mercredi 8 juillet 2020

Il est des hommes qui se perdront toujours de Rebecca Lighieri


Éditions P.O.L
★★★★★ (dur et tellement beau...)

Dans son article intitulé « La liquidation de l'opium » paru en 1925 dans la revue « La Révolution surréaliste », Antonin Artaud s'insurge contre la volonté de l’État de lutter contre les drogues : « Vous n’empêcherez pas qu’il y ait des âmes destinées au poison, quel qu’il soit, poison de la morphine, poison de la lecture, poison de l’isolement, poison de l’onanisme, poison de l’anti-sociabilité. Supprimez-leur le moyen de folie, elles en inventeront dix mille autres. » Ainsi, considérant que certaines âmes sont perdues à jamais, sa revendication se résume à quelques mots : qu'on leur foute la paix à lui et aux autres êtres souffrants puisque de toute façon, ils trouveront forcément une échappatoire quelconque pour supporter le monde et soulager leur folie.
« Elles (les âmes) créeront des moyens plus subtils, plus furieux, des moyens plus désespérés. La nature elle-même est anti-sociale. Laissons se perdre les perdus, nous avons mieux à faire qu’à occuper notre temps à une régénération impossible et de plus, inutile, odieuse et nuisible. De plus les perdus sont par nature perdus. Il y a un déterminisme inné, il y a une incurabilité indiscutable du suicide, du crime, de l’idiotie, de la folie... » Et la chronique se termine sur ces mots : « L'homme est misérable, l'âme est faible, il est des hommes qui se perdront toujours. Peu importent les moyens de la perte; ça ne regarde pas la société. »
S'inspirant des propos du théoricien, Rebecca Lighieri (pseudo d'Emmanuelle Bayamack-Tam) illustre dans son dernier roman très très noir (je vous préviens!) non seulement une certaine forme de déterminisme psychologique (t'es mal, tu le resteras) mais elle s'attaque aussi au déterminisme social à travers l'histoire tristement banale de trois gamins flingués par la vie et plus précisément par leur père, un monstre, une ordure, un pauvre type… Trois enfants, « trois fleurs décapitées » dont il ne reste que les tiges qui tiennent debout on ne sait par quel miracle…
Mohand, le plus jeune, à qui le père toxico a répété à l'envi qu'il n'était pas son fils, lui le môme handicapé qu'il surnomme le gogol, le triso, répétant sans cesse qu'il aurait mieux valu s'en débarrasser de ce gosse puant, le faire crever, ce à quoi il est presque parvenu à force de sévices en tous genres, d'humiliations sans nom et de haine infinie…
Mohand, le miraculé, Mohand encore debout, Mohand, l'ange aux ailes broyées… Comment se construit-on sur des sables mouvants sans se faire engloutir et sans finir par disparaître de la surface de cette pauvre terre où l'on n'a fait que souffrir ?
Et puis, il y a Hendricka que le père a traînée dans les cafés de la cité des quartiers nord de Marseille où ils vivent dans ces années 80/90 (la cité Antonin Artaud - il est né à Marseille-) et dont les piliers de bar ont largement reluqué les cuisses, la belle Hendricka qu'il a présentée à des castings débiles pour tirer du fric de sa beauté insensée, parce que la popularité, ça rapporte, c'est mieux que les diplômes, plus utile que l'école.
Enfin, il y a Karel, ce narrateur à la beauté foudroyante et à la sensibilité à fleur de peau, celui qui dit sa haine et son dégoût à chaque page, hurle son amour pour Mohand et Hendricka, tentera de mettre des mots sur le pire, l'insoutenable en avançant à tâtons vers un mirage de bonheur.
Ces trois-là, comme tant d'autres, ont morflé et pas qu'à moitié. D'aucuns diraient qu'ils ne s'en relèveront jamais. Et ils auraient sans doute raison. Une enfance brisée, c'est pour la vie… « L'espérance de vie de l'amour, c'est huit ans. Pour la haine, comptez plutôt vingt. La seule chose qui dure toujours, c'est l'enfance, quand elle s'est mal passée. »
Oui, bien sûr, vous me direz, et la résilience ?...
Allez, on peut se garder deux trois illusions sous le coude, ça ne mange pas de pain…
Échappe-t-on de là d'où l'on vient ? Se remet-on du pire, de l'insoutenable, de l'horreur ? Reproduit-on forcément ce que l'on a subi ? Devient-on génétiquement violent ?
Rebecca Lighieri a les mots pour décrire la violence et l'on vit de l'intérieur ce que ressent Karel, sa haine pure vis-à-vis de ce père destructeur, la confusion de ses sentiments, le chaos de ses émotions, toutes les difficultés qu'il a à se construire, à devenir un homme et à se projeter dans un avenir plus ou moins lointain avec sa copine Shayenne qui vit dans un camp de gitans sédentarisés où lui-même trouvera refuge.
Quel personnage que ce Karel, de ceux qu'on n'oublie pas : il est tellement attachant, tellement perdu dans cette famille foutraque qui ne lui a jamais donné aucun repère, aucune joie, aucun amour...
On ne pleure pas quand on lit Rebecca Lighieri. Et pourtant, on pourrait... Non, pas de pathos, pas de mélo. On plonge dans le pire, sans détour, à sec. Les mots cinglent, heurtent, cognent. Ce sont des directs qu'on se prend en pleine figure, et l'on sort sonné. Sonné mais sans larmes, car, comme Karel, on sent que si l'on veut finir le roman, il faut tenir parce qu'on n'est pas encore au bout du pire et peut-être aussi parce que dans cet enfer, émerge, malgré tout, beaucoup d'humanité…
On sent qu'elle les aime ses personnages, Rebecca Lighieri , qu'elle vit avec, les sent, les touche, qu'ils sont là devant elle, incarnés (quelle sensualité dans l'écriture !)… Ils sont tellement vivants, tellement vrais dans leur terrible complexité. Il faut, je pense, avoir fréquenté et observé pas mal d'ados pour parler d'eux comme elle le fait, avec leurs mots, leurs codes, leur façon d'être au monde…
Et puis, il y a cette bande-son omniprésente qui nous entraîne, parce que ce roman, c'est aussi de la musique, de la soul, du funk, du rap, des chansons populaires qu'on fredonne tous les jours, des tubes sirupeux qui nous comblent d'aise secrètement… Je repense soudain à cette scène magistrale que je n'oublierai jamais où les trois jeunes dansent parce que, pour une fois, ils vivent un moment de bonheur. Magnifique play-liste qu'il faut absolument écouter parce qu'elle insuffle encore davantage de vie, de mouvement et ajoute encore de l'émotion à ce texte déjà si fort…
Allez, finissons sur un petit « Dance Little Sister » de Terence Trent D'Arby ou bien, si vous préférez « Right On » des Pasadenas et imaginons-les, ces gosses, être heureux un instant, un instant seulement…

Qu'est-ce que ça fait du bien et comme c'est beau à voir...


                                   


4 commentaires:

  1. Les garçons de l'été, de cette même autrice, m'avait déçue, et j'avoue que je crains de retrouver ce qui m'y avais gênée dans ce titre suite à un autre billet lu à son sujet, c'est-à-dire un certain manque de subtilité dans le traitement du sujet et des personnages. En revanche, j'ai beaucoup aimé Arcadie, qu'elle a écrit sous le nom de Bayamack-Tam, et il y a ton billet... du coup j'hésite !

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    1. Il ne faut pas hésiter! Et surtout, reviens vers moi pour me dire si oui ou non tu as aimé! Les personnages sont très attachants...

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  2. Merci pour cette critique et pour l'enthousiasme communicatif qu'elle contient. Un livre de plus à ajouter sur ma pile à lire. Grâce au commentaire précédent je viens de réaliser le lien avec l'auteure d'Arcadie.
    Belles lectures.
    Will

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    1. Merci Will pour ton commentaire! Si tu l'as lu depuis, n'hésite pas à venir en parler ici! A bientôt!

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