Les éditions du chemin de fer
L’inconditionnelle que je suis
des textes de Marie-Hélène Lafon (Les
derniers indiens, L’annonce,
Les pays, Joseph) a été ravie par ce petit livre très soigné illustré
grâce aux reproductions des peintures délicates de Nihâl Marth.
J’ai retrouvé l’écriture
travaillée, ouvragée de Marie-Hélène Lafon, une écriture ciselée qui tente
d’aller au cœur des gens, de pénétrer leurs silences et leurs non-dits.
La narratrice, Jeanne, retraitée,
observe une hôtesse à la caisse 4 du Franprix, 93 rue du Rendez-Vous, douzième
arrondissement. Elle scrute cette femme, Gordana, que les gens ne voient pas,
pressés qu’ils sont de récupérer leur monnaie et de ranger leurs courses.
Elle dit ce qu’elle voit :
la couleur des cheveux, la forme du cou et des seins. « Et que dire des
seins. La blouse fermée n’y suffirait pas. Ils abondent. Ils échappent à
l’entendement ; ni chastes, ni turgescents ; on ne saurait ni les
qualifier, ni les contenir, ni les résumer. Les seins de Gordana ne pardonnent
pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas,
ne nous épargnent rien, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des
spectateurs, sèment la zizanie, n’ont aucun respect ni aucune éducation. Ils ne
souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance… »
Véritable morceau d’anthologie que cette évocation des seins de Gordana !
Ce corps qui souffre dans une
position inconfortable des heures durant est celui d’une fille de l’Est,
certainement. La narratrice tente d’aller au-delà pour voir et comprendre ce
qui se passe derrière l’épaisse carapace des corps.
Et puis, quand elle ne sait pas,
elle imagine, brode, fabule et se fait romancière : « J’ai l’œil, je
n’oublie à peu près rien ; ce que j’ai oublié, je l’invente. »
Lorsqu’un homme se présente à la
caisse, la narratrice lui donne un nom, une fonction, le met en scène. Grâce au
conditionnel qui autorise tout, elle se laisse aller : « L’homme
habiterait seul, après un divorce, il aurait quarante-deux ans et pas d’enfants. »
Elle précise : « J’invente presque tout de cet homme, je sais
son roman par cœur, je le déroule. »
Elle avoue que chaque jour, elle
« brode », « mine de rien, entre Bel-Air et Pasteur ; ligne
six, aller et retour cinq fois par semaine, comme d’autres eussent crayonné,
penchés sur un carnet à spirales. » Et plus elle parle des autres, plus
elle se découvre elle-même.
Un texte magnifique sur une femme
anonyme, mutique, mystérieuse, de celles que l’on croise chaque jour sans lever
la tête, un texte sur les possibilités d’un récit, sur le travail d’un
romancier…
Marie-Hélène Lafon nous apprend à
voir le monde en le nommant : ses mots, sa phrase ont quelque chose d’organique.
D’ailleurs, elle a un rapport « physique » aux mots. L’écriture est
un « corps à corps ». Sa langue est sensuelle, charnelle. Celle qui
se dit « une travailleuse du verbe » traduit le monde en mots. Elle
les utilise comme des bêches, des pioches, des pelles et elle défriche, creuse,
retourne, déterre, passe au tamis. Elle se sert des mots pour explorer le monde
mais aussi pour le « contenir ». (C’est certainement son livre Chantiers, éditions des Busclats,
2015, qui m’a le plus éclairée sur son écriture). Sa phrase est physique,
rythmée, cadencée. Le mot se goûte, il est juste, précis. Un autre ne conviendrait
pas. Parfois, elle a recours à l’étymologie, la racine, qui dit plus de choses,
ou bien elle décortique l’expression toute faite, en tire tout son jus, la met
en perspective.
Comme je l’ai dit au début,
j’aime le travail de Marie-Hélène Lafon et… je prends tout !
Mazette, tu en parles bien !
RépondreSupprimerDans ma PAL, j'ai "MO" de cette auteure. Tu connais ?
Je connais le titre mais je ne l'ai pas lu... Ma collec est incomplète !
RépondreSupprimerTrès beau billet, j'aime beaucoup Marie-Hélène Lafon aussi.
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