dimanche 27 septembre 2020

Chavirer de Lola Lafon

Éditions Actes Sud
★★★★★ (coup de coeur!)

Alors là, franchement, c'est une belle surprise ! J'avais lu avec plaisir « La petite communiste… » et « Mercy, Mary, Patty » sans pour autant crier au chef-d'oeuvre… Mais là, on grimpe d'un cran et d'un grand ! C'est bien simple, tout est parfait : la construction narrative, le rythme du récit, l'écriture… Les thèmes abordés riches, multiples et passionnants touchent tout un éventail de domaines aussi bien psychologique que sociologique, politique, artistique, philosophique… Sans compter que l'on trouve dans ce roman le portrait admirablement bien rendu d'une époque... Franchement, chapeau bas Madame Lafon !

J'en viens au sujet.

1984 : nous sommes à Fontenay dans la région parisienne, « Cléo, 13 ans, quatre mois et onze jours » s'ennuie vaguement dans sa petite vie monotone et un brin tristounette entre le collège, les copines et les soirées télé avec ses parents. Seuls les cours de modern-jazz qu'elle prend à la MJC du quartier la sortent un peu de ce train-train déprimant. Elle s'adonne sans limites à cette passion et la moindre remarque encourageante du prof illumine sa journée.

Un jour, à la sortie du cours, elle est abordée par une femme très chic qui la félicite pour ses prouesses techniques et lui propose d'obtenir une bourse au nom de la Fondation Galatée afin de lui permettre de s'améliorer encore davantage dans son art auprès de grands professionnels de la danse ; elle pourrait devenir ainsi, peut-être, un jour, une pro… Le rêve ! Enfin, une petite éclaircie dans cette vie bien terne ! Et puis, cette femme, d'une grande douceur et d'une extrême gentillesse, lui offre des cadeaux, lui fait visiter les hauts lieux de la capitale… Bref, Cléo est séduite (et le mot est faible!), ses parents, de modestes employés, le sont tout autant et la gamine est prête à suivre Cathy les yeux fermés et à peu près n'importe où, notamment dans de vastes appartements bourgeois des beaux quartiers où des hommes attendent…

Et la petite n'imagine pas une seule seconde que c'est un piège sexuel machiavélique qui se referme sur elle...

Lola Lafon restitue parfaitement les années quatre-vingt, la classe moyenne, l'ennui des banlieues, la façon dont, pour s'extraire de tout cela, certaines gamines (et leurs parents) se laissent très facilement abuser : parce qu'il faut réussir dans la vie, gagner de l'argent, passer à la télé, s'inonder de paillettes et de gloire… Et les mômes servent de proies, se font bouffer par les prédateurs sexuels à l'affût, puis elles servent elles-mêmes de rabatteuses, passant de victimes à coupables (sans même l'excuse d'avoir agi par nécessité : « elle n'a aucune excuse sociologique »), ce qui leur enlève définitivement l'envie de porter plainte et les contraint au silence et à la honte pour longtemps, peut-être jusqu'à la fin de leur vie… Avec, en prime, l'impossibilité de s'accorder le moindre pardon…

C'est terrible.

Et pendant ce temps, les violeurs restent impunis.

Lola Lafon opère des choix narratifs très judicieux : elle met en place, par exemple, des chapitres très courts rythmant parfaitement le texte et matérialisant l'étau terrible qui se resserre, à chaque fois un peu plus, inéluctablement et tragiquement, sur la jeune fille. Par ailleurs, ces courts chapitres rendent admirablement le rythme effréné des représentations de danse, des changements de costume (le corps comparé à une voiture de course...) et de la danse elle-même… (« Chavirer » est aussi un vrai roman sur la danse et sur les corps meurtris des danseuses).

J'ai vraiment beaucoup aimé ce kaléidoscope de très courts chapitres qui permettent de découvrir Cléo à travers le regard d'autres personnages (inoubliables eux aussi !) auprès desquels elle va puiser des forces et tenter de se construire : portrait par petites touches, comme on construit un puzzle, d'une jeune fille puis d'une femme (ce roman aurait d'ailleurs pu s'appeler « Une vie » à la manière de Maupassant…) Les angles d'approche sont ainsi multipliés comme si une quantité infinie de caméras tournaient sans cesse autour de Cléo afin d'en percer les mystères, les malaises, toute la complexité qui est la sienne.

Un peu plus loin, autre choix narratif intelligent, l'autrice a choisi de laisser en blanc l'indicible en maintenant le lecteur à une distance pudique, en suggérant, à travers, une simple synecdoque (celle des doigts par exemple) les attouchements et le viol…

Et puis, il y a aussi l'écriture qui se veut précise, dynamique, nerveuse : les phrases sont courtes, nominales, orales parfois. Elles portent en elles le rythme de la vie, la vivacité des émotions, elles fusent, jaillissent, claquent… Le texte fourmille de détails et les descriptions sont pur plaisir de lecture : que ce soient les costumes des danseuses, l'appartement silencieux d'un ami juif, un concert de rock... tout est là, sous nos yeux et on y est ! On sent les parfums entêtants et la sueur des corps, on caresse le velours des tissus et des peaux talquées, on souffre devant les muscles meurtris des danseuses…

« Chavirer » est un roman incarné, puissant et terrible.

À lire absolument !


 

dimanche 20 septembre 2020

L'île de Jacob de Dorothée Janin

Éditions Fayard
★★★★☆ (j'ai bien aimé)

 

Laisser passer quelques semaines entre la lecture d'un roman et la rédaction d'une chronique comporte de sacrés risques (surtout chez moi car s'ajoutent à cela l'âge et la mémoire qui flanche...) Mais c'est aussi un très bon test pour savoir si ledit roman résiste au temps...

Ainsi, j'ai lu L'île de Jacob de Dorothée Janin, titre qui a reçu le prix Maison Rouge 2020 (distinction littéraire made in Pays Basque). C'est vraiment un roman tout en atmosphère et dont l'écriture précise, détaillée (je n'aime pas le mot « ciselé ») avait retenu mon attention. L'action a lieu sur une île qui existe vraiment : Christmas Island, territoire australien, au large de Java (un micro-point sur une carte!). Le lieu est réputé pour ses innombrables crabes rouges qui envahissent littéralement l'île (y compris les habitations – beurk!) au moment de la mousson, métaphore du cancer qui ronge notre société confrontée à une crise écologique sans précédent.

Adolescent, le narrateur a vécu sur cette île avec son père, un scientifique appelé sur place pour tenter de décimer une invasion de fourmis voraces qui s'attaquent aux fameux crabes (tout ça, à cause du réchauffement climatique, évidemment!). Faut les laisser faire, me direz-vous… Eh bien non, parce que les crabes rouges attirent les touristes qui veulent les photographier, voilà pour l'argument économique… auquel on préférera peut-être l'argument écologique: n'oublions pas que cette île a vécu des centaines de millénaires coupée du reste du monde et que, sans intervention humaine, les crabes continueraient à se faire rougir au soleil et que sans exploitation de mines de phosphate la biodiversité se porterait comme un charme.

Par ailleurs, se trouve aussi sur l'île un centre de détention qui recueille les demandeurs d'asile, centre dont personne n'aime parler, comme si l'on y avait recours à certaines pratiques peu avouables.

Bref, pendant que l'entomologiste s'occupe des petites bestioles (tout en étant bien persuadé de son inefficacité) (il dit d'ailleurs à son fils « - Je suis venu assister au désastre. Ce n'est pas tous les jours que l'on voit la destruction d'un écosystème. Tu es un privilégié, tu vas voir l'extinction d'un monde. Des millions d'années d'autarcie, et tout ça qui se désagrège en quelques années. Juste parce que l'homme y a foutu les pieds. »), bref, pendant que le père assiste impuissant à la fin d'un monde, le fils (le narrateur) fait des rencontres : des filles (sales bêtes que les hormones, tiens!) et un homme très beau, très mystérieux et profondément dépressif (le Jacob du titre) qui va initier le narrateur à la plongée. Les relations entre les deux personnages resteront assez troubles, mélange de fascination, de jalousie et d'amour aussi peut-être…

Je me rends compte que résumer un tel texte n'a absolument aucun sens (mais je ne supprime pas… je ne me suis pas cassé la tête pour rien, hein !) parce qu'au fond, tout tient par l'écriture : en effet, l'autrice a su créer une atmosphère de fin du monde, étrange, envoûtante, réellement étouffante, comme si la mort rôdait constamment… Franchement, c'est réussi !

Oui, incontestablement, l'écriture de ce texte est intéressante (c'est juste essentiel, me direz-vous et vous aurez raison!). En revanche, ce qui m'a gênée, c'est, dans le fond, l'abondance des sujets abordés (même si l'on voit bien ce qui les fédère) : le travail du père (que l'on abandonne vite d'ailleurs et c'est bien dommage je trouve… j'aurais aimé le suivre un peu dans ses recherches, ses soirées de picole… oui, j'avoue (ah, ah!) le père m'intéresse plus que le fils… ), les rencontres du fils, son éveil des sens etc etc (ses copines et notamment ce Jacob qui arrive selon moi un peu tard dans le livre) et bien sûr, les grandes questions qui sous-tendent le texte à savoir : écologie et crises migratoires. Bref, je trouve que tout ça, finalement, ça fait, peut-être un peu beaucoup…

Mais bon, pourquoi pas dans le fond...

Allez, j'ai aimé ce texte et je suis d'accord avec les membres du prix Maison rouge : ce roman mérite d'être distingué ! ( d'ailleurs, s'ils veulent m'inviter à Biarritz l'an prochain, qu'ils n'hésitent pas - d'autant que (bon d'accord, ça n'a rien à voir avec la littérature mais…) le gâteau basque et moi, pour le coup, c'est une VRAIE histoire d'amour...)




dimanche 13 septembre 2020

Fille de Camille Laurens


★★★★★ (COUP DE COEUR ! ♥♥♥)


Bon, allez, je le crie haut et fort, avec toute la mauvaise foi dont je suis capable : « Fille » est le meilleur roman de cette rentrée littéraire. Point barre.
D'autres questions ?
Non ?
Parfait.
Alors juste deux mots parce qu'il faut rédiger un article, mais franchement, je vous ai déjà dit l'essentiel (et puis, c'est dimanche, il fait chaud et j'ai fortement envie de faire une grosse sieste au soleil!) Ok, ok, deux mots, puisque vous insistez...
Il y a TOUT dans ce roman : beaucoup beaucoup d'intelligence et de sensibilité, des analyses d'une grande finesse, un vrai travail sur la langue et l'organisation du récit, une réflexion sociologique et linguistique etc etc etc (je peux aller faire ma sieste ? Non ? Toujours pas?)
Ah ? Le sujet ?  C'est une histoire qui s'ouvre sur un « tu » (à la façon de Nathalie Sarraute dans « Enfance » - si t'as pas lu ça, faudra pas oublier de le faire un jour et, pendant que t'y es, tu pourras lire aussi ma chronique sur ton blog préféré…), donc un « tu » qui est en fait un « je » d'autrefois… On vit tellement mille vies dans une seule que des « je », il y en a plein. Donc ce « tu » s'adresse à l'enfant (la fille) naissante pour lui dire qu'elle arrive dans un monde où le masculin l'emporte sur le féminin, où un père à qui on demande s'il a des enfants peut répondre que non, il a des filles mais qu'une fille, c'est bien aussi, un monde où plus tard, tu deviendras « la femme de » et où il te faudra du temps encore pour devenir écrivaine, professeure ou cheffe, du temps pour balancer le rose par-dessus bord, dire non à ceux qui t'emmerdent, parler de ta sexualité et de ton clitoris, enfiler tes tennis et parcourir le monde rien qu'avec toi-même…
C'est un peu ça, « Fille », ce que le langage révèle de notre rapport au monde, à la société, de ce que nous sommes ou que l'on a fait de nous … Ce langage tout-puissant qui, l'air de rien, non seulement nomme mais donne vie, crée le réel, structure ta pensée, ta vision du monde et t'enferme dans ses cases...
Mais « Fille », c'est pas seulement ça. C'est aussi une réflexion sur la transmission ou comment, alors que je SAIS ce que je ne dois pas dire, que je SAIS ce que je ne dois pas faire pour que les filles puissent enfin accéder au rang d'individus libres au même titre que les hommes, eh bien, moi, l'être diplômé, nourri aux lettres et à la sociologie, JE FAIS TOUJOURS LES MÊMES CONNERIES … JE ME VOIS FAIRE ET JE LE FAIS QUAND MÊME… Tu penses à qui, toi qui écris, hein ? (dis-leur que t'as honte, dis-leur, hein!)
Et puis, « Fille », c'est aussi l'histoire d'un garçon qui n'a pas vécu et de sa sœur qui s'est construite dans cette absence (diraient les psys) ou qui s'est construite tout court (toute seule, comme une grande) dans un monde qui a changé et dans lequel on a compris ENFIN qu'une fille, « c'est merveilleux »…
Oui, il y a tout ça dans « Fille » et c'est vraiment un GRAND bouquin !

vendredi 11 septembre 2020

Saturne de Sarah Chiche


Éditions du Seuil
★★★★☆ (j'ai bien aimé)


Quand on l'entend parler, c'est sa petite voix qui surprend, mélange de timidité et d'assurance, de douceur et de fermeté, la voix d'une femme qui tire de son expérience une certaine forme de sagesse empreinte d'une intranquillité latente, viscérale.
Et l'on a envie de la prendre dans ses bras, la petite Sarah aux allures d'Antigone, pour la consoler d'une souffrance encore vive, de cicatrices à peine refermées que l'on a vues subrepticement passer dans l'ombre de son regard, dans le mouvement de sa main.
Son dernier roman au titre magnifique, « Les Enténébrés », nous laissait soupçonner des relations familiales difficiles… Tout restait assez allusif, comme un peu lointain … et surtout tourné vers la branche maternelle. Avec « Saturne », roman nettement autobiographique, on explore plutôt le côté paternel et l'on découvre le destin de cette riche famille de médecins juifs installée en Algérie, pays qu'ils ont dû fuir à contrecoeur dans les années 50 pour s'installer en France où, petit à petit, le clan fit de nouveau fortune en ouvrant différentes cliniques privées.
D'un côté, il y a le grand-père de la narratrice : un grand médecin estimé de tous, un homme sensible et d'une grande générosité. Louise, sa femme, la grand-mère, a quant à elle beaucoup d'ambition pour sa famille, déteste ceux qu'elle juge médiocres, moyens, pas à la hauteur. Elle aime sans compter, à condition de ne pas être déçue ou trompée. Elle a deux fils : Armand, qui deviendra médecin à son tour et Harry, le père de Sarah qui, lui, ne sera jamais médecin, au grand désespoir de ses parents. Lui est plutôt poète, joueur, rêveur, pêcheur d'étoiles et il tombera follement amoureux d'une femme, Eve, la plus belle, la plus attirante, la plus folle aussi. (Pourquoi me fait-elle penser à la « Nadja » de Breton?) Eve la mythomane, Eve à la double vie ne plaira pas à sa belle-famille mais Harry n'aura cure de l'avis des autres. Il est fou d'Eve. Il l'aime passionnément et brûlera ses ailes à force de s'approcher de sa lumière. Il mourra d'une leucémie à 34 ans, jeune, trop jeune. Sa fille Sarah a quinze mois.
La petite grandit et se sent de plus en plus broyée au milieu des siens, de leurs émotions, de leurs passions, de leurs colères. De toute la fureur et la folie dont ils sont capables. De toute la haine et l'amour qui sont en eux. Incapable de se relever de la mort de ce père qu'elle n'a pas connu, incapable d'avancer aux côtés d'une mère qui tourbillonne, virevolte au gré de ses humeurs et de sa douce folie… Une mère qui finira par refaire sa vie, ailleurs.
La solitude que vit Sarah est insondable, démesurée et sans nuances. Elle se sent broyée, dévorée par les siens, tel le fils de Saturne dans le tableau de Goya. D'aucuns se seraient peut-être parfaitement sortis d'une telle situation. Pas elle. Pas Sarah. Elle est écrasée, broyée, détruite et ne parvient plus à se relever. C'est la chute…
On entre ici dans l'intimité d'une famille, et ce qui est passionnant, c'est de voir se dessiner, page après page, les relations entre les uns et les autres, de découvrir notamment cette figure centrale du roman, le père, étoile filante que la narratrice a dû, métaphoriquement parlant, exhumer (sous la forme d'un petit film où on le voit embrasser tendrement sa fille) pour réaliser à quel point il l'aimait et trouver enfin un semblant de repos. Oui, ce qui m'a passionnée, c'est de m'approcher de chacun des membres de cette famille, de tenter de comprendre ce qui les anime, les rapproche, les oppose, de savoir la part de vérité, de mensonge et de légende qui court sur eux. Ils m'ont fait penser à certaines familles maudites des tragédies grecques… On sent qu'une menace pèse sur le groupe, qu'un orage est toujours prêt à éclater… La tension est là, dans chaque mot, chaque phrase de ce texte, comme tenue, maintenue, à la force du poignet, parce que la narratrice doit aller jusqu'au bout et dire, dire encore pour apaiser sa douleur, faire la paix avec le passé et vivre, enfin...
Un très beau texte, profondément mélancolique, sensible et fort d'une femme qui refuse de faire son deuil parce qu'elle veut vivre avec ses morts et les aimer encore, aussi longtemps qu'elle vivra.
Un roman qui dit aussi comment la littérature et notamment l'écriture « le seul lieu où je puisse habiter... » peuvent tenir en vie celui qui flanche et l'amener à devenir écrivain et à renaître de ses cendres.
« Et sur la route où je pars, seule, mais avec mon père, seule, mais avec ceux que j'aime, seule, mais avec les mélancoliques, les amoureux, les endeuillés et les intranquilles, seule, mais cachée dans la foule des vivants et des morts, tout est perdu, tout va survivre, tout est perdu, tout est sauvé. Tout est perdu. Tout est splendide. »
Oui, tout est là, dans la beauté de ce feu d'artifice final, lumières intenses dans la nuit noire...

dimanche 6 septembre 2020

Broadway de Fabrice Caro


Éditions Gallimard Sygne
★★★★★ (j'adore! ♥♥♥)


Il y a parfois (ça doit arriver deux trois fois dans une vie) des livres qui collent exactement à ce que vous êtes au moment même où vous les lisez : une sorte d'incroyable alignement des planètes, l'impression que les mots sont les vôtres et que vos émotions n'auraient pas pu être mieux exprimées. C'est simple, avec Fabrice Caro, j'ai le sentiment d'avoir trouvé mon âme sœur, mon alter ego existentiel (ça se dit ça?), mon double du moment, mon petit frère sur terre (eh oui, rien que ça!). Peut-être faut-il pour cela en être à peu près au même stade de l'existence, celui où l'on se réveille un matin comme un peu secoué de s'être mis entre parenthèses aussi longtemps, d'avoir accepté bien gentiment de dire oui à tout ou à pas mal de choses et avec, parfois, la terrible envie de prendre ses cliques et ses claques et de se métamorphoser soudain en « évaporé » (vous savez, au Japon, ceux qui disparaissent et qu'on ne revoit jamais …)
Bref, comme vous l'aurez deviné, j'ai vraiment beaucoup aimé ce texte. Pour ceux qui connaissent l'oeuvre de Fabrice Caro, on retrouve ici ses thèmes de prédilection : la dimension absurde de l'existence, la vie assimilée à une espèce de vaste comédie (Broadway) où chacun joue un rôle convenu, hypocrite et vain, des conventions sociales étouffantes, des vies de couples qui tournent en eau de boudin et enfin, cerise sur le gâteau, la vieillesse qui approche avec son lot d'horreurs (je vous épargne la liste...) et le panneau « THE END » encore un peu flou mais qu'on commence déjà à percevoir dans un lointain pas si lointain...
Pas de quoi rigoler ! Ah, vous ne riez pas en lisant Fabrice Caro ? Pas d'inquiétude, c'est normal ! On a plutôt envie de pleurer toutes les larmes de son corps. Et pourtant, moi, je ris beaucoup parce que cet auteur sait plus que n'importe qui placer ses personnages dans des situations désopilantes et complètement inattendues, parce qu'il est un as du comique de répétition, qu'il a un regard décapant, caustique et très juste sur le monde et les travers de nos sociétés, qu'il a un sens de l'observation à toute épreuve … Oui, Fabrice Caro est toujours percutant, pertinent, lucide et sans illusions. Si l'on rit, on rit pour éviter de pleurer sur notre sort, parce qu'il faut bien avancer et chaque jour, mettre un pied devant l'autre sans trop se poser de questions et tenter d'éviter de se prendre la crise existentielle en pleine tête...
Dans notre roman, le narrateur, Axel, marié et père de famille, se trouve soudain très mal à l'aise parce qu'il vient de recevoir une convocation de l'Assurance maladie l'invitant à se rendre à un examen colorectal, courrier envoyé à toute personne ayant atteint l'âge de 50 ans alors que lui n'en a que... 46.
Alors, c'est le drame...
Cet « incident » servira de fil rouge au roman à travers un personnage qui, dans le fond, ne comprend plus rien, ni à ses mômes ni à sa femme ni à la société tout entière et qui irait bien faire un tour loin du foyer conjugal, ne serait-ce que pour quelques jours, histoire de souffler un peu … (allez, ne faites pas semblant, vous savez très bien ce que je veux dire...)
Alors d'abord, il y a cette histoire d'examen colorectal à régler, puis une convocation au collège cette fois-ci parce que Tristan, le fils chéri, s'est fait choper avec une œuvre de son cru, en l'occurrence un dessin pornographique mettant en scène deux de ses profs dans une position dénuée de toute ambiguïté, à cela viennent se greffer des amis qui proposent des vacances à Biarritz pour faire du paddle ("sympa comme tout", hein, le paddle ? Ah, ah !), des voisins intrusifs qui inventent d'incontournables barbecues de bienvenue, un collègue de bureau « heureux d'être au monde » (c'est tellement pénible les gens heureux!), une fille en rupture amoureuse qui veut que l'on mette un cierge à l'église pour que ledit amoureux revienne le plus vite possible, une prof d'anglais plutôt jolie (celle de Tristan - oui, celle qui figure sur le dessin et qu'il a fallu rencontrer pour s'excuser au nom de son fils...) qu'on finit par avoir un peu de mal à oublier…
Et soudain, au beau milieu de tout ce bazar et sous la forme d'une batterie en morceaux rangée dans un coin du garage, surgit un passé qu'on croyait avoir totalement oublié et l'envie de reprendre en main les baguettes et de taper fort, très fort même. On n'y croit pas vraiment mais on s'accroche à cette petite folie qui nous rend heureux deux trois minutes… et puis, « tout se referme, les projets, les infinis possibles, les vagues aspirantes et des paddles font leur apparition çà et là à la surface de l'océan comme des corps noyés. »
Alors, dans un tout dernier soubresaut, on s'imagine foutre le camp, ciao la tribu, je pars, je roule, je ne m'arrête pas, vous pouvez toujours m'appeler pour me demander d'acheter des pizzas pour l'apéro, je suis déjà loin, j'ai franchi les frontières, le soleil tape de plus en plus et j'entrevois la mer, là-bas, si proche, si proche, je plonge...
Bon, au fait, vous les voulez à quoi vos pizzas ?
Un texte mélancolique et tendre, désenchanté et profondément humain, tragique et drôle à la fois...
Vraiment, c'est beau à pleurer…
Un de mes coups de coeur de la rentrée littéraire...