Éditions du Seuil
★★★★★ (fascinant et puissant)
Les
quatre premières pages posent un constat terrible : l'impact
négatif des hommes sur le climat via une pollution dont ils semblent
avoir bien du mal à limiter l'expansion produit un effet domino
absolument terrifiant : récoltes insuffisantes, famines,
révoltes, guerres, déplacement de populations, montée des
nationalismes. L'enfer. L'époque que nous vivons n'a rien de
réjouissant, d'autant qu'on ne perçoit aucune petite lumière à
l'horizon permettant d'imaginer un avenir meilleur dans un délai
raisonnable.
Une
première question se pose alors : que faire ? Continuer
d'y croire, de croire en la vie, de donner la vie ou bien renoncer ?
Vivre au mieux ou bien considérer toute chose comme vaine, absurde ?
Second
point et, j'allais dire, autre problématique apparemment :
hérite-t-on de la folie de nos parents ? Sommes-nous libres
d'être autrement, différents, ou bien, prisonniers d'une espèce de
cercle infernal nommé hérédité, sommes-nous condamnés à
reproduire ce qu'ils ont été sans autre forme d'échappatoire
possible ?
Enfin,
et l'on abordera ici le dernier volet de cette ambitieuse réflexion :
imaginez que la passion amoureuse embrase votre pauvre être et que
vous sentiez que cette flamme va mettre à mal, voire réduire à
néant votre famille et vous-même, résisteriez-vous à
l'irrésistible ? Autrement dit, comment expliquer l'emprise
qu'exerce une passion amoureuse au point que l'on s'y jette la tête
la première comme l'on se jetterait dans le vide ?
Prenez
ces trois points, entrelacez-les, tissez-les serrés et vous
obtiendrez le dernier roman de Sarah Chiche : un texte dense,
saturé parfois, intense, puissant, sombre, torturé et beau, oui
très beau. Certaines scènes d'une force terrible me resteront à
jamais. Je ressors de cette lecture dans un drôle d'état comme on
dit, et j'ai l'impression d'être passée par tous les sentiments :
la fascination, la colère, la tristesse, l'épuisement,
l'accablement, l'admiration, la curiosité, l'irritation… C'est peu
dire que ce roman m'a touchée et qu'il reste indiscutablement un des
grands de cette rentrée littéraire.
Que
je vous présente un peu les personnages : Sarah, psychologue et
journaliste, vit à Paris avec son mari Paul, un intellectuel
persuadé que la fin des temps est proche, et sa fille. Lors d'un
déplacement à Vienne où elle doit rencontrer des réfugiés afin
d'écrire un article sur la façon dont ils sont accueillis, elle
croise Richard K., un violoncelliste célèbre, marié et plus âgé
qu'elle dont elle va tomber follement amoureuse au risque de perdre
tout ce qu'elle a construit, ce dont elle a pleinement conscience :
« La pensée me traverse de me défenestrer tout de suite
pour nous épargner d'avoir à vivre la joie dévastatrice des années
qui viendront. »
« J'ai
pensé qu'il fallait le faire. Me laisser traverser de part en part
par cet amour. Nous sommes dévastés. Dévastés de joie. Dévastés
que chacun de nos gestes, chacun de nos mots confirme en tout point
la façon dont nous nous étions rêvés l'un l'autre. Dévastés que
les limites de nos corps nous empêchent de pénétrer plus
profondément l'un dans l'autre. »
La
passions amoureuse vécue par Sarah est parfaitement décrite à
travers la folie des corps et des âmes, le don complet de soi, la
soumission totale, l'abandon à l'autre mais aussi les arrangements
avec le réel et son lot de petites misères : les mensonges,
l'absence, la double vie, la peur d'être découverte - toute
l'énergie que cela suppose - et donc la grande fatigue qui en
découle, forcément.
Il
faut savoir aussi que Sarah vit avec un passé pesant qui semble
parfois l'empêcher d'avancer : son arrière-grand-mère
(Cécile), sa grand-mère (Lyne) et sa mère (Ève)
ont toutes les trois souffert de troubles psychologiques importants
dont Sarah craint d'être aussi la victime. Enfant, ayant perdu très
jeune son père d'une leucémie foudroyante, elle s'est retrouvée
avec une mère instable et mythomane, « héroïne de sa propre
fiction », qui la battait et l'humiliait, une mère qui lui a
dit, par exemple, alors qu'elle était encore très jeune : « Si
tu n'avais pas été normale, Sarah, on t'aurait étouffée sous
l'oreiller à ta naissance. Ton père me l'avait
promis. On avait tout prévu, au cas où. » Terribles
paroles traumatisantes s'il en est…
Afin de faire cesser ce qu'elle nomme « la malédiction
familiale », expression qui revient de manière obsessionnelle
dans ce texte, la narratrice va, plus ou moins
inconsciemment, en rechercher l'origine : « Plus tard,
j'ai compris que ce que ma mère m'avait fait, son père le lui avait
fait, et que ce que son père lui avait fait, on le lui avait fait à
lui dans les camps. »
En
effet, après la Libération, Pierre B., son grand-père, déporté à
Buchenwald comme prisonnier politique, a quitté sa femme, ainsi que
sa propre fille, la mère de Sarah, et a fui en Côte d'Ivoire où il
est devenu photographe. Il reverra tout de même sa fille mais il
l'obligera à faire l'impensable. « Il a creusé des trous
pour y jeter les cadavres de ses camarades. Il a survécu à deux
camps de concentration et aux Marches de la mort à la libération
des camps. Après la guerre, on lui a refilé une femme folle. Il a
payé. Il a déjà payé. Il est parti enterrer sa
honte dans les colonies où il a mené la vie banale d'un pauvre
type, comme beaucoup de pauvres types qui vivaient dans les
colonies. » Oui, ce grand-père, qui a vécu le pire dans
les camps, fit le mal, à son tour, en Afrique. En est-il
responsable ? N'est-il pas devenu ce que l'Histoire en a fait ?
A-t-il eu la liberté d'être autrement ? Aurait-il pu être
autrement ?
Ne
sommes-nous pas la somme de choses qui nous dépassent, que nous ne
connaissons peut-être même pas, dont personne ne nous a jamais
parlé, d'une histoire familiale qui est la nôtre et dont nous
héritons sans toujours bien comprendre la personnalité profonde des
principaux protagonistes, quelle a été la cause de leurs actes... A
quoi rêvaient-ils, ces aïeux souvent inconnus dont nous sommes les
dépositaires, ces étrangers qui sont en nous et avec lesquels nous
devons nous arranger, chaque jour ? Que faire de ce qu'ils nous
ont laissé, de ce qu'ils nous ont transmis ? Comment supporter
parfois leurs actes insupportables ? Comment ne pas être hanté
par leurs crimes ?
Tant
bien que mal, il nous faut avancer en portant le poids de nos
origines, de l'Histoire qui nous a faits et qui a fait ceux dont nous
venons. Et ce passé est tellement encombrant que l'on risque à
chaque instant de se prendre les pieds dedans. Avons-nous la
possibilité de nous en libérer ? Existe-t-il une faille, un
interstice, une légère fissure qui nous offrirait la possibilité
d'être sans eux ?
« Je
ne pleure pas sur moi, explique Sarah à Richard, je pleure parce
que, malgré nos gestes, nos décisions, et alors même que nous
croyons faire entendre notre voix, nous ne sommes que des pantins
ventriloques par ce qui nous dépasse. Nous avons beau nous mettre en
route vers le monde, sur le chemin de la vie, arrive toujours un
moment, une station de notre voyage, où nous sommes ramenés à
cette question : mais de quoi sommes-nous la faute ? »
Certaines
scènes de ce roman sont absolument magistrales dans leur
construction, le point de vue adopté ou l'écriture qui exprime
toute la tension que ressent Sarah : celle par exemple qui
décrit Sarah visitant l'hôpital psychiatrique de Steinhof à
Vienne, où, dans le pavillon appelé le Spiegelgrund, les nazis
avaient procédé à des expérimentations sur de jeunes enfants
handicapés mentaux dont les cerveaux ont été conservés dans du
formol… Je repense aussi à la scène du dîner chez les Popesco,
dans leur maison de vacances, alors que le risotto à la fleur de
courgette et à la truffe n'arrive pas... (Je reste volontairement
allusive...)
Parfois le « je » de Sarah cède le pas à un « elle », ce qui permet à la romancière de montrer un personnage fantomatique en train de se dédoubler : « survient toujours un moment où je regarde tout cela depuis un lieu où tout est calciné et où je suis déjà morte » ; Sarah vit et s'analyse vivre, avance et se regarde avancer (il n'y a rien de pire pour se casser la figure d'ailleurs, mais peut-elle faire autrement ?) ; parfois la romancière superpose sur une même page, dans une même phrase, des événements qui ont des temporalités différentes, mêlant un élément du passé à l'instant présent vécu par son personnage. Ce télescopage des différentes temporalités mime tout ce qui se joue dans l'esprit du personnage au moment où il vit un moment fort de son existence.
Parfois le « je » de Sarah cède le pas à un « elle », ce qui permet à la romancière de montrer un personnage fantomatique en train de se dédoubler : « survient toujours un moment où je regarde tout cela depuis un lieu où tout est calciné et où je suis déjà morte » ; Sarah vit et s'analyse vivre, avance et se regarde avancer (il n'y a rien de pire pour se casser la figure d'ailleurs, mais peut-elle faire autrement ?) ; parfois la romancière superpose sur une même page, dans une même phrase, des événements qui ont des temporalités différentes, mêlant un élément du passé à l'instant présent vécu par son personnage. Ce télescopage des différentes temporalités mime tout ce qui se joue dans l'esprit du personnage au moment où il vit un moment fort de son existence.
Il
faut peut-être préciser aussi que si Les enténébrés
nous présente des époques, des lieux, des gens très différents,
ce roman offre aussi une quantité importante de formes littéraires
telles que le journal, la lettre, la pensée, la scène, le récit et
j'allais dire aussi des écritures différentes, bien évidemment
adaptées au propos, ce qui m'a semblé un sacré tour de force !
L'écriture
précise (chaque geste est décrit, observé), parfois ardente,
souvent abondante et pleine d'urgence donne l'impression par moments
d'un trop plein qui ne demande qu'à sortir, à se déverser, à se
révéler. Sarah Chiche dit sans détour, sans fard, sans pudeur,
l'indicible, l'intime; elle tire le secret vers le grand jour,
l'amène à la lumière comme pour en ôter les ténèbres, afin de
le faire accéder à une certaine forme de vérité (de lumière)
dont ce livre permet la révélation (puisque, comme elle le dit,
« la vérité, c'est pour les romans… »)
Aurait-elle pu en dire « autant » sans,
précisément, le mot « roman » sur la couverture
de ce texte ? Ce mot « roman » n'est-il pas
ce qui permet justement à la narratrice d'ôter un peu de ces
ténèbres qui assombrissent depuis si longtemps sa famille - ne nous
dit-elle pas qu'au fond et malgré tout, ni sa mère, ni son
grand-père ne sont responsables, coupables mais plutôt des victimes
de l'Histoire ? Ne cherche-t-elle pas à mettre fin à cette
tragique « malédiction familiale », à cette répétition
infernale et ce, avec courage, parce qu'il faut se replonger dans le
passé, avec tous les risques que cela comporte ?
Ces
ténèbres, elle tente (et c'est un exercice difficile que l'auteur -
la narratrice - entreprend là) de les atténuer un tant soit peu
comme on passe la main sur la vitre embuée d'une salle de bain afin
de se deviner un peu dans la glace : le texte ne se termine-t-il
pas par cette magnifique remarque de Paul son mari : « Tu
as dans les yeux un trait de lumière en plus » ?
Finalement,
rien de ce qui devait détruire (la passion amoureuse notamment) n'a
détruit. Au contraire, l'amour fou a apporté un plus, un
supplément, une petite lumière qui peut-être servira de guide à
la narratrice et lui permettra d'avoir un peu plus la force
d'avancer.
Je
ne sais pas pourquoi, soudain, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, Sarah me fait penser au personnage d'Antigone dans sa
volonté d'aller jusqu'au bout tout en sachant qu'elle risque le
pire. Antigone est d'ailleurs décrite comme « la jeune fille
noiraude » dans le texte d'Anouilh (n'est-elle pas, elle aussi,
une « enténébrée », écrasée par l'histoire de sa
famille (Oedipe/Jocaste), l'histoire de Thèbes et l'histoire de cet
amour immense pour son frère ?)
Les
enténébrés est un texte qui tend vers la lumière. « Le
désert le plus aride du monde se couvrit de millions de fleurs
blanches et roses. » C'est en ces termes que s'achève le
roman. Et je ne peux m'empêcher de citer les derniers vers qui
concluent magnifiquement ce très beau texte porteur d'un espoir,
d'une volonté de jouir du monde quel qu'il soit et qui que nous
soyons devenus : « Seuls se plaignent les sots. /
Courons gaiement le monde / Contre vents et marées ! / S'il
n'est de dieux sur terres,/ Nous serons Dieu nous-mêmes. »
(Wilhelm Müller, Le Voyage d'hiver)
Merci pour ce blog, ma liste d'ouvrages à lire était épuisée, voilà de quoi assouvir ma soif, merci pour ce partage.
RépondreSupprimerAvec plaisir Pako Eira et il ne faut pas hésiter à me dire ce que vous aurez ressenti à la lecture de tel ou tel roman! A bientôt, j'espère!
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