse ? Oui, ça s'appelle peut-être comme ça ...


lundi 4 juin 2018

LaRose de Louise Erdrich


Éditions Albin Michel
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Fille d'Indienne Ojibwé, Louise Erdrich appartient au mouvement de la Renaissance amérindienne (Native American Renaissance) créé pour qu'on n'oublie pas ce peuple, ses coutumes, sa mythologie et qu'il continue d'exister à travers la voix d'auteurs modernes.
Dans ses romans, Louise Erdrich fait revivre une culture et des traditions amérindiennes, espérant maintenir vivante la mémoire des anciens. Et le sens même de son écriture se trouve peut-être là, précisément, dans ce projet de lutte contre l'oubli.
C'est donc un monde un peu étrange que le lecteur découvre, monde dans lequel, par exemple, les morts peuvent revenir partager l'existence de ceux que l'on appelle les vivants, les frontières entre les deux « états » étant plus poreuses que dans nos sociétés rationnelles.
En 1999, dans le Dakota du nord, Landreaux Iron part à la chasse au cerf, cérémonial obligé pour célébrer l'arrivée de l'automne. « C'était un catholique pieux et respectueux des coutumes indiennes, un homme qui, lorsqu'il abattait un cerf, remerciait un dieu en anglais et faisait une offrande de tabac à un autre en ojibwé. » Landreaux est un excellent chasseur : lorsqu'il voit l'animal, il n'hésite pas une seconde et tire. Il tue accidentellement Dusty Ravich, petit garçon âgé de cinq ans, le fils de son voisin et ami Peter Ravich.
C'est le drame, la tragédie absolue.
La mort d'un enfant.
Or, la coutume indienne veut que, pour se racheter ou tenter de se faire pardonner, on doive donner son plus jeune enfant à la famille qui a perdu le sien : c'est ainsi que le petit LaRose Iron part vivre chez les Ravich.
Offrande incroyable, offrande impensable…
Et pourtant...
Comment Landreaux va-t-il pouvoir continuer à vivre avec un immense sentiment de culpabilité et un si terrible chagrin? Comment les deux familles vont-elles cohabiter sans chercher à s'entre-tuer, sans vivre dans la haine, sans désir de vengeance et en respectant les coutumes de leurs ancêtres ?
Que va devenir cet enfant, LaRose, partagé entre deux familles ? Peut-on se construire de cette façon ? Et les frères et sœurs dans l'une et l'autre famille vont-ils savoir contenir leur douleur, leur ressentiment, leur souffrance ?
Quant aux mères, Nola et Emmaline… Qui aura la force de pardonner ? De quelle façon une justice peut-elle être rendue ? La sagesse des anciens est-elle capable de panser les plaies, d'aider chacun à supporter un réel à peine pensable ? Une forme de solidarité, d'entraide est-elle encore possible ?
C'est le quotidien bouleversé de ces deux familles que nous découvrons, leur façon de gérer chaque heure, chaque jour qui passe, chacun se reconstruisant, petit à petit, comme il le peut, en passant par des phases de douleur extrême, de désir de mort, de solitude profonde, de haine viscérale, d'amour ou de don de soi.
Ces différents personnages, enfants et adultes, ont tous quelque chose de fascinant : ils n'ont rien de manichéen, loin de là, et sont très humains dans leurs réactions et très touchants donc. Je pense notamment à la figure du prêtre, le père Travis, toujours à l'écoute des autres, lui dont les sentiments pour une femme le mettent au supplice. Je pense aussi au personnage de Romeo, père biologique d'un des enfants élevés par Landreaux, la figure même de l'antihéros malmené par la vie, dépossédé de tout et qui semble, dans l'ombre, préparer une terrible vengeance. A moins que...
L'auteur, fine observatrice, a le souci du détail : une mimique, une expression, un geste permet de visualiser le malaise, la tension ou la joie de tel ou tel personnage. L'effet de réel est saisissant. J'ai beaucoup aimé la minutie de ses descriptions qui en disent tant sur les gens et qui traduisent si bien la complexité des sentiments.
De nombreux retours dans le passé permettent de mieux comprendre le poids des traditions, des croyances qui se heurtent parfois à la modernité et expliquent le comportement de certains personnages, ce qu'ils sont devenus avec le temps. S'ils vivent tous au XXe siècle (et dans une Amérique où l'on noie dans l'alcool ou la drogue son ennui et son désespoir), leurs racines les rattachent à un passé ancestral dont ils ne peuvent s'affranchir complètement. Ils sont les héritiers de coutumes d'un autre temps, vivent en équilibre instable entre deux mondes.
LaRose est un récit ambitieux : si les nombreuses digressions, les retours en arrière retraçant, par exemple, la généalogie des LaRose sur quatre générations nous éloignent momentanément du récit principal, ils permettent surtout au lecteur de découvrir une culture, une mythologie, des croyances surnaturelles et magiques avec lesquelles il est nécessaire de se familiariser pour mieux interpréter le texte.
LaRose est donc un roman exigeant qui se mérite, et j'avoue qu'il m'a fallu une seconde lecture pour me sentir plus à l'aise et plus à même de mieux appréhender cet univers.
Mais c'est ainsi que j'ai eu le sentiment de pénétrer dans un texte d'une grande richesse de par son écriture et sa construction bien sûr, mais aussi de par la vivacité et la complexité de ses personnages. L'évocation de cette culture amérindienne, monde fascinant où les morts jouent avec les vivants, discutent avec eux, monde où rêve et réalité se mélangent, m'a fascinée.
Enfin, ce qui touche dans cette œuvre, c'est qu'au fond, même les plus mauvais se révèlent finalement avoir une âme sensible et généreuse et l'on sent à chaque page le regard bienveillant que l'auteur pose sur l'humanité.
Par les temps qui courent, on peut dire que ça fait du bien !

Un texte intense que je n'oublierai pas.