Éditions P.O.L
★★★★☆ (j'ai beaucoup aimé)
Il
part. En 1928, il quitte la Pologne pour l'Argentine, Varsovie pour
Buenos Aires, laissant sa mère, son frère et sa soeur à des
milliers de kilomètres derrière lui. Il part et a le sentiment de
se libérer enfin de l'emprise maternelle, il souhaite respirer un
peu et se lancer dans une nouvelle vie, faire fortune peut-être,
loin de la vieille Europe, loin d'une famille étouffante, loin d'une
mère juive qui l'empêche presque d'être lui-même.
« Les
Juifs me font chier. Ils m'ont toujours fait chier. C'est lorsque
j'ai compris que ma mère allait devenir aussi juive et
chiante que la sienne que j'ai décidé de
partir. »
Le
jeune et beau Vicente Rosenberg (double du grand-père de l'auteur) se
marie, a des enfants. Il oublie le yiddish, parle espagnol, apprend à
danser le tango. La vie lui sourit et Vicente Rosenberg aurait dû
être un homme heureux. Mais il ne le sera pas : au même
moment, de l'autre côté de l'Atlantique, le pire s'abat sur
l'Europe. Il a pour nom nazisme et pour conséquence le meurtre de
six millions de Juifs.
L'impensable.
L'innommable.
L'insensé.
La
Shoah.
Si à
son arrivée,Vicente Rosenberg propose à sa mère de venir le
rejoindre à Buenos Aires, il ne fait pas l'effort de retraverser
l'Atlantique pour aller la chercher et il faut bien l'avouer, il lit
d'un œil assez distrait les premières lettres qu'il reçoit d'elle
et ne lui répond que lorsqu'il en a le temps. Mais très vite, il sent
que quelque chose est en train de basculer, là-bas, en Europe. Et il
sent aussi que sa mère se trouve dans l'oeil du cyclone et
qu'enfermée dans le ghetto de Varsovie, elle ne s'en sortira
peut-être pas.
Et
ça, Vicente Rosenberg ne pourra jamais le concevoir.
Il
est parti et maintenant c'est trop tard. Il a abandonné les siens,
sa mère, son frère, sa soeur mais aussi d'une certaine façon, les
autres Juifs d'Europe. Il ne s'est pas trouvé là où il aurait dû
être. Il n'a pas vécu l'enfer que les autres ont subi. Il a honte.
Écrasé par une douleur extrême et un sentiment de culpabilité
immense, Vicente s'enferme petit à petit dans un mutisme absolu. Que
dire en effet quand tout paraît vain ou dérisoire ? De quoi
parler quand plus rien n'a de sens et que les hommes sont devenus
fous ? Comment vivre en sachant que sa mère souffre et vit le
pire ? Comment ne pas se réfugier dans le silence quand les
mots n'ont plus de sens et qu'il n'en existe aucun pour exprimer le
pire ?
N'étant
plus que l'ombre de lui-même, il ne lui reste plus qu'à s'isoler
dans un ghetto intérieur dont il aura bien du mal à s'extraire…
si c'est possible.
« Il
aspirait à un silence si fort, si continu, si insistant, si
acharné, que tout deviendrait lointain, invisible, inaudible - un
silence si tenace que tout se perdrait dans un brouillard de neige. »
Comme
vous l'aurez compris, le sujet abordé ici par Santiago H. Amigorena
est extrêmement douloureux et je sens qu'il va falloir que je fasse
un effort pour rester objective afin de parler de l'oeuvre elle-même
sans être emportée par l'émotion (et avec une telle thématique,
c'est difficile.)
Bon,
disons-le, j'ai un avis plutôt positif sur ce roman (certains
aspects m'ont beaucoup plu) mais j'ai tout de même quelques
réserves.
Des
livres sur la Shoah, nous en avons tous beaucoup lu. Or, Le Ghetto
intérieur a ceci d'original qu'il fait le portrait d'un homme
qui n'est pas sur le lieu même où les crimes sont commis. En effet,
Vicente reçoit des bribes d'information et a bien du mal à
appréhender la vérité. On comprend que les journaux ont parlé
finalement (et pour différentes raisons) assez tardivement de tout
ce qui se passait dans les camps de la mort. L'information circulait
mal. Et puis, comment admettre l'impensable, comment considérer
comme vrai ce qui dépasse l'entendement ?
« Vicente,
comme le reste de l'humanité, pouvait savoir mais ne
pouvait pas savoir. Il ne pouvait mettre aucune image sur
ce qui se passait à douze mille kilomètres de distance de là où
se déroulait son drame personnel. Il ne pouvait mettre aucune image
ni l'appeler d'aucun nom.»
Cette
distance géographique et donc physique va être très mal vécue par
le narrateur qui a le sentiment de ne pas être à sa place. Un
sentiment d'impuissance s'empare donc de lui. Il comprend qu'il est
fondamentalement attaché à ceux dont il s'est éloigné : à
sa famille mais aussi aux Juifs d'Europe. Lui qui avait plus ou moins
rejeté son appartenance à toute forme de judéité se sent être
fondamentalement juif, appartenir à une famille, une communauté
qu'il avait délaissée. C'est donc en s'éloignant qu'il devient ce
qu'il fuyait. J'ai trouvé passionnantes toutes les analyses tournant
autour de cet écart géographique et ses conséquences sur
l'évolution psychologique du personnage principal.
M'ont
aussi beaucoup intéressée les réflexions sur les mots permettant
de désigner l'innommable : dire « Shoah » ou
« Holocauste », mettre une majuscule ou pas,
parler d' « événement » ou de
« catastrophe », d' « apocalypse »
ou de « génocide », cela n'a pas le même sens,
ne sous-entend pas la même chose… Les mots ont ici une importance
capitale car ce sont eux qui vont exprimer les faits, dire ce que
beaucoup renonceront à dire, c'est par eux que sera révélée et
transmise la vérité, celle que tout le monde doit savoir.
Enfin,
le questionnement sur l'identité juive est aussi passionnante
d'autant que les réflexions ont lieu dans une langue assez simple
qui pourrait être celle d'un jeune homme comme Vicente : il
essaie en effet de comprendre qui il est, quel est le sens de cette
identité unique qu'il n'a pas choisie (et que les nazis ont imposée
aux gens qu'ils voulaient assassiner), pourquoi il serait plus juif
que polonais, argentin, danseur de tango, joueur de football ou
vendeur de meubles, il se demande si on peut avoir une identité qui
nous définisse toute une vie, si ce mot a du sens pour lui et l'on
assiste vraiment ici, notamment grâce au discours direct, à
l'évolution de sa réflexion, un peu naïve dans sa formulation et
donc très touchante :
« -
Oui, oui, c'est ça ! C'est exactement ça ! On est
différents. On est différents de tout, on est
différents de tous. On est différents de quoi que ce soit.
C'est la seule chose qui compte. On est le seul peuple sans armée,
sans État. Et on a été élus, mais on
n'a jamais vraiment su pourquoi on avait été élus.
On a été élus seulement pour se poser la question de
pourquoi on a été élus !C'est ça !
On est juifs. Je suis juif. Mais on ne sait pas ce que
c'est. On ne sait absolument pas ce que c'est. Et le plus beau et le
plus triste à la fois, c'est qu'on n'arrêtera jamais de se le
demander, et qu'on ne le saura jamais. »
La
simplicité des mots et des tournures de phrases confère une vraie
force au propos. Et l'on sent soudain que l'on touche à l'essentiel,
à quelque chose qui a à voir avec une forme de tragique et c'est
beau à pleurer….
Mon
bémol réside finalement dans le récit lui-même que j'ai trouvé
parfois (et notamment à la fin) très répétitif et trop long,
d'autant que souvent, ce sont les mêmes expressions, les mêmes mots
qui sont employés pour exprimer le quotidien de Vicente, ses sorties
en ville, les cafés, les jeux, le désespoir de sa femme et son
enfermement intérieur… Un livre sur un tel sujet supporte mal les
longueurs. Certains passages manquent de rythme et les redites
finales, trop nombreuses, alourdissent inutilement le récit.
Il
me semble aussi que l'auteur aurait pu donner encore plus de force au
personnage de Vicente en exprimant peut-être de façon un peu plus
progressive (plus nuancée?) sa lente plongée dans le silence. J'ai
le sentiment qu'on y arrive trop vite, trop tôt dans le roman (p 52,
son ami Ariel le trouve déjà « plus taiseux qu'il ne
l'était depuis le début de la guerre »), ce qui oblige
ensuite l'auteur à jouer sur le ressassement, la répétition tout
le long des 140 pages restantes. Je pense qu'il y a ici un manque
d'équilibre dans l'organisation romanesque et ce au détriment du
personnage principal dont le portrait aurait, je pense, pu être plus
affiné, plus fouillé.
J'ai
trouvé enfin qu'il y avait comme une distance entre le personnage de
Vicente et le lecteur (moi-même en l'occurrence) : est-ce lié
au récit à la 3e personne - mais comment faire
autrement? ou à une certaine économie de moyens dans l'écriture
(une certaine froideur) ?, ou bien aux références historiques
assez nombreuses (et pas franchement nécessaires à mon avis) qui
empêchent, me semble-t-il, la partie romanesque de se déployer
véritablement? Je ne sais pas vraiment, en tout cas, cette distance
a un peu retenu chez moi l'empathie voire l'émotion (qui auraient dû
être là, présentes et immenses, dès les premiers mots). J'ose
l'avouer, le personnage de Vicente ne m'a pas vraiment touchée (sauf
quand il parle de sa mère - quel beau livre d'ailleurs sur les
relations mère/fils...)
Et
pourtant, il aurait dû me bouleverser. Je trouve que quelque
chose ne fonctionne pas vraiment dans le dispositif romanesque.
Pourquoi ? I don't know. En tout cas, il m'a fallu attendre la
fin pour que je me sente émue. (D'ailleurs, quand je dis que je n'ai
pas été touchée plus que ça par Vicente, je ne l'ai pas été non
plus par sa femme et ses enfants…) Je les ai vus comme de loin…
Bon,
allez, j'arrête là. Le Ghetto intérieur reste
incontestablement un texte marquant et il ne faut pas vous fier à
l'avis d'une vieille grincheuse au coeur de pierre !
Tiens, des similitudes dans le ressenti…
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