Alors là, franchement, c'est une belle surprise ! J'avais lu avec plaisir « La petite communiste… » et « Mercy, Mary, Patty » sans pour autant crier au chef-d'oeuvre… Mais là, on grimpe d'un cran et d'un grand ! C'est bien simple, tout est parfait : la construction narrative, le rythme du récit, l'écriture… Les thèmes abordés riches, multiples et passionnants touchent tout un éventail de domaines aussi bien psychologique que sociologique, politique, artistique, philosophique… Sans compter que l'on trouve dans ce roman le portrait admirablement bien rendu d'une époque... Franchement, chapeau bas Madame Lafon !
J'en viens au sujet.
1984 : nous sommes à Fontenay dans la région parisienne, « Cléo, 13 ans, quatre mois et onze jours » s'ennuie vaguement dans sa petite vie monotone et un brin tristounette entre le collège, les copines et les soirées télé avec ses parents. Seuls les cours de modern-jazz qu'elle prend à la MJC du quartier la sortent un peu de ce train-train déprimant. Elle s'adonne sans limites à cette passion et la moindre remarque encourageante du prof illumine sa journée.
Un jour, à la sortie du cours, elle est abordée par une femme très chic qui la félicite pour ses prouesses techniques et lui propose d'obtenir une bourse au nom de la Fondation Galatée afin de lui permettre de s'améliorer encore davantage dans son art auprès de grands professionnels de la danse ; elle pourrait devenir ainsi, peut-être, un jour, une pro… Le rêve ! Enfin, une petite éclaircie dans cette vie bien terne ! Et puis, cette femme, d'une grande douceur et d'une extrême gentillesse, lui offre des cadeaux, lui fait visiter les hauts lieux de la capitale… Bref, Cléo est séduite (et le mot est faible!), ses parents, de modestes employés, le sont tout autant et la gamine est prête à suivre Cathy les yeux fermés et à peu près n'importe où, notamment dans de vastes appartements bourgeois des beaux quartiers où des hommes attendent…
Et la petite n'imagine pas une seule seconde que c'est un piège sexuel machiavélique qui se referme sur elle...
Lola Lafon restitue parfaitement les années quatre-vingt, la classe moyenne, l'ennui des banlieues, la façon dont, pour s'extraire de tout cela, certaines gamines (et leurs parents) se laissent très facilement abuser : parce qu'il faut réussir dans la vie, gagner de l'argent, passer à la télé, s'inonder de paillettes et de gloire… Et les mômes servent de proies, se font bouffer par les prédateurs sexuels à l'affût, puis elles servent elles-mêmes de rabatteuses, passant de victimes à coupables (sans même l'excuse d'avoir agi par nécessité : « elle n'a aucune excuse sociologique »), ce qui leur enlève définitivement l'envie de porter plainte et les contraint au silence et à la honte pour longtemps, peut-être jusqu'à la fin de leur vie… Avec, en prime, l'impossibilité de s'accorder le moindre pardon…
C'est terrible.
Et pendant ce temps, les violeurs restent impunis.
Lola Lafon opère des choix narratifs très judicieux : elle met en place, par exemple, des chapitres très courts rythmant parfaitement le texte et matérialisant l'étau terrible qui se resserre, à chaque fois un peu plus, inéluctablement et tragiquement, sur la jeune fille. Par ailleurs, ces courts chapitres rendent admirablement le rythme effréné des représentations de danse, des changements de costume (le corps comparé à une voiture de course...) et de la danse elle-même… (« Chavirer » est aussi un vrai roman sur la danse et sur les corps meurtris des danseuses).
J'ai vraiment beaucoup aimé ce kaléidoscope de très courts chapitres qui permettent de découvrir Cléo à travers le regard d'autres personnages (inoubliables eux aussi !) auprès desquels elle va puiser des forces et tenter de se construire : portrait par petites touches, comme on construit un puzzle, d'une jeune fille puis d'une femme (ce roman aurait d'ailleurs pu s'appeler « Une vie » à la manière de Maupassant…) Les angles d'approche sont ainsi multipliés comme si une quantité infinie de caméras tournaient sans cesse autour de Cléo afin d'en percer les mystères, les malaises, toute la complexité qui est la sienne.
Un peu plus loin, autre choix narratif intelligent, l'autrice a choisi de laisser en blanc l'indicible en maintenant le lecteur à une distance pudique, en suggérant, à travers, une simple synecdoque (celle des doigts par exemple) les attouchements et le viol…
Et puis, il y a aussi l'écriture qui se veut précise, dynamique, nerveuse : les phrases sont courtes, nominales, orales parfois. Elles portent en elles le rythme de la vie, la vivacité des émotions, elles fusent, jaillissent, claquent… Le texte fourmille de détails et les descriptions sont pur plaisir de lecture : que ce soient les costumes des danseuses, l'appartement silencieux d'un ami juif, un concert de rock... tout est là, sous nos yeux et on y est ! On sent les parfums entêtants et la sueur des corps, on caresse le velours des tissus et des peaux talquées, on souffre devant les muscles meurtris des danseuses…
« Chavirer » est un roman incarné, puissant et terrible.
À lire absolument !