Éditions Sabine Wespieser
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Tiffany
Tavernier tombe un jour sur une photo et un article de journal qui la
saisissent : une femme d'une quarantaine d'années, plutôt bien
habillée, se révèle en réalité être une SDF. Enfin, plus
exactement, son domicile est l'aéroport d'Heathrow près de Londres.
Lorsque le journaliste, pour conclure l'article, lui demande pendant
combien de temps elle compte vivre dans cet aéroport, elle répond :
« Toute ma vie ».
Tiffany
Tavernier comprend qu'elle tient là un sujet de roman.
Roissy.
L'auteur y passe des mois et des mois à observer ceux que l'on
appelle « les indécelables » : l'aéroport
est leur lieu de vie et pour échapper aux caméras de surveillance
et aux vigiles, ils se font passer pour des voyageurs. Le long des
couloirs, ils traînent une valise ; dans les salles d'attente, ils
dorment sur les fauteuils ou lisent les journaux abandonnés ; dans
les cafétérias, ils vont parfois se payer une boisson ou un sandwich ; dans
les boutiques, ils osent à peine effleurer du regard les foulards en
soie et les beaux sacs de cuir.
Ils
font semblant d'attendre un départ qui n'arrivera jamais.
« Comportement
sobre. Exposition sobre. Ne jamais laisser de traces : jeter les
mégots dans les poubelles, jeter les déchets dans les poubelles.
Aucun geste excessif. Se gratter, mais pas jusqu'au sang. Boire, mais
pas au goulot. Courir, non. Hurler, non. S'en tenir aux codes. Aux
limites. A la procédure. »
La
narratrice s'appelle Anna, elle connaît par coeur cet espace
gigantesque où travaillent cent vingt mille personnes et où passent
un million de voyageurs par an. Un monde à part, une planète où se
mélangent toutes les langues, toutes les nationalités, toutes les
classes sociales. Elle vit là depuis quelques mois. Elle connaît
tout de cet espace qu'elle hante nuit et jour, elle sait comment
faire semblant. On l'interroge ? Elle répond qu'elle part pour
Shanghai, qu'elle y a rencontré quelqu'un, qu'elle va peut-être s'y
installer. Elle ferme un instant les yeux pour imaginer les lieux où
elle n'ira jamais. Deux heures après, elle explique à un
quinquagénaire un brin curieux qu'elle va à Manille.
Le
personnel de l'aéroport commence à lui devenir familier, certains
lui disent bonjour.
Elle
imagine la vie des uns, des autres, regarde les avions décoller,
promesse d'un nouveau départ, pour elle aussi, un jour, peut-être.
« Hier,
je suis partie à Naples, Nairobi et Abidjan, m'improvisant tour à
tour prof d'histoire, chef de produit L'Oréal, femme d'expat'
militaire… Femme d'expat', c'était une première et j'ai été
brillante. »
Elle
vit en se laissant « traverser par la foule »
dans un lieu en dehors du monde, une limite au-delà de laquelle on
ne peut plus aller. À
moins de faire demi-tour et ça, elle n'en veut pas.
Elle
n'est pas seule : il y a Vlad dont le passé est un mystère et
les autres, Liam, Joséphine, Josias…
« Pour
eux, comme pour moi, ce monde est notre dernière chance. Le quitter,
ne serait-ce qu'une seule fois, ce serait renoncer à tous les
voyages, à toutes les identités, perdre, en somme, le peu de
matière qu'il nous reste, rompre définitivement le fil qui nous
tient encore en vie, briser la magie par laquelle chacun de nous
s'invente hors la violence du monde. »
Et
cette femme, Anna, qui est-elle ? Elle ne le sait pas. Un choc
lui a fait tout oublier de son passé qui lui revient par bribes lors
de terribles cauchemars…
Il
lui faudra pourtant sortir de son jeu de cache-cache pour entrer en
contact avec l'autre, un homme, qui a aussi son histoire...
Un
très beau texte tellement cinématographique que je ne serais pas
étonnée de le voir prochainement porté à l'écran. C'est tout un
monde complètement fascinant que l'on découvre et dans lequel on se
trouve plongé, comme l'a été l'auteure elle-même : un lieu
de mouvements, de sons, de lumières et de mots - l'aéroport a son
propre langage- où les gens se croisent, se mêlent, s'évitent et
se rencontrent parfois.
Le roman de Tiffany Tavernier nous permet aussi de voir ceux que l'on ne voit pas, des gens meurtris, ravagés par l'existence et qui refusent de retourner « à la rue », se sentant vaguement protégés par les vitres de l'aéroport comme dans une bulle, un cocon. Roissy est peut-être aussi le seul lieu où ils puissent imaginer un nouveau départ… Qui sait ? Des avions qui s'envolent, il y en a tous les jours.
Le roman de Tiffany Tavernier nous permet aussi de voir ceux que l'on ne voit pas, des gens meurtris, ravagés par l'existence et qui refusent de retourner « à la rue », se sentant vaguement protégés par les vitres de l'aéroport comme dans une bulle, un cocon. Roissy est peut-être aussi le seul lieu où ils puissent imaginer un nouveau départ… Qui sait ? Des avions qui s'envolent, il y en a tous les jours.
Tiffany
Tavernier a parfaitement mis en scène le quotidien de ces
« indécelables », leur façon de se planquer
parmi les autres, de se fondre au risque de s'oublier peut-être,
aussi.
C'est
certain, jamais plus je ne verrai Roissy comme avant…
Un
très bon roman !
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